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Société numérique colonialitaire : produit de la mondialisation, productrice de la colonialité numérique et d’inégalités de genre

Carte 1 Carte mondiale des fournisseurs d’accès Internet

Aussi, Carlos Afonso, directeur de la planification du Réseau d’information pour le tiers secteur (RITS) au Brésil, oppose-t-il à l’image d’un réseau « global horizontal d’échange d’informations » celle d’une « “chaîne alimentaire” au sommet de laquelle se trouvent les grands opérateurs des épines dorsales (“backbones”)98, dont les principaux sont des sociétés multinationales des États-Unis » (Afonso 2006). De la même façon, les journalistes français Laurent Checola et Olivier Dumons s’interrogent sur les propriétaires du cyberespace et affirment que les câbles utiles à l’Internet sont « contrôlés par une poignée de géants des télécommunications », ce qui ne fait que reproduire les disparités économiques existantes (Checola & Dumons 2008).

Ils soulignent en particulier que contrairement à des pays « numériquement émergents », comme la Chine, l'Inde ou le Pakistan, l'Afrique est peu dotée en infrastructures. Ils précisent ensuite quantitativement l’ampleur des investissements liés à l’Internet. Depuis 1988, date de la pose du premier câble de fibre optique, 46 milliards de dollars ont été dépensés, dont 934 millions, soit 2%, en Afrique subsaharienne (ibid.). Un nouveau tracé de 10 000 kilomètres amorcé en mars 2008 et financé par la Banque mondiale pour un coût de 300 millions de dollars devait desservir à partir du premier semestre 2010 plus de 250 millions d’habitants de vingt-et-un pays d'Afrique de l'est et australe. Les résultats restent à étudier.

2. Les politiques publiques impactées

Le secteur des télécommunications n’est pas un secteur économique à part, mais sert tous les autres. Il accompagne et soutient la mise en œuvre de la mondialisation des échanges et des marchandises, quelles qu’elles soient. Aussi le secteur privé dans son ensemble est, depuis le début du développement de l’Internet, très engagé dans la « société de l’information » et participe aux débats organisés par les institutions internationales, au même titre, voire beaucoup plus largement et facilement que les organisations de la société civile. Rappelons que le SMSI (Sommet mondial de la société de l’information) est le premier sommet onusien tripartite, c’est-à-dire intégrant officiellement le secteur privé (des entreprises) dans les négociations. Plusieurs organisations de la société civile, et plus majoritairement des ONG, peuvent d’ailleurs témoigner qu’il leur a été plus difficile de participer puis de faire porter leurs voix lors de ces sommets de l’information et de la communication qu’au Sommet de la Terre ou au Sommet contre le Racisme par exemple (Ambrosi, Peugeot & Pimienta 2005 : 15).

Cette tripartie entérine l’absence de pouvoir de décision des États en matière d’informatique et de télécommunication, au centre du système de la « société de l’information » et définitivement toléré comme faisant partie mais surtout relevant de la responsabilité du secteur privé. Pour rester sur les mêmes exemples, autant le climat ou la biodiversité restent encore reconnus, au moins dans le discours, comme relevant de l’intérêt général, du bien commun et donc des politiques publiques des

États, autant les politiques de TIC ne peuvent se faire sans l’aval sinon la priorité donnée aux entreprises privées comme les opérateurs de télécommunication.

Aussi, la « société de l’information » dépend des ordres du jour des multinationales de télécommunication ou d’informatique, à forte dominante concurrentielle sur le terrain économique, et des grandes puissances, majoritairement implantées en Occident. Anita Gurumurthy, experte indienne en politiques de TIC, évoque une « domination stratégique de puissantes entreprises et nations, monopoles bâtis sur le régime de la propriété intellectuelle » (Gurumurthy 2004 : 1), qu’elle associe à un recul démocratique basé sur « l’exploitation des plus vulnérables par l'impérialisme capitaliste, le sexisme et le racisme » (ibid. : 1).

Force est de constater que les États dits « en développement » reçoivent des prescriptions claires de la part de l’Occident. En 2002, Michel Roussin, ancien ministre français de la Coopération, recommandait aux États africains d’abandonner leur souveraineté nationale au profit du niveau régional (Roussin 2003). Il se permettait alors quelques conseils à leur adresse, notamment en termes de gouvernance, évoquant explicitement la corruption, comme élément néfaste du développement économique desdits États. Il avait également parlé de « diffuser une image positive de l'Afrique » (Roussin 2002). À ces fins, il avait dicté des conditions sans équivoque :

« La mise en place des infrastructures de communication entre tous les pays d'Afrique est un impératif pour la croissance et la valorisation des richesses. Dans ce domaine à forte intensité capitalistique exigeant un savoir-faire pointu, rien ne pourra se faire de manière durable sans une concertation étroite entre le secteur privé, les bailleurs de fonds et la puissance publique » (ibid.).

