• Aucun résultat trouvé

En 1176, une charte révèle d’une façon frappante cette cascade de seigneuries,

Fiefs, domaine royal et seigneuries : l’espace politique des États latins d’Orient

carte 25. En 1176, une charte révèle d’une façon frappante cette cascade de seigneuries,

cette fois sur quatre niveaux : un casal est en effet « tenu en fief par Jean Arrabit, qui le tient en fief de Balian, qui le tient en fief de son frère Baudouin [seigneur de Ramlah] qui le tient en fief du roi Baudouin [IV]422 ».

La multiplication des arrière-fiefs n’empêche pas le roi de garder des biens très importants : Jérusalem, Naplouse, Acre, Tyr ne sortent jamais du domaine royal. L’Outre-Jourdain n’est probablement pas une seigneurie avant 1126, les arguments pour faire de Romain du Puy le premier seigneur de la principauté ayant été très savamment rejetés par Steven Tibble423. Non seulement la royauté garde des biens importants, mais elle sait également en récupérer : le comté de Jaffa est absorbé dans le domaine royal après la révolte d’Hugues, et ne sera ensuite confié qu’à des membres de la famille royale ; Sidon revient dans le domaine royal entre 1134 et 1140. Dans les années 1150, le seigneur de Bethsan meurt, et le roi conserve le fief quelque temps avant de nommer Adam comme seigneur ; celui-ci mourant sans héritier majeur, la couronne récupère la garde du fief, qu’elle vend à Hugues de Gibelet424. Le roi a également tendance à créer des arrière-fiefs tenus de lui plutôt

418 Voir plus bas, p. 183-207.

419 Steven TIBBLE, Monarchy and Lordships in the Latin Kingdom of Jerusalem, 1099-1291, op. cit., p. 24.

420 Paoli, n° 10, p. 10 (RRR 234).

421 RRH, n° 325, p. 84 (RRR 603).

422 Cartulaire général des Hospitaliers, I, n° 495, p. 341 (RRR 963) : « quod casale ego a domino rege Balduino

in feudo habebam, et Balianas, frater meus, a me illud tenebat, et Johannes Arrabitus a meo fratre Baliano in feudo habebat ».

423 Steven TIBBLE, Monarchy and Lordships in the Latin Kingdom of Jerusalem, 1099-1291, op. cit., p. 31-36.

134

que des seigneuries indépendantes : les seigneuries de Dera ou de Scandalion sont rattachées au domaine royal425 ; les terres autour de la ville d’Ascalon sont, à la prise de celle-ci, surtout distribuées à des vassaux royaux426, et la ville elle-même donnée au frère du roi. En 1166, enfin, Gautier de Beyrouth, ruiné, donne son fief à la couronne en échange du petit fief de Blanchegarde. Tous ces éléments pointent vers une intense circulation des fiefs. La carte féodale du royaume latin de Jérusalem, loin d’être rigide et tôt fixée, est ainsi en évolution permanente au gré des mariages, des décès, des défaites et des dettes. Voir carte

26, 27, 28, 29, 30.

Cette époque voit également l’apogée du comté de Tripoli, qui lui aussi s’organise en seigneuries, de tailles extrêmement différentes, du grand fief de Gibelet aux petits fiefs de Calmont et Nephin, seigneuries qui ne cessent d’évoluer au fil du siècle. Voir carte 31.

