• Aucun résultat trouvé

Société numérique colonialitaire : produit de la mondialisation, productrice de la colonialité numérique et d’inégalités de genre

Carte 3 Carte mondiale des principaux réseaux sociaux numériques

Les couleurs indiquent les marques des réseaux sociaux utilisés. Ce qui est en gris représente les zones où ces réseaux ne sont pas utilisés (Many Eyes 2009).

À l’autre bout de la chaîne des webacteurs, se trouvent uniquement des entreprises privées, des opérateurs informatiques, Microsoft, Google, Yahoo !, ou de réseautage numérique, Facebook, MySpace, Linkedln, Twitter, qui sont toutes nées aux États-Unis. Les produits développés, logiciels, plateformes Internet qui forment aujourd’hui le Web 2.0 qui ont vocation à ce que l’internaute soit « moins passif » qu’avec le Web, ont pour leur très grande majorité été créés aux États-Unis, par de jeunes hommes américains (voir Annexe 7). Il est important d’insister ici sur le fait qu’il s’agit d’entreprises privées étatsuniennes, nourrissant un marché, qui s’installent dans un jeu de concurrence économique et cherchent les meilleurs profits financiers. Elles peuvent pour certaines afficher un but philanthropique ou social mais celui-ci est spécifiquement universaliste et paternaliste111. Par ces missions, les créateurs et dirigeants de ces entreprises s’arrogent la mission d’« ouvrir » le monde, de favoriser l’échange entre les individus du monde entier, d’où qu’elles soient, de comprendre ce qui est « le plus important » pour ces individus.

Ces objectifs, sans que leur vocation à vouloir bien faire ne soit mise en cause, en ne cherchant pas à identifier les individus à qui les plateformes collaboratives s’adressent, en les assimilant, traduisent une intention bienveillante à apporter appui, soutien, depuis des personnes qui « savent »112 les TIC – les dirigeants des entreprises ayant ces objectifs – à celles qui ne savent pas les TIC. Mus par un idéal technologique, leurs auteurs ignorent la diversité tout autant que les inégalités sociales, qu’elles soient de genre, de classe, de « race » ou d’âge. Ils s’abstraient de l’histoire autant que de la sociopolitique. En négligeant les inégalités et les rapports de pouvoir qui régissent les relations sociales, ils distillent une vision du monde qui aplanit les différences et inégalités, voire les ignore. Leur croyance en leur rôle messianique trahit, sans pour autant que leurs auteurs s’en prévalent, une vision occidentalo-centrée et masculine des rapports de domination et des règles qui les gouvernent. Cette vision exprime implicitement une forme de colonialité du pouvoir, appuyée d’un universalisme abstrait, emprunt de paternalisme missionnaire.

Pourtant, les théoriciens de l’appropriation citoyenne des TIC s’attardent peu à ces analyses pour le moins sociologiques, sinon politiques. En ce qui concerne uniquement l’avènement du Web 2.0, l’éditeur et essayiste américain Tim O'Reilly affirme que ce « nous » dont il était fait mention plus tôt, modulé par l’expression « un plus grand nombre », considère le Web 2.0 comme une « plateforme » productrice de richesses, « créant des effets de réseau par le biais d'une “architecture de participation” »

111 Voir les missions des entreprises Facebook (“Giving people the power to share and make the world more open and connected.”, <http://www.facebook.com/facebook?v=info>, consulté le 20 janvier 2011), Linkedln (”Our mission is to connect the world’s professionals to accelerate their success. We believe that in a globalconnected economy, your success as a professional and your competitiveness as a company depends upon faster access to insight and resources you can trust.”, <http://press.linkedin.com/ about/>, consulté le 20 janvier 2011), Twitter (“We want to instantly connect people everywhere to what’s most important to them.”, <http://twitter.com/ roncasalotti/statuses/24874092607832065>, consulté le 20 janvier 2011).

112 Le verbe « savoir » est ici utilisé au sens d’une connaissance étendue du domaine que recouvrent les TIC. Il ne se restreint pas à la connaissance technique des outils et usages.

(O'Reilly 2005). Luciano Floridi propose une autre définition tenant pour acquis la forme « participative », sans intermédiaires et ouverte de la plateforme introduite par Tim O'Reilly :

« Le Web 2.0, c'est-à-dire le Web participatif, efface les barrières entre la production et la consommation de l'information en introduisant moins de friction au sein d'une ou de plusieurs phases du cycle de vie de l'information (depuis sa production jusqu'à son utilisation en passant par son traitement et sa gestion), ou efface les barrières entre les producteurs et les consommateurs de l'information. » (Floridi 2009 : 9)

Peut-on considérer toutes ces affirmations comme des vœux pieux ou des propositions scientifiques ? Si elles recouvrent des réalités, pour qui le sont-elles ? Qui est ce « nous » ? L’ensemble des habitants de la planète, hommes et femmes ? L’ensemble des internautes ? Dominique Cardon propose quelques pistes de réponse en précisant qu’ils sont des « étudiants bricoleurs et passionnés de musique », des « militants associatifs américains », des « informaticiens férus de culture générale » (Cardon 2006).

