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A- PREMIÈRE PARTIE : SOUBASSEMENTS ET ENJEUX THÉORIQUES :

II. DEUXIÈME CHAPITRE : FORME DE L’EXPRESSION ET VARIABILITÉ DE LA

4. La chaîne parlée : continuité, variabilité et phénomènes syntactiques

Si la graphie a pu représenter explicitement les éléments constitutifs de la parole sous forme de segments séparés par des blancs, il n’en va pas de même pour l’oral. Les unités sonores (phonèmes, syllabes, mots, syntagmes, voire phrases) se succèdent consécutivement dans la chaîne parlée. Cette continuité est justifiée par l’enchaînement syllabique et la tendance du français à la syllabation ouverte de type [CV]. Cet enchaînement pourrait être le résultat des phénomènes syntactiques qui assurent la continuité des successions sonores. Cependant, ces phénomènes sont souvent à l’origine de certaine variabilité des réalisations phoniques dans la chaîne parlée. Il s’agit de la liaison, l’élision, l’enchaînement consonantique et la chute du « e » dit caduc.

4.1. La liaison

Elle consiste à insérer un phonème consonantique entre deux phonèmes vocaliques.

Elle se distingue de l’enchaînement consonantique par le fait qu’elle concerne des consonnes non prononcées quand le mot est isolé. La liaison se manifeste à la jointure1 de deux mots dans certains syntagmes par la prononciation d’une consonne latente prononcée dans un état antérieur de la langue, et qui réapparaît dans la graphie2.

Cette consonne finale forme une syllabe avec la voyelle initiale du mot suivant (lorsque ce dernier commence par une voyelle ou un « h » muet), comme par exemple :

« un petit chat » → [œ̃pәtia] → [œ̃-pә-ti-a],

mais « un petit ͜ éléphant » → [œ̃pәtitelefɑ̃] → [œ̃-pә-ti-te-le-fɑ̃].

Ce phénomène de liaison, extrêmement complexe,

se réalise pour des raisons qui tiennent à la syntaxe, à la morphologie ou à la phonétique. D’où des liaisons qui, pour l’une ou l’autre de ces raisons, sont en théorie obligatoires, interdites ou facultatives, la personne du locuteur intervenant de surcroît, en sorte que, selon le niveau de langue, il y aura plus (langage soutenu) ou moins (langage relâché) de liaisons effectuées.3

4.1.1. Les liaisons dites « obligatoires »

Elles contribuent, selon Carton, à « l’intégration syntagmatique »4. C’est grâce à la liaison qu’on puisse articuler certaines unités (mots ou syntagmes) qui se succèdent sur l’axe syntagmatique sans interruption du flux sonore et sans marquer une pause.

1 La jointure (ou la joncture) est « une frontière linguistiquement pertinente entre deux segments, syllabes, morphèmes, syntagmes, ou phrases. La joncture a, donc, une valeur démarcative, délimitative et doit être classée parmi les éléments suprasegmentaux ou prosodèmes » [Jean Dubois et al., op. cit., p. 272.] Pour les jointures qui se manifestent à la frontière de deux mots, André Martinet utilise le terme « pauses virtuelles ». Voir André Martinet, Éléments de linguistique générale, op. cit., p. 64.

2 Jean Dubois et al., op. cit., p. 200.

3 Hervé-D. Béchade, op. cit., p. 53.

4 Fernand Carton, op. cit., p. 88.

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Ainsi, l’énoncé : « Les accidents affreux sont-ils inoubliables ? » est prononcé : [lezaksidɑ̃zafRø/sɔ̃tilzinubljabl//].

4.1.2. Les liaisons dites « interdites »

Elles « permettent certaines différentiations lexicales »1. C’est l’absence de liaison qui permet de distinguer par exemple la conjonction « et » de l’auxiliaire « être » conjugué avec la troisième personne du singulier au présent de l’indicatif « est » dans, par exemple :

« un homme et un animal » → [œ̃nɔmeœ̃nanimal] ;

« Un homme est un animal. » → [œ̃nɔmεtœ̃nanimal].

En outre, l’absence de cette liaison devant des mots qui débutent par un « h » aspiré indique l’origine étrangère de ces mots comme :

« hall » → « des halls » → [deol] ;

« homard » → « les homards » → [leɔmaR].

4.1.3. Les liaisons dites « facultatives »

Elles ont une valeur "stylistique", car « elles constituent l’un des principaux critères phonétiques de ces variétés de français qu’on appelle registre de langue »2. Cette liaison est soumise au choix du locuteur et son abondance dans une prononciation est signe d’un registre soutenu.

