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Chapitre II : Représentation, construction et hypersexualisation du genre : des

C. La censure de l’imperfection

Si vous n’avez pas la chance d’être une célébrité sur Instagram, alors vous ne pourrez certainement pas vous payer le luxe de pouvoir y apparaître au naturel. En effet, si le naturel est considéré comme extraordinaire pour les stars, il est d’un banal affligeant, voire d’un mauvais goût certain chez un utilisateur lambda. Ainsi, alors que la photographie de Kim

45 Retranscription de la conférence Image de soi sur le net et les réseaux sociaux de Dominique Cardon

par Marie Guillaumet sur son blog marieguillaumet.com.

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Kardashian complètement nue dans sa salle de bain récolte 1,7 millions de likes, le compte de Samm Newman a, quant à lui, été désactivé après qu’elle y ait posté des photos d’elle en sous- vêtements.

Agée de 19 ans, Samm Newman est une jeune femme ronde qui poste régulièrement des photos d’elle en petite tenue sur son compte Instagram. Les captures d’écran de certaines de ses photographies sont disponibles en annexe 5. Il y a deux ans, subitement, ses photos ont été supprimées et son compte désactivé sans préavis. La seule explication donnée par Instagram accusait Samm d’avoir « violée les règles communautaires ». Pourtant, les photographies de femmes (ou d’hommes) dénudés, en sous-vêtements ou en bikinis sont innombrables sur le réseau social. La jeune femme a donc accusé Instagram de « size

discrimination » (discrimination de taille) et de contribuer aux complexes, mal-être et au

manque de confiance en eux de toutes les femmes rondes tentant, par le selfie, d’apprendre à aimer leur corps tel qu’il est. Face à ses messages de protestation, Instagram a réactivé le compte de Samm Newman quelques heures seulement après l’avoir désactivé, en lui présentant ses plus plates excuses.

Pourtant, Instagram n’en est pas à sa première censure abusive. Depuis la création du réseau social, les micro-scandales de ce genre se multiplient. Il est d’ailleurs assez intéressant de constater que quasiment tous les comptes/photographies censurés par Instagram représentaient ou appartenaient à des utilisatrices féminines. Comme nous l’avions annoncé, il n’est pas bon pour une femme d’être trop naturelle dans le sanctuaire de l’apparence qu’est Instagram. Et lorsque nous parlons de « naturel », nous n’entendons pas seulement « nudité ». Nous englobons également les photographies de filles démaquillées, de jambes ou d’aisselles non épilées (poilues donc), de tétons voyants et même… de menstruations.

L’artiste Indienne Rupi Kaur, originaire de Toronto, avait en effet publié cette photographie d’une femme habillée, allongée sur le lit, le pantalon légèrement tâché de sang au niveau de l’entrejambe.

Ce cliché s’inscrivait dans une série de photos pour un de ses projets nommé Period où elle souhaitait briser le tabou des règles en représentant le quotidien et la douleur des femmes. Encore une fois, le motif invoqué par Instagram était la « violation du règlement communautaire ». Dans un article de lalibre.be intitulé Les règles, c’est tabou pour Instagram, le journal traduit la réaction de l’artiste, en colère :

« Je ne vais pas m’excuser pour le fait que je n’ai pas nourri l’ego et l’orgueil d’une société misogyne qui veut montrer mon corps en sous- vêtement mais refuse une petite fuite. Alors que vos pages sont remplies d'innombrables photos où les femmes (et parmi elles des mineures) sont objectivées, pornifiées (de "pornographie", ndlr) et traitées moins bien que des humains. »47

L'artiste remercie aussi ironiquement Instagram "de lui avoir donné la réponse exacte

au "pourquoi" elle a créé ce travail". Instagram a depuis accepté de republier la photo et

s’est de nouveau excusé de cette « erreur ».

Les exemples sont nombreux et nous ne pouvons tous les citer, aussi allons-nous seulement revenir sur un troisième et dernier exemple de censure faite par le réseau social. Le magazine australien Stick and Stones (@stick_and_stones_agency sur Instagram) a également subi l’an passé la censure d’Instagram sur un de ses clichés montrant deux mannequins en bikinis très échancrés, dont dépassaient des poils pubiens (photographie disponible en annexe 6). Cette suppression est d’autant plus étonnante qu’elle touche un compte connu pour ses nombreuses photographies provocatrices, érotiques, voire pornographiques. Les clichés montrant des femmes complètement nues dans des positions significatrices ou des doigts insérés dans des vulves épilées en gros plan ne sont-elles pas censées transgresser davantage le « règlement communautaire» que quelques poils pubiens apparents ?

