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Chapitre 1 Comment s’orienter dans la pensée par temps de

Comment

s’orienter dans la

pensée par temps

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Face à une crise multiforme, qui affecte simultanément le « corps » social en tous ses points (ou presque), la question méthodologique revêt une acuité singulière. L’interdisciplinarité n’est pas ici un luxe ou une élégance : c’est une nécessité. Comment penser notre âge « de transition », qui selon Musil se caractérise par la « désagrégation de la conception anthropomorphique » et l’éclatement de l’unité du savoir, en se limitant au seul régime discursif propre à un champ du savoir ? Pour parler en termes lacaniens : l’époque contemporaine de la domination du « discours capitaliste », qui est celle de la crise des quatre discours, et du lien social, invite à dépasser les limites, propres au discours universitaire, érigées entre les savoirs. Certes, chaque discipline ou champ du savoir porte en elle « la forme entière de l’humaine condition » (pour parodier Montaigne) et fait miroiter, tel un microcosme kaléidoscopique, les espaces infinis d’un Savoir Absolu fatalement inaccessible ; la pensée du microcosme et du macrocosme, dont on sait la fortune à l’époque de la

Renaissance63, ne serait d’ailleurs pas une mauvaise façon d’approcher le rapport au savoir

qui est le nôtre aujourd’hui, marqué comme hier par l’irruption d’un excès insoutenable qui vient déchirer le rideau des certitudes. Hier infini du cosmos, aujourd’hui infini de l’information, et in(dé)fini de la « chaosmose » (Guattari, 1992). La démarche déconstructive, qui prétend s’exiler aux marges et composer un patchwork d’inscriptions hétérogènes sans ériger un monument dialectique, est une autre stratégie que nous souhaiterions mettre en avant. Crise économique et financière, crise de l’autorité, « désymbolisation », crise des institutions, crise des identités, nationales, familiales, psychiques aussi… La complexité des facteurs, qui sont autant de symptômes d’une maladie (« le corps social est malade ») ou d’indices d’un crime (« on tue le père ») renvoie à une dispersion, une dissémination, une contamination. Le cloisonnement analytique propre à l’âge classique, la généalogie diachronique propre à la modernité avide de fondements et en quête d’origine, se dissolvent

dans une nouvelle « épistémé » (Foucault, 1966). Après la modernité, qui a produit les armes

qui allaient se retourner contre elle, lançant une science sans frein et une économie aveugle dans une course folle, la post-modernité se trouve dans une condition paradoxale, écrasée sous le poids de ses richesses, de son « capital » économique autant que culturel, et simultanément en état de dénuement, en proie à la « vie nue » (Agamben, 1998). Elle ne dispose pas des outils adéquats pour penser cette situation, qui est une situation de crise et qui menace la pensée, justement, de dispersion, ou la met en danger, et en demeure de trouver son chemin sans le secours des discours établis. Ce pourrait être, somme toute, la définition de la

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philosophie : « s’orienter dans la pensée » (Kant), se frayer un « chemin qui ne mène nulle part » (Heidegger). Mais (ou, donc) prudence. En définissant la condition postmoderne comme « incrédulité à l’égard des métarécits », Lyotard (1979) avance sur un terrain déjà bien connu : celui du « désenchantement du monde ». Outre l’incrédulité à l’égard du métarécit religieux, depuis longtemps analysée par Weber, il postule donc deux autres formes (au moins) de méfiance ou de doute : à l’égard des utopies d’émancipation issues des Lumières, et de l’idée de totalisation propre au hegelianisme. Rien là de très neuf : une bonne partie de la philosophie post-kantienne et, a fortiori, post-hegelienne, avait fait profession de ruiner tous les espoirs de la raison. Lyotard prend acte de cet effondrement en termes de narrativité, c’est-à-dire que ce qu’il met en question, c’est la trame narrative qui sous-tend les discours institutionnels, celui, évidemment, de la religion, celui de la science (désormais livrée à une rationalité instrumentale et donc privée de « sens »), celui de l’économie politique (en tant que projet social), celui des idéologies. Mythes « anciens » et idéologies « modernes » se rejoignent dans les mêmes limbes de l’incrédulité et du scepticisme généralisés. A la trame narrative globalisante, avec son héroïsation, sa transmission reproductrice, sur le mode pragmatique, des rôles sociaux et des compétences, instituante d’une auto-régulation de la communauté dans ses rapports avec ses membres et avec son environnement, s’est substituée