Remarque :

La liaison pourrait être accompagnée d’une altération du son en question. Ainsi, certaines consonnes finales sonores s’assourdissent. C’est le cas, par exemple, de l’occlusive sonore [d] dans : « quand ͜ il » [kɑ̃til]. Certaines d’autres, étant sourdes, se sonorisent, comme le cas de la fricative sourde [s] de l’article « les » dans : « les ͜ enfants » [lezɑ̃fɑ̃].

Certaines voyelles finales changent de timbre dans la liaison. C’es le cas de certaines voyelles nasales qui se dénasalisent comme, par exemple, [ɛ̃] qui donne [εn] dans :

« Moyen ͜ Âge » [mwajεnɑ:ӡ], et [ɔ̃] qui donne [ɔn] dans : « un bon ͜ ami » [œ̃bɔnami].

1 Fernand Carton, op. cit., p. 88.

2 Ibid., p. 88.

64 4.2. L’enchaînement consonantique

Ce phénomène syntactique se distingue de la liaison par le fait qu’« elle s’applique à des consonnes étant toujours prononcées, aussi bien dans le mot isolé que dans la chaîne parlée »1.

À titre d’illustration, la consonne finale (déjà prononcée) du mot [glɑ̃:d] « glande » s’enchaîne à la voyelle initiale du mot [asinø:z] « acineuse » dans « glande acineuse » pour donner le découpage syllabique suivant : [glɑ̃-da-si-nø:z].

Contrairement à ce qui peut se passer dans la liaison, la consonne en question ne change pas de nature, sauf le cas de « neuf » [nœf] devant : « ans » [ɑ̃], « autres » [o:tR],

« heures » [œ:R] et « homme » [ɔm] où le [f] sourd se sonorise en [v] pour donner respectivement : [nœvɑ̃], [nœvo:tR], [nœvœ:R] et [nœvɔm].

4.3. L’élision

Elle représente une sorte de « métaplasme »2 par suppression. Les voyelles [ә], [a] et [i] constituent souvent l'objet d'une suppression dans la chaîne parlée quand elles occupent une position finale inaccentuée (ou atone)3 dans certains mots et lorsque le mot suivant commence par une voyelle ou un "h" muet.

L’élision est donc « la chute d'un segment vocalique final devant un segment vocalique initial »4. À l'écrit, l’apostrophe signale ordinairement cette suppression5. Ainsi, on pourra avoir :

« la assimilation » → « l'assimilation » ;

« le écrit » → « l'écrit » ;

« changer de habit » → « changer d'habit » ;

« Je me en occuperai, si il y a lieu. » → « Je m'en occuperai, s'il y a lieu. » ;

« se ouvrir » → « s'ouvrir » ;

« Le voilà qui a tout bu ! » → « Le v'là qu'a tout bu ! »6.

1 Fernand Carton, op. cit., p. 87.

2 Ce terme a déjà été défini. Voir supra, p. 52.

3 Ainsi, le pronom « le » ne peut pas être élidé en position finale accentuée, comme dans : « dis-'le à tes parents ! ».

4 Georges Mounin (dir.), Dictionnaire de la linguistique, op. cit., p. 122.

5 Dans certains cas, l'élision n'est pas marquée par la graphie, comme le [ә] de "grande" dans : « grand(e) alliance » : [grãdaljãs].

6 Émile Zola, La Terre, p. 353. [cité dans Le Grand Robert de la langue française, op. cit.]

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Ce phénomène engendre un changement de découpage syllabique car la consonne (ou les consonnes) qui précède(nt) la voyelle élidée forment une syllabe avec la voyelle du mot qui suit comme l’illustrent les exemples suivants :

« le honneur » [lә-ɔ-nœ:R] donne → « l'honneur » [lɔ-nœ:R] (3 syllabes) → (2 syllabes)

« grande affaire » [gRɑ̃-dә-a-fε:R] donne → [gRɑ̃-da-fε:R] « grande affaire » (4 syllabes) → (3 syllabes)

« Il ne a que une seule. » [il-nә-a-kә-yn-sœl] (six syllabes dont trois sont ouvertes) devient → « Il n'a qu'une seule. » [il-na-kyn-sœl] (quatre syllabes dont une seule est ouverte).

Remarque : Un grand nombre de phonéticiens expliquent les phénomènes de la liaison et de l'élision par une lutte, dans la prononciation, contre l'hiatus. Ce dernier est considéré comme un phénomène de cacophonie (succession, jugée comme étant désagréable, de sons, dans la parole). L'hiatus consiste à « l'émission de deux voyelles contiguës articulées séparément, et appartenant donc à deux syllabes différentes »1. Cette rencontre vocalique est interne : elle s'observe à l'intérieur du mot comme, par exemple : « aérophobie » [aeRɔfɔbi] ; ou transitoire ayant lieu à la frontière de deux mots comme, par exemple : « Il a été envoyé à Alger » [ilaeteɑ̃vwajeaalӡe].