Ce message présente l’intérêt d’être extrêmement explicite et rigoureux sur les politiques de coopération envisagées notamment par la France : la communication et ses technologies représentent un point d’entrée incontournable de l’investissement économique extérieur, qui, de surcroît, se mérite. C’est aux États africains de « faire l’effort » de se plier aux logiques économiques occidentales, sous peine d’être ramenés à leur place, celle de pays en demande, pratiquant la « politique de la main tendue » (ibid.). Il confirme l’orientation politique « par le haut » du SMSI et alimente une rhétorique occidentale arrogante, qui loin de nier l’être, l’assume totalement. Les pays riches se posent comme sauveurs d’une Afrique perdue qui doit tout mettre en œuvre pour s’en sortir, et notamment rattraper son retard vis-à-vis des autres pays et surtout de l’Occident. Cette posture interroge une nouvelle génération de violences économiques entre États, accompagnées de prolongements au niveau épistémique.

3. Les déclinaisons sud-africaine et sénégalaise

Dans le cadre des programmes du Nepad et de l’ITU (UIT 2003), l’Afrique du Sud représente le pays africain qui connaît le plus haut niveau d’infrastructure en télécommunications. Selon le magazine en ligne Southafrica.info, la croissance rapide de la téléphonie mobile propulse le secteur des télécommunications au rang de celui des transports et du stockage, atteignant 10% du PNB

(Southafrica.info 2008). Le journal affirme que « le pays possède le réseau de télécommunications le mieux développé d’Afrique », compte-tenu de l’extension et de la technicité de son réseau numérique99 et représente « le quatrième marché des télécommunications mobiles progressant le plus rapidement au monde ». Selon l’Unesco, en 1998, l’industrie de l’Internet du pays était classée 18e

mondiale. Elle était détenue par un « petit groupe d’hommes, pour la plupart de race blanche, dans le centre urbain de Johannesbourg » (ibid.).

Deux opérateurs occupent le terrain, Telkom, ancien monopole public, aujourd’hui privatisé et dont l’État est actionnaire, et Neotel, dont le marché est restreint. En 2008, 39 millions de Sud-Africains (environ 80% de la population) avaient un abonnement à la téléphonie mobile et avec le développement de l’ADSL et de la 3G, le nombre de ceux connectés à l’Internet a augmenté de 121% en deux ans, passant de 1,8 million en mai 2005 à 3,8 millions en mai 2007 (Nielsen/NetRatings 2007), ce qui reste dix fois inférieur à la téléphonie mobile.

Le Sénégal a également connu de semblables politiques de privatisation du secteur, contraint par les institutions financières internationales ou encore l’UIT, et les politiques d’ajustement structurel qui ont assujetti l’ouverture des pays non seulement aux flux commerciaux, d’investissements et financiers mais aussi aux flux de technologies, d’informations et de services (Nayyar & Bhaduri 1997 : 295-310). Olivier Sagna, historien, maître de conférences à l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar (UCAD), confirme que le Président Abdou Diouf, après avoir organisé, à partir de 1987, la privatisation d’une série d’entreprises publiques du secteur marchand (Samb 2009), s’est par la suite orienté vers les secteurs de l’eau (Sonees) et de l’électricité (Sénélec)100.Le secteur des télécommunications a suivi, avec une loi votée en 1995 autorisant la privatisation de la Sonatel (opérateur de télécommunications)101. Le marché des télécommunications a été libéralisé par l’adoption d’un code des télécommunications en 1996102 (Sagna 2009 : 1).

Ainsi le chiffred’affaires de la Sonatel a progressé de 483,9% en dix ans, passant de 90 695 milliards de francs CFA en 1998 à 529 552 milliards de francs CFA en 2008, ce qui représente 5% du PNB, quant à lui en baisse de 4% durant la même période. Son bénéfice net a augmenté de 229% passant de 47 660 à 156 825 milliards de francs CFA, ce qui a eu pour conséquence directe la progression très importante de la cotation de l’action, qui a augmenté de 400% (ibid. : 6). L’opérateur investit en moyenne deux milliards de francs CFA par an, soit environ 15% des investissements annuels, en milieu rural, dans l’installation de cabines téléphoniques et de télécentres, dont la gérance est généralement confiée aux chefs des communautés (Lacroix 2002 : 168). L’entreprise vise ainsi l’expansion de l’accès au réseau numérique tout en assurant une image de service public auprès des

99 Le réseau numérique sud-africain occupe 99% du réseau continental. Il présente les dernières technologies en matière de ligne fixe, sans fil et satellite.