une pluralité de « jeux de langage » (au sens de Wittgenstein64), qui existaient déjà dans la

version traditionnelle des récits, mais se trouvent aujourd’hui éclatés dans des univers enchevêtrés. Les jeux de langage sont indissociables des formes de vie qui les mettent en usage dans des pratiques sémiotiques, entrecroisant sans cesse ces différents registres. Chacune de ces diverses catégories d’énoncés obéit à des règles différentes, règles elles-mêmes précaires et modifiables puisqu’elles ne répondent pas à un principe a priori mais à un contrat entre les joueurs, chaque « coup » étant susceptible de faire évoluer le jeu. Il ne s’agit donc nullement, Lyotard y insiste, d’une « dissolution du lien social », mais d’une

recomposition « dans une texture de relations plus complexe et plus mobile que jamais »65. Ce

qui a, peut-être, changé, c’est, d’une part, la difficulté, aujourd’hui plus grande, dit Lyotard, des « identifications » aux héros. C’est, d’autre part, le schéma historiciste de la modernité qui est en crise : la croyance en un récit, c’est-à-dire une succession qui fasse sens, une philosophie de l’histoire, l’idée de « progrès ». L’histoire est « finie »… en tant que

64WITTGENSTEIN, L., Investigations philosophiques, Paris : Gallimard, 2014 ; Le Cahier bleu et le Cahier brun, Paris : Gallimard, 1999.

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schème66 : c’est-à-dire qu’elle n’est plus une histoire (un récit) simple. Reste la géographie,

c’est-à-dire la topologie, une « topologie mobile »67.

Le concept de « postmodernité », nous rappelle le grand anthropologue Marc Augé (qui a

parfois préféré à ce terme celui de « surmodernité »)68, ne saurait s’appliquer à TOUTE la

société. Précisément, ce qui est devenu impossible c’est la totalisation. On ne peut plus postuler une cohérence systématique, mais pas non plus supposer une incohérence

systémique : l’anthropologie, avec sa méthodologie particulière (l’immersion

« ethnométhodologique », l’interprétation, la référence au « sens » et à la réflexivité, le retour

au « monde vécu », entre autres69) fait droit à une vision « locale », à un paradigme spatial

plutôt que temporel70. Il n’y a aucune compromission avec l’idée néolibérale de « fin de

l’histoire », qu’Augé stigmatise en des termes dépourvus d’ambiguïté, l’assimilant à un « rêve néo-victorien ». Précisément, l’inventaire désenchanté des modes de dissolution du lien social et le constat de l’effacement des mythes et des utopies s’accompagne indissociablement de la nostalgie du passé et de pulsions identitaires : on reste piégé, en miroir, dans une guerre fantomatique, d’un autre âge, entre tenants déçus du progrès et sectateurs aigris du « retour à ». Bien plus stimulante que la confrontation stérile entre désabusés et nostalgiques, est l’approche descriptive, sur le modèle anthropologique, qui renonce à demander l’addition, mais se borne (et ce n’est pas rien) à reconstituer les menus et à en comparer les saveurs. Prendre en compte la réalité, le terrain, le quotidien, se frotter à la diversité, s’immerger dans des « micro-analyses », se confronter aussi à la relation et à l’altérité71, non pas en paroles mais dans des actes de parole, voilà de quoi éclairer singulièrement le monde qui est « le nôtre » -mais pouvons-nous encore dire « nous » ? Par certains côtés nous sommes demeurés des primitifs… ou, disons, des sociétés « mythiques » ; malgré les vagues successives de désenchantement, les discours mythologiques ne sont pas absents des sociétés contemporaines, ne serait-ce que parce que nous sommes les contemporains de cultures extrêmement diverses. Plutôt qu’un grand métarécit unifié, qui « tombe » donc, une

66Il ne s’agit pas ici d’agiter le malentendu entretenu médiatiquement autour du fameux livre de Fukuyama : parler de « fin de l’histoire » au sens de « fin des philosophies de l’histoire » ne signifie ni le triomphe de la démocratie libérale, ni la paix perpétuelle.

