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Au cours de sa carrière bernoise, Haller est amené à réfléchir plus précisément sur la question du sel, d’abord à l’occasion des missions d’inspection des salines d’Aigle dont le

charge à plusieurs reprises le gouvernement

659

, puis lors de sa nomination comme directeur

des Salines de Roche de 1758 à 1764. Immanquablement, Haller ne conçoit pas sa tâche

comme un vulgaire administrateur et sa nouvelle fonction bénéficie de ses lumières d’homme

de science

660

. Le sel est une denrée précieuse au XVIIIe siècle, et les techniques pour le

procurer et le conserver suscitent nombre d’interrogations et de travaux de recherche en

Suisse comme en France

661

. Les salines ont été nationalisées par l’Etat bernois en 1685, mais

656 « Mémoire sur une maladie épidémique arrivée dans le Canton de Berne en 1762 », op. cit., p. 167-171.

657 A. von Haller, « Mémoire sur les plantes à fourrage employées par les modernes », Mémoires et observations recueillies par la Société oeconomique de Berne, 1770, partie 2. – Berne, Soc. Oec., 1770, p. 1-51. « Abhandlung über die Futterkräuter der Neuern. Übers. Durch *** », Abhandlungen und Beobachtungen durch die ökonomische Gesellschaft zu Bern gesammelt. 1770, I. Stück, Bern, Ök. Ges., 1770, p. 1-48.

658 M. Stuber, « “Vous oubliez que je suis cultivateur”… », art. cit., p. 516 : « Weil diese Publikationen grösstenteils sowohl auf Deutsch und Französisch als auch Lateinisch erscheinen, schafft er damit ideale Voraussetzungen zur Kommunikation zwischen lokalen Erfahrungen und internationaler Forschung. » ; « Le fait que la plupart de ces publications paraissent autant en allemand, qu’en français ou en latin, crée des conditions idéales pour la communication entre les expériences locales et la recherche internationale. »

659 En août 1753, Haller est chargé d’enquêter sur une source de sel à Interlaken. Il doit également se rendre pour cette raison dans les salines d’Aigle en août 1754, mai 1756 et 1757.

660 A. Haller, « Mémoire sur l’évaporation de l’eau salée », op. cit., p. 26 : « M. Haller, préposé à ces Salines, en a examiné avec attention toutes les manœuvres, &, comme il arrive ordinairement, les regards du Physicien ont non-seulement éclairé, mais encore enrichi l’Art sur lequel ils se sont portés. »

Signe de son intérêt privilégié pour la question de la rentabilité des salines, lorsqu’en 1759 Johann Georg von Lori demande à Haller de réfléchir à un sujet pour le prix académique de la toute nouvelle Académie des sciences de Munich qu’il vient de fonder, le Bernois propose la question suivante : « Quel est dans les salines, la construction des fours et des poêles la plus avantageuse ? ».

661 Cette préoccupation se matérialise aussi par des constructions audacieuses comme celle de la Saline Royale d’Arc et Senans.

la teneur en sel des sources diminuant tout au long du XVIIIe siècle

662

, l’entretien et

l’exploitation des salines deviennent une préoccupation gouvernementale d’importance. A ce

titre, la question du sel joue un rôle dans l’équilibre de la balances commerciales des cantons

helvètes et elle appartient au registre des transactions diplomatiques

663

. La réputation des

réflexions et des expériences menées sur le sel par Haller dépasse les frontières

664

et des

savants français n’hésitent pas à l’interroger ou à confronter leurs résultats avec les siens. Un

court échange naît à ce propos entre Haller et un médecin de Besançon, Nicolas François

Rougnon de Magny

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qui l’interroge sur la nature et la qualité du sel marin obtenu dans les

fontaines. Haller est prié de lui « (…) dire [son] sentiment sur les inconvéniens qu’[il pense]

pouvoir provenir des sels marins à base terreuse, qui se trouvent toujours, en plus ou moins

grande quantité, dans les sels de fontaine, et qui y sont vraisemblablement apportés par la

décomposition du sel marin dans la rencontre des pyrites vitrioliques

666

. » L’origine

franc-comtoise de Rougnon n’est en aucun cas anecdotique car sa région est une terre de récolte du

sel et les conditions naturelles y sont assez semblables à celles de la Suisse voisine. Un

second courrier de Rougnon, daté de novembre 1762, indique qu’il a reçu une réponse de