Mais, selon Carton, cette explication est fausse car, en effet, « on glisse aisément d'une voyelle à une autre, même entre voyelles identiques ; "Papa a à aller à Arles" : il suffit que l'intensité baisse légèrement entre les [a] en contact »2.

4.4. Le phénomène du « e » dit caduc : entre chute et maintien

Aux phénomènes syntactiques qui contribuent à l'enchaînement syntactique des unités consécutives dans la chaîne parlée, et modifient dans un grand nombre de cas le signifiant et le découpage syllabique de cette chaîne, s'ajoute le phénomène du « e » dit caduc3. Ce phénomène a presque les mêmes effets que la liaison, l'élision et l'enchaînement consonantique.

1 Franck Neveu, op. cit., p. 149.

2 Fernand Carton, op. cit., p. 75.

3 Ce « e » dit caduc est également appelé : muet, instable, sourd, féminin, neutre, mobile, atone et schwa ou chva [va]. Ce dernier terme est emprunté à l'hébreu "chva" qui signifie : « rien, vide ».

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Le statut phonologique de ce « e » dit muet est objet de controverse entre les phonologues. Certains d'eux le classe parmi les phonèmes du français parce qu'il permet de distinguer des paires1 comme :

[kɑ̃] « quand » et [kә] « que »,

[lɔ̃] « long » et [lә] « le »,

[li] « lit » et [lә] « le »,

[lɑ̃] « lent » et [lә] « le »,

[si] « si » et [sә] « se » / « ce »,

[tu] « tout » et [tә] « te ».

Certains d'autres ne considèrent le « e » caduc comme un véritable phonème que dans certains cas comme le mot [dәɔ:R] « dehors » s’opposant à [dɔ:R] « dort »2, ou à l'initiale devant ''h'' dit « aspiré » comme [lәεtR] « le hêtre », par opposition à [lεtR] « l’être »3. Ils se justifient par le fait que son apparition et son amuïssement sont conditionnées par des règles complexes liées au contexte phonique et le registre de langue.

Pour André Martinet, le « e » dit muet fonctionne comme un "lubrifiant phonique"4. Ainsi, les Français, pour rendre la prononciation plus facile, ajoutent ce « e » à la fin de [u:Rs] « ours » dans [u:RsəbRœ̃] « ours brun », et à la fin du [film] « film » dans [filmədɔRœ:R] « film d'horreur ». Dans ce cas-là, le « e » permet d'éviter la rencontre de trois consonnes différentes qui sont imprononçables en français selon la loi des "trois consonnes" de Maurice Grammont5. Par contre, ce « e » instable tombe d'ordinaire, entre autres cas, quand il est précédé d'une seule consonne, comme dans : [finalmɑ̃]

« final(ɇ)ment », [ɔnεtte] « honnêt(ɇ)té ».

D’après Henriette Walter le « e » dit muet « devient de moins en moins instable, car il se confond de plus en plus avec la série antérieure arrondie »6.

1 Cf. les règles de Nicolas S. Troubetzkoy, voir supra, p. 37, p. 46 et p. 47.

2 Joëlle Gardes-Tamine fait remarquer que cet exemple est « peu probant puisqu'on y compare deux mots qui n'ont pas le même nombre de syllabes. » [Joëlle Gardes-Tamine, La grammaire, tome 1 : Phonologie, morphologie, lexicologie : Méthode et exercices corrigés, coll. "Cursus", sous-coll. "Lettres″, 1re éd. : SESJM/Armand Colin, 1990, 1998, 2e éd. : Armand Colin/VUEF, Paris, 2002, 3e éd. rev. et augm. : Armand Colin, Liège (Belgique), 2005, p. 18.]

3 Cet exemple n’est pas également exempt de critique ; on a toujours affaire à deux unités qui n'ont pas le même nombre de syllabes.

4 Fernand Carton, op. cit., p. 64.

5 La règle générale de la loi de "trois consonnes" (énoncée par Maurice Grammont en 1894) est que le « e » caduc se prononce uniquement quand il est nécessaire pour éviter la rencontre de trois consonnes.