67AUGE, M., Pour une anthropologie des mondes contemporains, Paris : Flammarion, 1994, p. 49 ; dans Non-lieux, écrit antérieurement (1992), il définissait la « surmodernité » comme « surabondance événementielle », « surabondance spatiale », et « individualisation des références ».

68

AUGE. M., Pour une anthropologie des mondes contemporains, op.cit.

69La parenté de cette méthodologie avec l’approche phénoménologique est notable. Voir GARFINKEL, A.,

Recherches en ethnométhodologie, Paris : PUF, 2007.

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Augé invoque Boas contre Tylor, le comparatisme local plutôt que l’évolutionnisme.

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multiplicité de régimes discursifs « reste » pensable72, bien qu’elle excède73 la pensée, le

mythe et la philosophie. C’est en quoi elle convoque l’apport de plusieurs champs de

connaissance, afin d’introduire de la symbolisation, c’est-à-dire du lien.

I A) Le désenchantement du monde : de la « sortie

de la religion » aux mythes et idéologies

scientifiques

Le « désenchantement du monde » est sans doute le phénomène majeur qui caractérise les sociétés occidentales contemporaines depuis plus d’un siècle. Ce mouvement, entamé dès la Renaissance et l’émergence du proto-capitalisme, qui a conduit les échanges marchands à supplanter les formes plus traditionnelles mais jusqu’alors dominantes de l’échange symbolique, est inséparable à la fois du développement de formes de sociabilité dans lesquelles l’individu prend progressivement une place qu’il n’avait pas dans les sociétés médiévales, et de la montée d’une organisation de la production de richesses où l’accumulation va générer des leviers de croissance jusqu’alors insoupçonnés. Ces mécanismes bien connus qui relient la sphère des échanges économiques à celle de l’organisation sociale et des formes de pouvoir, mettent en avant l’importance de la richesse matérielle et de l’argent comme vecteur principal des échanges, en même temps que de nouveaux groupes sociaux émergent et font valoir leurs intérêts sur la scène politique, au point de remodeler complètement l’ordre social et politique. La nouvelle conception de l’homme qui se dessine est profondément modifiée, au point que certains parlent d’ «homo

oeconomicus »74 ; en tout cas l’individu devient non seulement pensable, mais est désigné

comme l’agent et le support des nouvelles formes de vie ainsi promues. Tout l‘équilibre des valeurs, de la place du religieux à celle de l’Etat, et bien entendu de la morale, est remis en cause. La fragilisation des modes traditionnels de légitimation ouvre la voie concomitamment

72« Tombe »/ « Reste » : ce double « sème » renvoie au Glas de Derrida, dont il constitue pour ainsi dire la matrice sémantique et phonétique : « Le texte r(est)e - tombe, la signature r(est)e - tombe - le texte. La signature reste demeure et tombe. Le texte travaille à faire son deuil. Et réciproquement » (DERRIDA, J., Glas, Paris : Galilée, 1974, p. 10b-11b). Voir le commentaire très clair qu’en fait Pierre DELAIN dans Le Concept d’œuvre de Jacques Derrida, op. cit., et sur son site « idixa » : http://www.idixa.net/Pixa/pagixa-0610161802.html, consultation mai 2017.

73 Augé parle de « surabondance » événementielle et spatiale (Non-Lieux, introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris : Le Seuil, 1992)

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Ce concept, central chez Pareto, est critiqué notamment par des sociologues comme Bourdieu, Lahire, mais aussi par Keynes et, plus près de nous, des économistes « hétérodoxes » comme Boyer ou Stiglitz.

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à une expansion de la rationalité scientifique. C’est à Kant, à la fin du XVIIIe siècle, qu’il revient d’avoir effectué le partage entre science et foi : à l’issue de ce Yalta discursif, la religion devrait renoncer à ses prétentions de connaissance pour se voir concéder l’espace privé de la croyance, tandis que la science, théoriquement bornée elle aussi par les limites mêmes de l’expérience perceptive, s’assurerait la domination absolue sur le champ du savoir, au prix d’une renonciation à l’exploration de l’absolu et aussi bien à désigner les fins dernières de l’homme. Cette transformation fondamentale qui a donné naissance à nos sociétés après plus de quatre siècles de « révolution » ininterrompue peut être lue, à la suite de Max Weber et de Marcel Gauchet, comme un processus de rationalisation et d’individuation qui amène le déclin des systèmes d’interprétation traditionnels et substitue aux « grands récits » et aux formes anciennes de légitimité un espace de pensée pluriel, apparemment déserté par les valeurs, en réalité autorisant le débat (jusqu’à un certain point) entre ces valeurs multiples, au risque bien entendu de l’incohérence ou d’un certain vide normatif à certains points du tissu social.