Haller et que les vues des deux hommes se rejoignent sur les avantages du sel obtenu par

l’évaporation de l’eau au soleil plutôt que par un procédé plus complexe

667

. C’est encore de

Franche-Comté que parvient à Haller la longue lettre d’un avocat, Claude-Etienne Titon

668

,

irrité des querelles liées à la création d’une nouvelle saline à Lons-le-Saunier. Les griefs

économiques et politiques se mêlent aux détails techniques car les fermiers généraux en

charge de la saline refusent de reconnaître la mauvaise qualité du sel qui contient trop de

substances nocives telles que du sel de glauber et des particules vitrioliques. Titon juge bon

d’instruire Haller des remontrances du Parlement de Besançon et de la teneur de l’analyse

662 Paul-Louis Pelet, « L’économie vaudoise à la fin de l’Ancien Régime, ou la prospérité sans manufactures », dans De l’ours à la cocarde…, op. cit., p. 163-172, p. 165.

663 Lettre de Bonnet à Haller, le 22 août 1767. The correspondence…, op. cit., p. 644. En 1767, Bonnet annonce à Haller que le Ministre français cherche dans le Versoix un endroit sûr pour conserver le sel du Valais.

664 Nous avons centré notre analyse sur le dialogue entretenu par Haller avec les Français, mais il va sans dire que les scientifiques et les gouvernements d’autres pays manifestent de l’intérêt pour les recherches sur la production de sel menées par le Bernois. Dans une lettre datée du 27 janvier 1765, Haller écrit à son ami Tissot que la Cour de Manheim s’est enquise de ses travaux sur « l’exploitation du sel sans feu ».

665 Docteur en médecine de Besançon, Nicolas-François Rougnon de Magny (1727-1799) exerce à l’hôpital de la ville, puis il en devient le chef et y enseigne. Rougnon de Magny publie plusieurs manuels de physiologie, de pathologie et de médecine pratique. Il est chargé d’inspecter les salines de Franche Comté.

666 Lettre de Rougnon du Magny à Haller, le 1ier février 1762. Il semble que ce soit Haller qui ait entamé la correspondance, puisque Rougnon le remercie pour sa lettre du 20 janvier.

667 Lettre de Rougnon du Magny à Haller, le 14 novembre 1762 : « Je n’ai jamais hésité non plus que vous sur la préférence qui est duë au sel des marais salans par-dessus les autres sels culinaires. Je pense aussi que celui des fontaines qui est crystallisé au soleil doit l’emporter sur celui que l’on prépare à l’aide du feu. »

668 Lettre de Claude Etienne Joseph Titon à Haller, le 21 janvier 1764. Avocat probablement à Lons-le-Saunier, Claude-Etienne-Joseph Titon ( ?- ?) est également conseiller à la Cour des Comptes de Dôle.

faite par M. de Montigni, envoyé par l’Académie des Sciences par ordre du roi pour régler la

dispute. Alors que tout conclut à la nécessité de fermer la nouvelle saline de Lons-le-Saunier

et d’en ouvrir une autre à Salin, où la qualité de l’eau est réputée, le Parlement et les notables

bisontins se heurtent au refus des fermiers-généraux qui ne veulent pas voir se tarir la manne

de leurs gains. Toute la lettre de Titon est un témoignage du poids que l’on accorde à la parole

de Haller puisque l’auteur le charge de se prononcer sur les querelles savantes et politiques

françaises.