3° Trois évolutions majeures

Trois évolutions importantes ont lieu durant cette période et doivent être soulignées. Tout d’abord, cette complexification de la carte féodale va de pair avec l’apparition de grandes familles seigneuriales qui se transmettent héréditairement les fiefs et qui commencent à en accumuler plusieurs. Probablement datée du milieu du XIIe siècle427, « l’Assise de corps », mentionnée dans le Livre au Roi428, autorise un seigneur à posséder plus d’un fief, à condition de faire desservir les suivants par des chevaliers payés pour leur service. Comme l’a souligné Alan Murray notamment, la deuxième génération est marquée par une stabilisation des familles nobles429. Eustache Grenier, seigneur de Sidon et de Césarée, lègue ainsi à sa mort en 1123 ses deux fiefs à ses deux fils, Gérard et Gautier. Balian l’Ancien, connétable d’Hugues du Puiset, obtient la seigneurie de Mirabel et d’Ibelin pour avoir su rallier le roi au bon moment : c’est l’origine de la plus grande famille de l’Orient latin, les Ibelins, qui vont s’élever au plus haut de l’édifice politique430. Certaines familles ne perdent ni ne changent jamais de seigneurie : ainsi de la famille de Bethsan, qui se transmet le fief et le nom depuis Adam, dans les années 1150, jusqu’à Gremont, en 1353. D’autres familles savent patiemment s’élever : ainsi de la famille de Milly. Le fondateur, Guy de Milly, est visiblement un vassal royal dont les possessions doivent se distribuer autour de Naplouse ; son fils aîné Guy devient sénéchal de Jérusalem en 1164 ; le cadet, Philippe, devient seigneur de Naplouse, puis d’Outre-Jourdain et d’Hébron en 1161. Ces grandes familles de l’aristocratie franque commencent également à s’entremarier, ce qui est

425 Steven TIBBLE, Monarchy and Lordships in the Latin Kingdom of Jerusalem, 1099-1291, op. cit., p. 52.

426 Guillaume de Tyr, livre XVII, chap. 30, p. 813, écrit ainsi que « le Roi, sur le conseil de sa mère, distribua des propriétés et des terres, soit de la ville, soit des campagnes environnantes, à ceux qui avaient bien mérité, et en concéda aussi d’autres à prix d’argent » (« tam in urbe, quam in suburbanis, matris consilio, benemeritis, et

quibusdam etiam pretii interventu, possessionibus et agris [...] distributis »).

427 Maurice GRANDCLAUDE, « Liste d’assises remontant au premier royaume de Jérusalem (1099-1187) », in

Mélanges Paul Fournier, art. cit., ici p. 344.

428 Le Livre au Roi, chap. 38, p. 242-244.

429 Alan V. MURRAY, The Crusader kingdom of Jerusalem, op. cit.

135

très clair avec la famille de Milly : comme on l’a représenté sur l’arbre généalogique, les filles de Guy et Philippe de Milly épousent de grands nobles latins, à la fois dans le royaume de Jérusalem et dans le comté de Tripoli. (Voir arbre généalogique 2). On peut représenter cartographiquement ces mariages, ce qui laisse voir à la fois la cohérence de certaines alliances – Stéphanie, la fille de Guy, est ainsi mariée puis remariée à deux seigneurs voisins – et l’ampleur du succès de la famille, qui s’étale sur tout le royaume et même au-delà. (Voir carte 32).

Le succès de certaines familles ne doit pas cacher le fait que plusieurs disparaissent, au fil des troubles du temps : Gautier Ier de Beyrouth est ainsi exilé après la révolte d’Hugues du Puiset et c’est son frère, Guy l’Ancien, qui récupère la seigneurie431 ; la famille Grenier perd Sidon au même moment ; la famille du Puiset elle-même disparaît avec la mort d’Hugues, le comté de Jaffa passant dans le domaine royal. On retrouve cette fluidité des familles seigneuriales à toutes les échelles : Rohard, vicomte et châtelain de Jérusalem dans le second tiers du XIIe siècle, réussit à transmettre ce titre à ses deux enfants, Rohard et Balian, qui le conservent jusqu’aux années 1180. L’ascension de la famille est très remarquable : petit noble n’apparaissant qu’au coin d’une charte, Rohard est le premier à être à la fois châtelain de la Tour de David et vicomte de Jérusalem ; il profite de la guerre civile entre Mélisende et son fils Baudouin III pour devenir, très probablement, seigneur de Naplouse ; son fils Balian est chambellan de Jérusalem en 1185432, et son petit-fils Roger abbé du Temple du Seigneur433. Mais la famille disparaît totalement après 1185 : il est possible que Balian soit mort à Hattin. Comme l’a souligné Hans Mayer, les familles nobles sont elles aussi attachées à la « roue de Fortune434 ».