Le problème n’est pas qu’Instagram censure la nudité, puisqu’effectivement, dans ses clauses, Instagram avertit refuser la « nudité et les photos sexuelles suggestives ». Le problème, c’est qu’Instagram ne censure que certaines formes de nudité : féminines et dérangeantes. Elle supprime les formes de nudité qui ne font pas l’apologie des normes de beauté actuelles : silhouette longiligne, peau parfaite sans vergetures ni cellulites, absence

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Traduction de la légende écrite par Rupi Kaur sous sa photo Instagram et traduite par le site lalibre.be dans son article Les règles, c’est tabou pour Instagram, 28 mars 2015.

totale de poils. Ce qu’il est d’autant plus dérangeant de voir c’est que les photographies les plus osées et les plus dénudées, comme celles du compte de l’instragrameuse @pr0xxi, disponibles en annexe 7, sont autorisées sans censure. De minuscules smileys suffisent à masquer ses tétons… et à tromper la « vigilance » d’Instagram. Alors que le cliché de la photographe Rupi Kaur ne présente aucun signe de nudité, de violence, ou de sexualité. Seulement une (fausse) tâche de sang, suffisante pour alarmer le réseau social.

Entre autres paradoxes, remarquons également que le hashtag #curvy (ronde en français) a été censuré, mais que les hashtags #boobs (seins) et #ass (fesses) peuvent encore être utilisés. Les tétons, même sur des photographies artistiques, sont interdits, mais les fesses sous toutes leurs formes et dans toutes les positions sont autorisées. Les émoticônes en forme d’aubergines sont également censurés à cause de leur forme phallique, mais si l’on fait une recherche en tapant le #pënis, de nombreuses vidéos explicites d’hommes en train de se masturber apparaissent. Même si l’on peut supposer qu’elles finiront par être censurées en réaction aux signalements des internautes, la politique de censure d’Instagram laisse songeur. Surtout lorsque l’on sait qu’ils ont un logiciel pour censurer ou refuser automatiquement les comptes dès la publication d’une photo jugée contraire aux règles. En effet, la mère d’une Instagrameuse nommée Fiona Moseley a vu son compte être supprimé à cause d’une photographie de son gâteau traditionnel de Pâques qui ressemblait un peu trop à un téton, selon le logiciel de censure.

Cela peut faire rire mais l’enjeu est sérieux : Apple impose une longue série de recommandations pour qu’une application soit mise à disposition dans l’Apple Store. Ainsi, si Instagram souhaite conserver son statut PG-13 (c’est-à-dire interdit aux moins de treize ans), il doit veiller à ce que le contenu publié respecte les conditions d’utilisation. Dans le cas contraire, l’application pourrait être retirée de l’Apple Store, et/ou se voire classée +17 ans, ce qui serait un frein énorme à l’expansion de l’application qui compte, comme nous l’avons vu, les 13-17 ans comme grande partie de sa communauté.

Lors d’une conférence organisée en septembre 2015 par Dazed Media à Londres, Kevin Systrom, le patron d'Instagram, a ainsi justifié ces nombreuses censures par ces contraintes posées par Apple. Cette conférence abordait notamment le mouvement féministe

Free the Nipple qui s’était développé sur Instagram avec le hashtag #freethenipple pour

concédé : « Pour se positionner efficacement il y a des cas difficiles »48, et nous pouvons donc

comprendre que bannir les photos de seins nus en est un. Néanmoins, toutes les photographies de seins nus ne sont pas supprimées : les photos d’allaitement ou les clichés de cicatrices post mastectomie sont par exemple autorisées. Kevin Systrom assure pour cela être « attaché à la

liberté artistique »49.

Sa réflexion amène une nouvelle interrogation : cette liberté artistique est-elle réellement possible sur Instagram ? Les Instagrameurs sont-ils encore libres de leurs mouvements, de leurs choix artistiques, de leurs prises de position, de ce qu’ils mettent dans leurs assiettes, de la manière dont ils traitent leurs corps ? Il semble que le cadre posé par Instagram tende à encadrer désormais la vie entière de ses utilisateurs. À l’heure où le téléphone portable est une extension de la main, et donc, du corps, ses applications deviennent des modes de vie. On installe un réseau social comme on installerait une nouvelle version de soi, puis on s’adapte et on se soumet à ce système, en ce qu’il semble être le seul à pouvoir apporter le « quart d’heure de célébrité » dont nous parlait Andy Warhol. Des likes, des commentaires, des abonnés, s’il vous plaît. À n’importe quel prix.

48 Free the Nipple: le mouvement de libération de la femme censuré par instagram !, 06 octobre 2015,

mcetv.fr.

II. Un rapport au corps obsessionnel et biaisé