C’est bien l’évolution des systèmes économiques et sociaux occidentaux qui a permis, quoiqu’indirectement, l’ouverture d’un espace de recherche scientifique, rendu possible par la configuration exceptionnelle réunissant notamment la découverte de nouveaux moyens de diffusion de la connaissance, un certain relâchement du contrôle exercé par les normes traditionnelles à l’endroit de l’expression publique d’idées, l’invention d’outils de mesure plus précis, le stimulant apporté par les besoins économiques et la nécessité de disposer de techniques plus performantes. L’essor prodigieux de la connaissance qui s’est ensuivi a eu pour effet d’entretenir, par un mécanisme systémique de cercle vertueux, la prospérité économique et d’accélérer ainsi en retour le développement de la science elle-même, d’une façon qui rend difficilement dissociables progrès scientifiques et progrès techniques. On peut parler de « rationalisation », en tout cas dans certains lieux-clés de l’espace social, du fait du poids de la science, de sa plus-value socio-économique mais aussi de sa valeur propre en tant que dispositif rationnel capable d’auto-justification, qui s’impose progressivement comme norme d’un certain type de discours. Le type de rationalité qui triomphe alors est ce que

Weber appelle « rationalité téléologique » (ou « en vue d’une fin »)75, qui consiste à

rechercher l’efficacité et l’utilité indépendamment de toute référence à des valeurs ou des croyances, des traditions ou des émotions. Le succès de cette forme de pensée est visible dans

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WEBER, M., Economie et société, ch. 1, « Les concepts fondamentaux de la sociologie », Paris : Pocket, 2003, p. 55-57.

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le double visage, contrasté mais finalement convergent, du savant et du politique : en effet le mode de légitimation prépondérant de l’autorité dans les sociétés modernes est la domination « rationnelle-légale », celle du droit, « appareil technique », et de la « bureaucratie » qui relève d’une transformation, liée à l’essor du capitalisme, des sociétés et des institutions en organisations modernes, impersonnelles, fondées sur ce qu’on appellerait aujourd’hui

« expertise »76. Habermas, reprenant Weber, parlera de « déploiement des sous-systèmes de

l’agir téléologiquement rationnel sous la forme de l’entreprise capitaliste et celle de

l’institution étatique moderne »77. Habermas va aller plus loin en critiquant le discours

technoscientifique comme « idéologie » du progrès au service de la production industrielle. Cette rationalité « instrumentale » (Weber) s’élargit à ce que Habermas nomme le « monde vécu », c’est-à-dire colonise progressivement l’ensemble de la culture en délégitimant les formes antérieures, en disqualifiant les croyances, les formes de pensée irrationnelles ou même simplement l’agir axiologique (selon les valeurs). La recherche de l’efficacité et le discours « technique » des experts recouvrent les relations entre les acteurs sociaux dans la

plupart des domaines qui autrefois relevaient de « jeux de langage » et de l’ « interaction », et

l’on s’achemine vers des formes de plus en plus poussées de contrôle des individus78.

Lyotard confirme ce diagnostic en pointant l’occultation des jeux de langage par le savoir scientifique, qui, en isolant un seul registre de jeu de langage, le dénotatif, exclut les autres ; pourtant, la relation de l’institution scientifique avec la société reste bel et bien posée, quoique de manière indirecte. Elle l’a toujours été, puisque « depuis Platon la question de la légitimation de la science se trouve indissociablement connexe de celle de la légitimation du

législateur »79 ; la science, sans doute, prétend progressivement à une autonomie qui repousse

à l’extérieur de son domaine les questions éthico-politiques ; mais ces questions n’en demeurent pas moins vives et continuent d’infiltrer, sur un mode complexe, le discours scientifique, intriquant profondément savoir et pouvoir. Le savoir scientifique a besoin de son « autre », le savoir narratif, pour s’auto-justifier et se légitimer, même négativement : « le

savoir scientifique n’est pas tout le savoir, il a toujours été en surnombre »80. Il s’agit donc

bien d’un problème de légitimation, comme le suggérait Habermas à la suite de Weber. D’abord un énoncé scientifique doit être reçu comme conforme à la règle d’un « législateur » ou du consensus des experts ; mais aussi, et cela apparaît au grand jour avec l’instauration

76

WEBER, M., (1919), Le savant et le politique, Paris : 10/18, 2002.