Ensuite, on remarque que les petits fiefs ont tendance à être absorbés dans les plus gros : la seigneurie d’Assebebe, à la frontière nord-est du royaume, est ainsi absorbée par celle de Banyas, qui à son tour tombe après un certain temps dans le fief de Toron, entre 1140 et 1157. On retrouve le même processus pour Ahmud, absorbée par la seigneurie de Beyrouth, ou le Schuf, par celle de Sidon. Cette évolution, à la fois cause et conséquence de « l’Assise de corps » évoquée plus haut, entre en contradiction avec la politique royale consistant à découper le plus possible les grands fiefs afin de les affaiblir et d’empêcher l’émergence d’entités territoriales trop puissantes. Les raisons en sont essentiellement financières et militaires : les petits fiefs ne peuvent pas résister face à la pression des émirs de Damas, a fortiori après l’annexion de Damas par Zengī435. Cette évolution est interrompue par la conquête de l’essentiel du royaume latin par Saladin dans les années 1187.

431 Hans E. MAYER, « The Wheel of Fortune: Seignorial Vicissitudes under King Fulk and Baldwin III of Jerusalem », Speculum, 1990, vol. 65, no 4, p. 860-877.

432 Strehlke, n° 18, p. 17 (RRR 1161).

433 Paoli, n° 68, p. 68 (RRR 1055).

434 Hans E. MAYER, « The Wheel of Fortune: Seignorial Vicissitudes under King Fulk and Baldwin III of Jerusalem », art. cit.

136

Enfin, il faut souligner l’arrivée sur la scène féodale des ordres religieux-militaires436. Ceux-ci, soutenus par la royauté et par la papauté, ont de gros moyens financiers437, qui leur permettent, on l’a vu, de racheter des fiefs alors que les familles nobles sont ruinées et endettées. Il faut noter cependant que cette montée en puissance n’est pas aussi linéaire qu’on le présente souvent : les ordres religieux-militaires font plusieurs fois marche arrière. En 1157, Onfroy II de Toron tente ainsi de vendre la moitié de son fief de Banyas aux Hospitaliers, mais ceux-ci se ravisent finalement après avoir subi une défaite militaire. En 1171, Gilbert d’Assailly, le maître de l’Hôpital, est sérieusement sermonné par ses frères : sa politique d’acquisition de biens a gravement endetté l’ordre, qui lui ordonne de réformer les finances et de ne plus accepter de châteaux situés « sur la frontière avec les Turcs438 ». Vingt ans plus tard, enfin, les Templiers achètent l’île de Chypre à Richard d’Angleterre, mais se ravisent et la vendent à Guy de Jérusalem lorsqu’ils se rendent compte qu’ils n’ont pas les moyens de la conserver439. Reste que, malgré ces va-et-vient, les ordres récupèrent peu à peu un grand nombre de places-fortes440. Les Hospitaliers reçoivent Behtgibelin, probablement très peu de temps après la création de la seigneurie, Raphanée et Mont Ferrand en 1142441, le château du Krak des Chevaliers entre 1142 et 1144442, la moitié de Banyas en 1157, Château Rouge en 1177, Arcas et Gibelacar en 1170443 ; ils font construire le château de Belvoir à partir de 1168. Les Templiers font construire la forteresse de Safita durant le XIIe siècle, et le château de Baghras autour de 1153 ; ils reçoivent Gaza en 1149, La Roche Guillaume à une date inconnue, Tortose entre 1152 et 1165444, Amman vers 1166, Safed en 1168, Castel Arnoul en 1179, ainsi que plusieurs petits châteaux, à mi-chemin entre la tour de garde, la ferme fortifiée et la forteresse, éparpillés entre Jaffa et