La caractérisation masculine et occidentale de ces usagers porteurs d’innovation est implicite même si la tendance existe à élargir le spectre de cette communauté. Le sociologue tient à préciser que cette communauté est hiérarchisée et très individualisée :

« Contrairement à l’idée souvent véhiculée par les défenseurs des innovations à base coopérative, le développement “technique” de ces innovations est rarement une production collective élargie. Il cache souvent un groupe restreint de fondateurs et une véritable hiérarchie dans les formes de participation à l’innovation, même si cette hiérarchie est parfois masquée afin de ne pas entrer en contradiction avec le discours égalitaire des promoteurs de ces innovations. » (Cardon 2006)

D’ailleurs, même si beaucoup de féministes ont su utiliser l’Internet dans l’expression d’alternatives et de résistances, les femmes et leurs organisations sont généralement absentes des débats et actions qui traversent la question de l’appropriation citoyenne des TIC (Shade 2002). Selon Chat Garcia Ramilo, coordinatrice régionale du programme de femmes de l'Association pour le progrès des communications (APC), les femmes ne participent pas de l’élaboration « des règles, des structures, des standards et des outils de nouvelles technologies » (Garcia 2006 : 68). Aussi, ce monde ne serait pas fait pour les organisations de femmes, « trop informatique », « trop cher », ce qui alimente l’argumentation essentialiste selon laquelle la seule différence biologique entre féminin et masculin explique que les femmes ne seraient pas très portées sur les sciences mais plutôt sur la gestion de la vie quotidienne, les relations sociales… (Fouque 2004, Kristeva 1999-2003, Cixous 1986, Irigaray 1974). Il entérine également la pauvreté intrinsèque des femmes, prétexte désormais déplacé dans la majorité des pays où les stratégies commerciales en matière d’accès aux TIC convergent vers la consommation de masse et donc de très faibles coûts de connexion113.

Aussi, apparemment déconnectées d’une vision des politiques publiques et des lieux de prise de décision, les conceptions plutôt positives de l’innovation par les usages, de l’appropriation par des usagers du « bas », de rupture, d’imaginaire, de participation, développées par les chercheurs du domaine ne donnent pas à penser qu’elles sont reproductibles ni comment, comme si ces usages incarnaient des générations spontanées de pratiques, militantes collectives ou individuelles. Elles ne proposent pas de caractérisation de genre, de classe, de « race ». Aussi ces conceptions ne participent-elles pas de la dépolitisation du débat qu’elles portent fondamentalement ? Ne révèlent-elles pas une forme d’infantilisme politique (Benasayag & Aubenas 2008) ? Cet infantilisme n’est-il pas résolument induit par une croyance dans une « révolution numérique » spécifiquement masculine ? Ces conceptions ne participent-elles pas à la construction d’une a-sexuation d’une société hypermoderne qui ne sait pas gérer ses dérèglements et contradictions multiples (politiques, économiques, sociaux, culturels) ? Pour finir, ces conceptions ne sont-elles pas en train d’organiser un comportement de fuite qui fait à la fois la force de ses instigateurs mais pourrait nuire à la formulation d’alternatives existantes mais non visibles ou rendues visibles ?

Il semble que ce type de questions ne soit pas non plus à l’ordre du jour de la majorité des sociologues de l’innovation et des usages sociaux des TIC. La sociologue britannique Judy Wajcman situe cette absence d’analyse en amont des études postulant l'interpénétration de la technique et de la société (Wajcman 2002 : 51-70). La sociologue française Josette Jouët analyse par ailleurs une sexualisation des machines : le téléphone portable par exemple serait féminin et l’informatique masculine (Jouët 2000 : 487-521). L’historienne et cyberféministe américaine Donna Haraway pense à propos des TIC, qu’elle qualifie d’outils, et des relations qu’ils instaurent, qu’ils peuvent également créer des mythes. Les frontières entre outils des TIC et mythes s’estompent :