100 Loi n° 95-05 du 5 janvier 1995 complétant l’annexe de la loi n° 87-23 du 18 août 1987.

101 Loi n° 95-25 du 29 août 1995 modifiant l'annexe de la loi n° 87-23 du 18 août 1987.

populations qui en bénéficient à titre gratuit. L’opérateur attend ainsi de forts retours sur investissement, autant marqués par le développement des infrastructures, leur utilisation, que la diversification économique et financière que ce développement vise.

Par ailleurs, en 2009, un nouvel opérateur, Sudatel, est arrivé sur le marché des télécommunications sénégalais et, depuis le 1er février 2009, la Redevance d’utilisation des télécommunications (Rutel) d’un montant de 2% sur le montant hors taxes de toutes les prestations relatives à l’accès ou à l’utilisation des réseau des télécommunications publiques est appliquée103, ce qui rapporterait mensuellement à l’État environ 12 milliards de francs CFA (Batik 2009). De plus, moins d’un mois après la dissolution du Fonds de solidarité numérique (FSN) en octobre de la même année et dans l’optique, qui semble contradictoire, de « réduire la fracture numérique et d’apporter l’éducation numérique pour tous » au Sénégal, la France, par l’entremise d’Alain Madelin, président du FSN, vendait à l’État sénégalais, grâce à un prêt de la Banque africaine du développement (BAD), 40 000 tableaux blancs interactifs (TBI), pour un coût estimé à 40 millions d’euros (plus de 26 milliards de francs CFA). Loin de répondre directement aux besoins des étudiants, il s’avère que cette opération se veuille purement commerciale et rapporte principalement aux fournisseurs français de ces équipements.

4. Une nouvelle colonialité du pouvoir

L’analyse des impacts des politiques des organisations internationales, États et multinationales occidentales, en matière d’information et de communication, illustre autant le caractère proprement libéral du déploiement des TIC que les nouvelles orientations en matière de développement. Comme le confirme Thomas Guignard, le développement de l’Internet en Afrique « cache une vision ethnocentrique, messianique et libérale », accompagné d’une dialectique binaire « connecté/non-connecté », à l’image de l’ancien paradigme développement/sous-développement développé par les thèses développementalistes (Guignard 2007 : 375). Anita Gurumurthy évoque, quant à elle la « construction sociale des technologies », analysant la mutation des valeurs d’« ouverture, égalitarisme et partage » des inventeurs du réseau numérique vers une « plateforme » au service d’un marché électronique, mis en place par les États-Unis à des fins hégémoniques et capitalistes (Gurumurthy 2004 : 46). Il est d’ores et déjà possible d’évoquer l’hypothèse d’un mythe du rattrapage imposé par l’Occident aux États dits du « Sud », par TIC interposées. Ce mythe aurait pour vocation de placer les États et les populations dites du « Sud » en position de subordination, d’infériorité, de retard, par rapport à une norme, celle d’être « connecté » et bien connecté, selon des critères scientifiques et informationnels et des modalités techniques et économiques occidentaux.

À ce titre, ce secteur économique répond aux caractéristiques d’une nouvelle colonialité du pouvoir en contexte de mondialisation, que nous qualifierions de « colonialité numérique », avec la conséquence immédiate de renommer la « société de l’information », « société numérique

colonialitaire ». Cette société n’inscrit pas formellement ou parfois uniquement les questions d’égalité et de liberté en tête de ses priorités, et encore moins les questions d’égalité de genre, privilégiant en premier lieu le profit financier à court terme. Ce constat s’articule selon plusieurs axes : la sous-représentation des femmes dans ce secteur, l’inégalité d’accès aux TIC entre les hommes et les femmes et les impacts différenciés des politiques mises en œuvre en termes de genre.

II. Les frontières multiples de la société numérique colonialitaire

Des frontières104 tant nationales, qu’économiques, sociales, politiques, épistémiques et de genre sont largement reflétées dans le cyberespace, en Afrique comme ailleurs. L’Internet ou les télécommunications connaissent, comme sur le terrain réel, et en particulier parce qu’ils sont ancrés dans le secteur économique de l’information, des frontières nationales, de classe, de « race » et de sexe (Dines & Humez 2002).