436 La bibliographie est immense. On se référera en particulier aux travaux de Jonathan RILEY-SMITH, The

Knights of St. John in Jerusalem and Cyprus, c. 1050-1310, New York, Macmillan, 1967 ; Anthony LUTTRELL,

The Hospitallers in Cyprus, Rhodes, Greece and the West 1291-1440: Collected Studies, Londres, Variorum

reprints, 1978 ; Alain DEMURGER, Chevaliers du Christ. Les ordres religieux-militaires au Moyen Âge (XIe-XVIe

siècle), Paris, Éditions du Seuil, 2002 ; Nicholas Edward MORTON, The Teutonic Knights in the Holy Land,

1190-1291, Woodbridge, Suffolk, UK; Rochester, NY, Boydell Press, 2009.

437 Marie-Anna CHEVALIER, « La Diversité de l’économie templière en Orient : aperçu des ressources et des activités économiques de l’Ordre », in Arnaud BAUDIN, Ghislain BRUNEL, Nicolas DOHRMANN (dir.),

L’Économie templière en Occident : patrimoines, commerce, finances, Langres, Éditions D. Guéniot, 2013,

p. 363-386.

438 Paoli, n° 186, p. 229 (RRR 875) : « ne in conferiis Turcorum castella et munitiones susciperet ni in superfluis

et supervaneis expensis domum gravaret...».

439 Voir Peter EDBURY, « The Templars in Cyprus », in Malcom BARBER (dir.), The Military Orders. Fighting

for the Faith and Caring for the Sick, Aldershot, Ashgate, 1994, p. 189-195. Sur Chypre, voir également Peter

EDBURY, The Kingdom of Cyprus and the Crusades, 1191-1374, Cambridge, Cambridge University Press, 1991.

440 Pour une perspective générale, voir la thèse de Paul L. SIDELKO, The Acquisition of the Landed Estates of the

Hospitallers in the Latin East, 1099-1291, Thèse de doctorat, sous la direction de Michael Gervers, University of

Toronto, 1998.

441 Cartulaire général des Hospitaliers, I, n° 144, p. 116 (RRR 414).

442 Sur cette cession et ses enjeux, voir Jean RICHARD, « Cum omni raisagio montanee... À propos de la cession du Crac aux Hospitaliers », art. cit.

443 Paoli, n° 51, p. 51 (RRR 860).

444 Voir Jonathan RILEY-SMITH, « The Templars and the Castle of Tortosa: an Unknown Document concerning the Acquisition of the Fortress », 1969, vol. 84, no 331, p. 278-288.

137

Jérusalem, pour protéger la route du pèlerinage445. Voir carte 33 et 34. De plus en plus riches, solidement installés en Occident, ils jouent également un rôle croissant dans la défense et le ravitaillement de la Terre sainte446, d’autant plus qu’ils savent s’entraider mutuellement447. De nombreuses sources relèvent cette nouvelle présence des ordres militaires : dans les années 1170, Théoderic écrit que les Hospitaliers et les Templiers « ont pris possession de presque tous les villages de Judée et ont bâti des châteaux partout448 ». Selon la Chronique d’Ernoul, le Temple et l’Hôpital possèdent tellement de villages autour de Jérusalem en 1166 que Thoros d’Arménie s’en étonne et conseille au roi de rectifier la situation449. Enfin, Michel le Syrien insiste sur l’implantation des ordres sur le littoral cilicien en particulier450 et en Arménie en général451. Les ordres possèdent aussi des biens importants dans les grandes villes du royaume, notamment à Acre, où Templiers et Hospitaliers font construire de puissantes fortifications. Cette politique d’acquisition permet aux ordres de jouer un rôle croissant dans les affaires politiques de l’Orient latin, bien reconnu par les diverses institutions : en 1231, le pape Grégoire IX écrit à Frédéric II pour l’enjoindre à faire la paix avec ces deux ordres, « sans lesquels il est impossible de gouverner la terre452 ».

d/ Les temps difficiles (1174-1192)

Le règne de Baudouin IV, le roi lépreux453, est marqué par la lutte contre Salāh ad-Dīn, dont la montée en puissance semble irrésistible malgré la victoire des Latins à Montgisart en 1177454. La perte du château du Gué de Jacob, en 1179455, suivie de près par

445 Denys PRINGLE, « Templar Castles between Jaffa and Jerusalem », in Helen J. NICHOLSON (dir.), The

Military Order, vol. 2, Welfare and Warfare, Aldershot, Ashgate, 1998, p. 89-109.