« Ces outils incarnent et mettent en vigueur de nouvelles relations sociales pour les femmes dans le monde. On peut en partie comprendre les technologies et les discours scientifiques comme des formalisations, c’est-à-dire comme des moments gelés, des interactions sociales fluides les constituant, mais on pourrait aussi les voir comme des instruments pour mettre en vigueur les sens. La frontière qui sépare l’outil du mythe, l’instrument du concept, les systèmes historiques des relations sociales des anatomies historiques de corps possibles, les objets du savoir inclus, est perméable. En effet, le mythe et l’outil se désignent mutuellement. » (Haraway 1992 : 12-13)

Interroger cette hypothèse sur la perméabilité entre outils et mythes s’avère particulièrement pertinent à l’échelle de l’Afrique. En effet, comment s’adapter, déplacer, détourner, étendre des usages dits sociaux, quand le sujet, l’usager, est socialement, politiquement, économiquement, culturellement éloigné, de son plein gré ou involontairement, de l’apprentissage ou de l’approche technique, de leur intégration dans la vie quotidienne et des processus de discussions des politiques publiques ? Ou encore, peut-on créer et développer des usages sociaux des TIC quand on vit une exacerbation des rapports de domination ? Si oui, lesquels ? Comment sont-ils caractérisés ? En quoi existe-t-il des similitudes et des singularités avec les usagers ne vivant pas dans le même

environnement ? Autrement dit comment la majorité des femmes d’Afrique peuvent-elles être ou devenir des usagères sociales des TIC et comment sont-elles à même de créer des usages innovants ? Comment et quand peuvent-elles se créer un « soi » ? Quelles sont les formes sous lesquelles il s’exprime ? Les réponses à l’ensemble de ces questions sont peu documentées alors que des expérimentations africaines existent qui innovent par la théorisation des usages des TIC pour le genre, et non simplement du genre dans les TIC114.

Par ailleurs, dans le prolongement de ces questionnements et avant de proposer quelques pistes de réflexion sur les usages et d’identification tant d’usagers que d’auteurs, il est intéressant d’insister ici sur l’écart de perception d’objets, le « Web », la « révolution numérique », les « réseaux sociaux », la « société de l’information », entre les chercheurs et les organisations de femmes ou féministes sud-africaines et sénégalaises davantage engagées dans les usages de TIC que dans leur réflexion. En quoi et pourquoi ces objets de recherche ne sortent-ils pas du monde de la recherche ? Ou, pourquoi ne sont-ils pas appropriés par les acteurs que leurs concepteurs disent décrire ou viser ? Comment, après dix ans, se justifie cet écart ? Apparaît un vacuum entre projection masculine occidentale – qui se donne l'universalité pour vocation et réalité – et matérialité féminine subalterne ou périphérique. La colonialité du pouvoir, qu’alimente la société numérique colonialitaire, se révèle alors au niveau théorique. L’analyse de cette société, du système qui la meut, telle qu’elle est proposée par la majorité des sociologues de l’innovation par les usages sociaux des TIC fait elle-même partie de cette colonialité. En ne s’intéressant qu’à des usages qui semblent davantage prescrits ou fantasmés que reflétant une réalité ethnologique ou sociologique, et même si la construction de leur assise à l’échelle occidentale n’est pas ici complètement contestée, cette analyse reproduit des schèmes de classe, de « race » et de genre. Elle digère et assimile les rapports de domination desquels la « société de l’information », son objet, n’est pas neutre et épargnée. Un tel aveuglement mérite qu’on s’interroge sur ce que pourraient révéler des usages innovants émanant de populations invisibilisées ou marginalisées ou intégrant une analyse différenciée de genre, de classe et de « race ».

2. Le mouvement du libre : une faille dans l’innovation par les TIC

Il est avéré que les Africaines n’utilisent que très faiblement les blogs ou autres supports Internet en comparaison des Nord-Américaines ou des Ouest-Européennes. Cette situation corrobore l’analyse de Leslie Reagan Shade selon laquelle la grande majorité des femmes n’investit pas les débats sur l’appropriation citoyenne des TIC. Elle s’explique également par l’aveuglement des théoriciens des usages sociaux des TIC sur le genre. La cartographie des femmes dans le seul mouvement des logiciels libres en atteste. Sur cent développeurs informatiques du libre, seuls deux sont des femmes (aka 2008). Les raisons de cet état de fait sont multiples. D’une part, les explications données abordent les questions « comportementalistes » différenciées par sexe, qui frôlent des réflexions essentialistes ou

condescendantes115. D’autre part, elles posent les questions du temps. Les femmes, prises dans leur ensemble, auraient globalement moins de temps à allouer pour le « bricolage ».

Carte 4 : carte mondiale des proportions de femmes dans le développement

Outline

Documents relatifs