Les organisations internationales abordent la plupart des questions liées aux frontières du cyberespace sous le vocable de « fracture numérique » qui vise principalement l'accès physique et l'accès aux infrastructures, au détriment du contrôle et de la production de contenus (enda 2005). Ce parti pris est considéré comme l'unique vérité pour décrire la situation africaine, le fil à tirer prioritairement pour l'Afrique. Il semble pourtant que de ce fil dépend l’équilibre fragile d’une mondialisation en mutation et en crise qui cherche à la fois des débouchés pour enrayer la récession économique dont elle est l’auteure et des stratégies de contournement de sa multiple dérégulation. De fait, en investissant davantage dans les techniques, cette démarche révèle les enjeux politiques, économiques et épistémiques d’une transformation sociétale en profondeur, qui prend depuis une dizaine d’années ce nom de « société de l'information ». Cette transformation est par ailleurs genrée (Primo 2003) et recherche davantage des consommateurs d’outils et de techniques plutôt que des producteurs de contenus à valeur informative (qui donnent du sens, donnent forme à) et des créateurs de canaux de diffusion de ces contenus.

Il s’agit ici d’analyser plusieurs caractéristiques de ces frontières, pour le moins rendues invisibles. Il faut les identifier afin de mieux décrypter les politiques publiques mises en place aux niveaux international et national. Un tel repérage permet de comprendre leurs effets sur les populations, en particulier en termes différenciés de genre. La caractérisation par type de ces frontières aidera également à la compréhension des usages qui peuvent être fait des outils qui supportent la « société de l’information » par des organisations de femmes ou féministes et de leurs éventuels effets politiques.

104 Le terme « frontière » est utilisé pour caractériser toutes lignes de séparation qui cartographient un territoire, et notamment ici la société numérique colonialitaire. Il s’oppose au terme « fracture » qui qualifie davantage une rupture intervenue par accident ou consécutive à un changement non contrôlé. On ne développera pas davantage la critique de cette notion de fracture qui connaît de nombreux développements, comme l’illustrent les travaux de la chercheuse portoricaine Kemly Camacho (Camacho 2005).

1. Des frontières géographiques

En Occident, les technologies de l'information et de la communication sont promues, tolérées, comme un espace, le cyberespace, ouvert, large, horizontal et transnational. Un espace où chacun, homme ou femme, peut s’exprimer, librement, sans aucun obstacle ni entrave (Gurak 1997 : 104). Concernant uniquement le Web, le journaliste français Francis Pisani avance : « Réduit à sa définition la plus simple, le web n’est en effet rien d’autre qu’un outil pour établir des relations [...] entre personnes, entre données ou documents et, le plus souvent, un hybride de tout cela » (Pisani & Piotet 2008 : 35-51). Les questions qui se posent alors sont de savoir pour qui cet outil permet d’établir des relations et de quelles données il s’agit, et les réponses à leur apporter sont loin d’être simples et universelles, voire universalistes. Elles sont complexes et multiples.

Dans les pays dits du « Sud », c’est-à-dire partout ailleurs qu’en Occident, et en particulier en Afrique, les organisations internationales se concentrent sur la « fracture numérique », et, pour certaines sur la « fracture numérique de genre » qui a plus ou moins été discutée au cours du Sommet mondial de la société de l’information en 2003 et 2005 (Conférence préparatoire régionale africaine, Caucus sur le genre 2003).

Selon un rapport de l’UIT de 2003, la majorité des indicateurs – le PNB par habitant, la télédensité, l'indice de développement humain, l'alphabétisation, la consommation d'énergie, la mortalité infantile, l'espérance de vie – placent l’Afrique en queue de peloton à l’échelle mondiale. L’organisation internationale ajoute que, bien que représentant 15% de la population mondiale, la part de l’Afrique dans le PNB mondial atteint 1%, mais 17% du nombre de téléphones et seulement 1,5% des utilisateurs de l'Internet. La croissance du taux de connectivité de 40% en 2000 était demeurée plus lente que la moyenne mondiale, estimée entre 43% et 50%, soit deux fois moins que le téléphone mobile. L’UIT explique ce retard par les tarifs élevés, une alphabétisation numérique et littéraire « pauvre », la faiblesse du nombre d’ordinateurs, de serveurs Internet et de cybercafés. Le rapport précise que, en 2000, 50% des utilisateurs se situaient en Afrique du Sud, 16% en Afrique du Nord, ce qui laissait un taux de 34% d’utilisateurs en Afrique sub-saharienne, alors que cette région représente 77% de la population du continent. En 2006, la situation a évolué. La répartition des internautes africains était de 24% en Afrique du Sud, 36% en Afrique du Nord, 41% au sud du Sahara (Chéneau-Loquay 2006 : 197).

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