446 Kristjan TOOMASPOEG, « Le Ravitaillement de la Terre sainte. L’exemple des possessions des ordres militaires dans le royaume de Sicile au XIIIe siècle », in L’Expansion occidentale (XI-XVe siècle). Formes et conséquences. Actes du XXXIIIe congrès de la SHMESP, Paris, Publications de la Sorbonne, 2003, p. 143-158.

447 Pierre-Vincent Claverie, « Les Opérations combinées des ordres militaires dans le Levant médiéval »,

Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 2008, no 15, p. 203-215.

448 Théoderic, p. 32.

449 Chronique d’Ernoul, p. 27 : « Sire, dist Thoros au roy, quant je vinç parmi vostre tiere, et je demandoie des

castiaus cui il estoient, li uns me disoit "C’est del Temple", li autres "De l’Hospital". Si que jou ne trouvai ne castiel, ne cité, qui fust vostre, mais seulement III, mais tout à Religion. ».

450 Michel le Syrien, livre XVIII, chap. 4, p. 314 : « les Francs voulaient qu’on donnât les places fortes que les Arméniens avaient enlevées aux Grecs à ces Frères [les Templiers] ». Voir sur ce point Marie-Anna CHEVALIER, « L’Implantation des ordres religieux-militaires sur le littoral arméno-cilicien et ses répercussions économiques et militaires », in Annliese NEF (dir.), Les Territoires de la Méditerranée, XIe-XVIe siècle, op. cit., p. 75-99.

451 Marie-Anna CHEVALIER, « Les Forteresses des ordres militaires en Arménie : un atout indispensable dans l’accomplissement de leur mission », in Isabel Cristina FERREIRA FERNANDES (dir.), Castelos das Ordens

Militares. Atas do Encontro Internacional, Lisbonne, Direçao-Geral do Patrimonio Cultural, 2014, p. 205-225.

452 Cartulaire général des Hospitaliers II, n° 1975, p. 415 (pas dans RRR) : « sine quibus nequaquam posse

creditur gubernari ».

453 Pierre AUBE, Baudouin IV de Jérusalem. Le roi lépreux, Paris, Hachette, 1996.

454 Michael EHRLICH, « Saint Catherine’s Day Miracle - the Battle of Montgisard », Journal of Medieval Military

138

celle de Banyas, favorisent les raids musulmans au cœur du royaume, qui viennent fragiliser son économie. À la mort du roi, le royaume entre dans une période de crise politique intense, qui voit s’opposer le camp du régent, Raymond III de Tripoli456, et celui du nouveau roi de Jérusalem, Guy de Lusignan. Vers 1182, Renaud de Châtillon, seigneur d’Outre-Jourdain, tente une expédition maritime en Mer Rouge, probablement en vue d’attaquer Médine et La Mecque, qui marque la première et unique pénétration des Latins dans l’Océan indien, mais échoue rapidement457 (carte 35). Cinq ans plus tard, la défaite de Hattin458 entraîne la perte de l’essentiel des États latins, ainsi que la troisième croisade qui permet la reconquête d’une étroite bande littorale, mais aussi la conquête de l’île de Chypre, donnée à Guy de Lusignan par Richard d’Angleterre459. Voir carte 36, 37, 38 et 39. La représentation cartographique permet de saisir d’un coup d’œil l’étendue de la perte : Jérusalem elle-même est perdue, tout comme les forteresses de l’Outre-Jourdain, Tibériade, Beyrouth, Sidon. Ascalon n’est reprise par les croisés que pour être détruite quelque temps plus tard. Malgré les efforts déployés par les croisés français et anglais, le royaume est très loin d’avoir retrouvé sa superficie maximale ; Chypre représente désormais plus de terres et plus de fiefs que le royaume proprement dit. On peut représenter graphiquement la superficie des États latins460, et les résultats sont très frappants, traduisant un réel effondrement territorial. Voir