En 1764, Haller juge bon d’envoyer un travail portant sur ses expériences sur l’eau

salée à ses confrères académiciens parisiens

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. Preuve que les démarches scientifiques

françaises et helvètes présentent d’étroites analogies, l’auteur rappelle d’emblée dans son

mémoire que ses réflexions d’inscrivent dans le prolongement d’autres mémoires publiés par

l’Académie des Sciences en 1748 et en 1762. A ce titre, Haller montre non seulement qu’il a

parfaitement connaissance des textes français et qu’il les a assimilés pour ses propres

recherches, mais encore que la question du sel appartient au registre des réflexions du public

éclairé européen. Dans le premier paragraphe qui sert d’introduction et de justification au

mémoire, Haller déploie l’argumentaire des Lumières sur l’universalité des enjeux de la

science, puisque la récolte du sel est une nécessité partagée par tous les peuples

670

. Il s’ensuit

une rapide évocation de la dialectique des techniques et de la nature car très tôt l’ingéniosité

humaine a su tirer profit de la nature grâce à l’artificialisation du paysage et la création des

marais salants

671

. Ce paragraphe fait jouer les ressorts d’une rhétorique caractéristique du

temps et il est aisé de trouver l’écho des termes de la présentation du mémoire de Guettard

« Sur les Salines de l’Avranchin » publiée dans la partie Histoire de l’HARS de l’année

1758

672

.

L’étude que livre Haller en 1762 se situe dans la ligne des observations qu’il avait

déjà communiquées à l’Académie en 1758

673

. A cette occasion, l’auteur avait rappelé que la

récolte du sel était d’un intérêt économique fondamental pour la Suisse dont les ressources

sont assez pauvres. Pour obtenir du sel par cristallisation, les Helvètes ont donc coutume de

669 « Mémoire sur l’évaporation de l’eau salée », op. cit.

670 Idem, p. 25 : « L’objet dont il est ici question est un des plus importans que la Physique puisse traiter pour l’avantage de l’humanité, la nécessité du sel pour une infinité d’usages a appris de bonne heure aux hommes les moyens de s’en procurer. »

671 Idem : « (…) l’Art venu au secours de la Nature a produit les partemens, les tables des marais salans (…). »

672 « Sur les Salines de l’Avranchin », HARS, 1763 (année 1758), p. 5- 13, p. 5 : « Le grand usage que font presque tous les peuples du sel commun ou marin, la différente situation des lieux où l’on est à portée de le recueillir, le plus ou moins d’industrie dans les hommes qui s’occupent de ce travail, ont donné occasion à différentes manières d’extraire le sel des eaux de la mer, & de le rendre propre à nos besoins. »

faire bouillir de l’eau des sources salées mais outre que ce procédé altère le goût du sel, il se

révèle aussi très onéreux car il nécessite beaucoup de bois et de charbon. Haller a alors

imaginé de construire de larges auges qui, bien exposées au soleil, permettraient d’obtenir le

sel par évaporation. L’expérience se révèle concluante, le sel obtenu est de bien meilleure

qualité et son coût de production a diminué, et le savant s’empresse de transmettre ces

résultats à Paris. Le mémoire de 1762 est plus ambitieux : cette fois-ci Haller s’est fixé la

tâche d’éviter les pertes de sel dues à l’évaporation afin de rentabiliser les salines dont il a la

charge. Après avoir cherché les causes de ces pertes, l’auteur envisage des solutions qu’il

soumet rationnellement à l’épreuve d’outils mathématiques et d’expériences pour s’assurer de

leur pertinence. Comme pour ses recherches médicales, Haller réitère ses observations et ses

expériences six années durant. Il fournit à ses lecteurs français les « Tables suivies de

l’évaporation de l’eau dans ses bassins

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», promises aux lecteurs de l’HARS dès 1758, dans

lesquelles il a relevé les résultats obtenus toutes ces années et dont il se sert pour établir une

ligne moyenne. Très significativement, la méthode de Haller pour mesurer l’évaporation du

sel et imaginer de nouvelles techniques pour en favoriser la concentration, s’appuie d’abord

sur l’expérience, encore une fois synonyme d’observation, et non sur la théorie. Bien qu’il

formule des hypothèses, Haller ne les prend en compte qu’une fois qu’il s’aperçoit que le

résultat obtenu expérimentalement correspond à son postulat de départ

675

.

La question du sel étant un autre thème transversal qui occupe tant les esprits suisses