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Carrières matrimoniales et parentalité

dynamique situationnelle et processus de qualification Si la violence demande à être saisie au niveau de l’interaction, il est alors naturel de s’interroger sur son

3. La famille polynésienne

3.5. Carrières matrimoniales et parentalité

Une troisième source de mobilité familiale a trait aux trajectoires matrimoniales. Parmi les enquêtées, la plupart sont issues de familles recomposées, ou ont vécu des mises en ménage successives avec des partenaires différents et des enfants issus des différents « lits ». Cela n’a certes rien de spécifique à la Polynésie française, et nous ne disposons pas de données qui permettraient de quantifier ces mobilités matrimoniales pour les comparer à d’autres territoires. Ce qui caractérise la population d’enquête, en revanche, c’est le rapport des parents aux enfants issus des différents partenaires. En effet, les enfants d’un précédent lit posent souvent problème au moment de la remise en ménage :

Suite à la séparation de ses parents, les deux jeunes sœurs de Jacqueline suivent ainsi leur père, qui s’installe avec sa nouvelle conjointe dans sa belle-famille. Il aura d’autres enfants de ce second lit. Sa compagne vit mal la présence des deux sœurs. Elle les maltraite gravement. Face à cette situation, le grand-père maternel récupère les fillettes et les ramène chez lui, où elles sont réunies avec Jacqueline, qui avait été confiée par sa mère à ses propres parents, à sa naissance. Leur mère, en effet, ne souhaite pas les reprendre avec elle, car elle vit avec un homme et craint que cela ne complique leur relation. Elle ne rompt pas pour autant avec ses filles, mais demeure distante. La charge du soin et des obligations parentales est largement transférée, de fait, aux grands-parents.

Tino et son frère ont été livrés à eux-mêmes dans une maison appartenant à leur famille maternelle, dans laquelle ils vivaient seuls, après que leur mère s’était installée avec un nouvel homme, dont elle aura deux filles. La mère d’Heihere et Maina, deux sœurs, a quitté leur père et refait sa vie avec un nouveau partenaire. Elle entretient des rapports épisodiques avec les enfants de son premier lit. Les deux filles ont d’ailleurs intériorisé la situation, et ne souhaitent pas s’imposer ni « déranger » le nouveau foyer maternel.

(Reconstitutions biographiques à partir d’entretiens.)

Au sein de la population d’enquête transparaît ainsi une conception bien partagée du couple et de la famille conjugale. Du point de vue du couple, intégrer les enfants issus d’une précédente union semble difficile parce qu’ils suscitent la jalousie du conjoint. La question de l’héritage n’est sans doute pas non plus sans incidence, puisqu’elle peut induire, pour le conjoint concerné, la possibilité d’une concurrence

entre ses enfants biologiques et les enfants issus de l’alliance. Enfin, le cas d’Heihere et Maina est intéressant puisqu’il indique que cette conception du couple et de la parentalité, dans le cadre de la mobilité conjugale, peut être mobilisée par les enfants, capables d’anticiper ces attentes parentales bien qu’ils en payent le prix à travers une forme d’abandon.

Là encore, il faut bien reconnaître que la construction du couple et de la vie familiale dans le cadre de foyers recomposés n’est sans doute jamais, nulle part, anodine et implique de nombreux ajustements, dans nombre de sociétés. Cependant, deux traits caractérisent la famille conjugale polynésienne : d’abord, les relations de couple y ont habituellement un caractère très exclusif, marqué par une forte jalousie à l’égard du partenaire. Il suffit de dire pour l’instant que ce repli fusionnel et cette configuration affective semblent rendre difficilement supportable la présence d’enfants issus d’une précédente union, qui témoigne d’une relation passée, d’une intimité et d’affects vécus comme une menace.

Par contraste, la parentalité, dans toutes ses dimensions (affective, nourricière, éducative, de soin) est

conçue de manière flexible, ce rôle n’étant pas réservé aux seuls parents biologiques. Cette dissociation relative entre parentalité « sociale » et biologique, pour le dire ainsi, a pour corollaire une forte circulation des enfants au sein du ‘ōpū feti’i,qui sont souvent donnés en adoption à des proches.