6 Henriette Walter, cité parFernand Carton, op. cit., p. 65.

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Le « e » caduc, ayant un rôle phonologique marginal relatif à son faible rendement fonctionnel, peut exercer une influence sur la segmentation syllabique de la chaîne parlée (exemples a et b cités ci-dessous), et parfois perturber l'identification des signifiants chez l'auditeur. Ce problème devient sérieux quand la chute du « e » s’ensuit d'une assimilation (exemples c et d cités ci-dessous) :

a- « enchaîn(ɇ)ment » [ɑ̃εnmɑ̃] (chute) → [ɑ̃-εn-mɑ̃] → trois syllabes dont deux sont ouvertes et la

troisième est fermée ; b- « enchaînement » [ɑ̃εnəmɑ̃] (maintien) → [ɑ̃-ε-nə-mɑ̃] → 4 syllabes

ouvertes ; c- « méd(ɇ)cin » [mεdsɛ̃] → [mεtsɛ̃] → (assimilation) ;

d- « j(ɇ) pars. » [ӡpaR] → [paR] → (assimilation).

5. Conclusion

Au terme de ce chapitre, on peut retenir les points suivants :

1- La mise en relief de la nature psycho-cognitive du phonème.

2- La possibilité de l’existence d’un champ de dispersion recouvrant une zone d’articulation déterminée pour chaque phonème.

3- La possibilité de l’existence d’une marge de sécurité séparant les champs de dispersion des phonèmes voisins. Le franchissement de cette zone par le locuteur engendrerait une confusion phonémique.

4- La mise en exergue de la continuité et de la variabilité des réalisations phoniques.

5- L’altération du signifiant par assimilation pourrait être expliquée par le principe de l’économie linguistique et la loi du moindre effort. Ces deux facteurs ont été abordés dans le premier chapitre (voir supra, p. 31).

6- Le phénomène de l’assimilation pourrait être expliqué par les phénomènes de la coarticulation, l’absence de la coordination et de la synchronisation parfaites entre les gestes articulatoires, ainsi que par l’asymétrie des organes de l’articulation dont on a parlé à la fin du premier chapitre (voir supra, p. 31).

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7- L’assimilation de sonorité revêt une importance particulière parmi les assimilations consonantiques. Cette importance réside dans ce qui suit :

A. Le trait de voisement est si essentiel dans le système phonologique du français. Cela est justifié par les faits suivants :

a. Le système consonantique du français s’ordonne en fonction de deux corrélations : celle de voisement et celle de nasalité.

b. La corrélation de sonorité, en français, est la plus importante, car elle permet d’opposer deux grandes séries : la série des consonnes sourdes /p, f, t, s, , k/ et celle des consonnes sonores /b, v, d, z, ӡ, g/ ayant respectivement le même lieu d'articulation.

c. Les paires corrélatives de voisement : /p/ ~ /b/, /f/ ~ /v/, /t/ ~ /d/, /k/ ~ /g/, /s/ ~ /z/, // ~ /ӡ/ sont les plus nombreuses et les termes de ces oppositions peuvent apparaître dans toutes les positions possibles.

d. Ce trait permet de distinguer un grand nombre de phonèmes, et par conséquent un grand nombre de paires minimales attestées par la présence ou l’absence de la voix ; d’où le rendement fonctionnel très élevé de cette opposition.

B. Ce type d’assimilation pourrait donner lieu à une confusion ou une ambiguïté sémantique dans la parole.

8- En français, l’assimilation est souvent régressive (anticipante).

9- Les consonnes nasales et les liquides / l / et / R / ne font pas partie de la corrélation de sonorité et leur caractéristique phonétique de voisement sera donc déterminée par le contexte phonique précédent ou suivant.

10- Les oppositions neutralisables pourraient constituer l’objet d’une perception hésitante. D’un point de vue perceptif, l’auditeur pourrait être perturbé sur l’identité du son entendu, voire se tromper.

11- Des travaux relativement récents en phonétique expérimentale montrent que la transformation d’un son à un autre son est rarement complète mais plutôt graduée, c’est-à-dire que le segment assimilé contient des traces subtiles appartenant au son d’origine et au son dérivé par l’assimilation.

12- L’assimilation est un fait de la parole, mais elle pourrait avoir un impact sur la langue en synchronie comme en diachronie. Dans une perspective

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synchronique, ce phénomène constitue un facteur entravant le bon fonctionnement du système dans l’usage. Dans une perspective diachronique, l’assimilation est un facteur systématique de changement et d’évolution linguistique ; elle peut expliquer plusieurs changements des structures phonétiques subis par une langue donnée au cours de son histoire.

L’assimilation joue alors un rôle considérable dans l’évolution des langues.

13- Dans certains cas, l’assimilation pourrait être considérée comme une variante contextuelle (conditionnée, combinatoire) mais qui fonctionne comme un indice dialectal ou sociolectal informant sur l’identité du locuteur.

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