77HABERMAS, J., (1981) Théorie de l'agir communicationnel, trad. fr. 1987, rééd. Paris : Fayard, 2001, p. 302.

78HABERMAS, J., La technique et la science comme idéologie, Paris : Gallimard, 1973, reed. 1990.

79

LYOTARD, J-F., La condition postmoderne, op. cit., p. 20.

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moderne des institutions universitaires à partir du XIXe siècle, un récit de légitimation est nécessaire pour inscrire le savoir scientifique dans le lieu du politique. C’est le rôle joué par exemple en France par l’école républicaine, en Allemagne par la fondation de l’Université de Berlin, ou encore dans le stalinisme par le socialisme scientifique. Ce type de légitimation a vécu, les grands récits unificateurs étant minés de l’intérieur, ce qui ruine le « métasujet » hegelien. Ce qui se dessine dans la post-modernité c’est au contraire une dissémination entre de multiples jeux de langages, obéissant à des règles différentes : la pluralité de systèmes axiomatiques recevables dans la science contemporaine, et l’abandon de la démontrabilité des axiomes et de l’idéal de complétude depuis le théorème de Gödel (1931) en témoignent. Du coup la science n’a d’autre solution pour se légitimer que de recourir à une autorité, celle de la technique, qui s’affirme de façon indiscutable dans le réel et non dans le récit. La technique

devient un principe performatif de légitimation, la légitimation par la puissance81. Le

positivisme réducteur qui prétend se focaliser sur le seul savoir en ignorant toute autre détermination (et le cognitivisme contemporain en est, nous le verrons, une figure) n’est donc qu’une forme de refoulement, ou de déni de l’affect qui va de pair avec une dissimulation des enjeux sociopolitiques.

Persistance de l’irrationnel dans les cultures désenchantées

A côté de ce discours d’inspiration scientifique continuent par ailleurs à coexister d’autres discours, en particulier le(s) discours religieux qui continue d’exercer un magistère important et d’apporter son bénéfice en termes d’interprétation du sens et de la vie humaine, mais aussi, très tardivement, de jouer un rôle institutionnel dans l’espace socio-politique au niveau normatif. La sécularisation va toutefois changer la signification et la portée du discours religieux, même là où les Eglises gardent apparemment un rôle dans la vie publique. L’aspiration des individus à l’autonomie va en effet à rebours de l’essence même des religions ; les sociétés elles-mêmes, en tant qu’elles se pensent comme auto-instituées, s’émancipent de la transcendance et promeuvent un autre type de pouvoir instituant, de fondement symbolique. C’est la thèse de Marcel Gauchet qui, dans son travail fondamental sur le « désenchantement du monde », prend soin de distinguer entre la « sortie de la religion », c’est-à-dire des fonctions sociales totalisantes des Eglises, et une certaine pérennité du « religieux » à travers des formes de recherche spirituelle plus individuelles et

plus libres, en tout cas largement déconnectées des institutions82. La crise qui affecte le

81

Ibid., pp. 45-77.

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religieux n’a certes pas échappé aux penseurs de tout ordre, puisqu’elle est diagnostiquée dès le XIXe siècle par des philosophes d’inspiration aussi diverse que Comte, Marx, Nietzsche, et avant eux déjà par Hegel, dont on peut dire que le socle de la pensée est précisément la question de la sécularisation. Déjà les philosophes des Lumières, lorsqu’ils combattent les dogmes des religions révélées au nom d’une religion naturelle ou au nom de la raison, ne peuvent exercer leur critique que parce que les formes institutionnelles du pouvoir religieux se sont affaiblies. Depuis lors, la connaissance du religieux n’a cessé de se développer, à mesure

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