3.6. ‘Ōpū feti’i, mobilités spatiales et mobilités familiales

En Polynésie française, les mobilités au sein de la famille sont aussi fortement corrélées aux mobilités géographiques. Les circulations aboutissent généralement à des situations de corésidence entre parents, les individus circulant typiquement entre les branches du ‘ōpū ho’e ou entre les lignées du ‘ōpū

feti’i : mobilités spatiales et mobilités familiales sont donc particulièrement intriquées.

C’est là une autre différence majeure avec les mobilités familiales à l’échelle nationale, où le départ des enfants marque le plus souvent l’accès à l’autonomie résidentielle vis-à-vis des parents. Si les raisons de ce phénomène sont en partie liées à des divergences de conception profondes concernant les normes et les valeurs familiales – persistance d’une forme de « communisme familial » (Émile Durkheim [1921], cité dans Singly, 2017), malgré la montée progressive du modèle de la famille relationnelle, plus centrée sur les individus – il ne faut pas sous-estimer non plus l’impact réel du niveau des prix sur le marché immobilier, qui interdit à beaucoup l’accès à la location comme à la propriété, en dehors du foncier familial. Les mobilités au sein du ‘ōpū feti’i sont donc fréquentes :

Tino a ainsi vécu une partie de son enfance avec ses parents dans la vallée de Tipaerui, à Papeete, où son père, fonctionnaire municipal, bénéficiait d’un logement de fonction. Premier-né d’une fratrie de quatre enfants, il a vu sa jeune sœur donnée, encore nourrissonne, en adoption à une tante paternelle. Quand il a 8 ou 9 ans, les parents et leurs trois fils partent pour les Tuamotu, sur l’atoll de Kauehi, afin d’y sécuriser l’héritage foncier du père. Ils rentrent plus tard à Tahiti, où ils emménagent dans la famille de la mère, à Pueu, sur la presqu’île. Le père violente fréquemment sa conjointe et les enfants. Les parents se séparent en 2007. Le père quitte alors le domicile familial, laissant les enfants à Pueu. La mère se remet ensuite en couple et emménage à Faa’a, dans la zone urbaine de Papeete, tandis que les enfants restent à la presqu’île. La fratrie est dispersée. L’un des frères est placé par les services sociaux dans une famille métropolitaine, à Teahupo’o. Tino, 12 ans, et son frère restant, vivent seuls dans la maison d’un oncle maternel, parti aux Tuamotu. (Reconstitution biographique à partir d’entretiens.)

Les nécessités de la migration (emploi, scolarité, santé, etc.) organisent ainsi en partie les trajectoires au sein des réseaux de la parenté ; inversement, la famille pose des enjeux biographiques (héritage, par exemple) qui appellent certaines mobilités géographiques ; enfin, la répartition spatiale de la parenté compose une « infrastructure migratoire » (Xiang et Lindquist, 2014), qui facilite certains parcours sur le territoire polynésien, en offrant des ressources à l’installation.

Sur les trente-deux personnes interviewées, vingt-huit ont vécu des mobilités similaires à Tino, au sein du ‘ōpū feti’i. Considérant, encore une fois, la spécificité de la population d’enquête, il est possible cependant que ces situations diffèrent notablement de la population générale et se caractérisent par des trajectoires plus instables au sein de la famille. Reste que cela indique, dans les limites de la population examinée, l’importance de cette volatilité, très directement partie prenante dans la question des violences familiales : le caractère itératif des mobilités familiales, le fait qu’elles soient souvent liées à de très forts enjeux – enjeux familiaux, comme le soin d’un aîné, enjeux biographiques, comme la recherche d’emploi, ou les deux, comme l’adoption – et qu’elles impliquent un engagement important, de la part du ménage « accueillant » et, parfois du parent en mobilité, le fait enfin que ces transactions mettent en jeu les attachements affectifs propres au lien de parenté, sont de nature à favoriser la tension des rapports.