figure 9. Lorsque le traducteur de Guillaume de Tyr, qui écrit dans les années 1220-1240,

entreprend de décrire l’Orient latin, il ne peut s’empêcher d’ajouter, en parlant du royaume de Jérusalem, « je l’appelle baronnie, car il était si petit...461 ». Au contraire, Salah ad-Dīn reconstitue l’unité du monde musulman et encercle entièrement les possessions latines (voir

carte 40).

Les conséquences pour les grands feudataires sont, bien sûr, très lourdes. Un grand nombre de nobles perdent la vie pendant Hattin : Renaud de Châtillon est ainsi tué par Salāh ad-Dīn lui-même462. Beaucoup disparaissent des chartes en 1186 ou 1187, mettant fin à des trajectoires familiales longues de plusieurs décennies : ainsi de Balian, le chambellan du royaume, de Jean d’Arsur ou encore d’Amaury, vicomte de Naplouse. Le Livre au Roi, texte juridique rédigé à la fin du XIIe siècle ou au tout début du XIIIe siècle, atteste des difficultés

455 Voir Malcolm BARBER, « Frontier Warfare in the Latin Kingdom of Jerusalem: The Campaign of Jacob’s Ford, 1178-1179 », in John FRANCE et William G. ZAJAC (dir.), The Crusades and their Sources: Essays

presented to Bernard Hamilton, op. cit., p. 9-22.

456 Marshall W. BALDWIN, Raymond III of Tripoli and the Fall of Jerusalem (1140-1187), New York, AMS Press, 1978.

457 Bernard HAMILTON, The Leper King and his Heirs: Baldwin IV and the Crusader Kingdom of Jerusalem,

op. cit., p. 179-184 ; Alex MALLETT, « A Trip down the Red Sea with Reynald of Châtillon », Journal of the

Royal Asiatic Society of Great Britain and Ireland, 2008, vol. 18, no 2, p. 141-153.

458 Sur cette bataille, voir John FRANCE, Hattin, Oxford, Oxford University Press, 2015.

459 Sur Chypre, voir notamment Jean-Claude CHEYNET, « Chypre à la veille de la conquête franque », in Les

Lusignans et l’outre-mer, Poitiers, Université de Poitiers, 1995, p. 67-77.

460 La méthode précise de ces vues est en annexe.

461 Estoire d’Eraclès, livre XVI, chap. 29, p. 755 : « je apele le roiaume baronie, porce qu’il estoit si petiz ».

462 Bernard HAMILTON, « The Elephant of Christ: Reynald of Châtillon », in Derek BAKER (dir.), Religious

Motivation : Biographical and Sociological Problems for the Church Historian, Oxford, Blackwell, 1978,

139

des nobles qui ont perdu, le plus souvent, leurs fiefs, leurs châteaux, leurs sources de revenus : le chapitre 16 interdit formellement à un vassal de récupérer ses terres « par le pouvoir des Sarrasins » et sans l’accord de son seigneur, sous peine d’être déshérité463. Le cas ne relevait pas que de l’hypothétique : Salāh ad-Dīn lui-même avait rendu leurs terres à plusieurs nobles latins, notamment aux seigneurs d’Arsur, de Césarée, d’Haïfa, donnant à Balian d’Ibelin le fief de Caymont464, à Renaud de Sidon la moitié de la terre de Sidon465 et à Bohémond d’Antioche d’importantes dotations foncières et financières466. Le roi devait probablement craindre de voir ses vassaux conclure des paix séparées avec les musulmans,