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traces de découpe des vignettes format 24 x 36 millimètres témoignent de ce qui a été ôté, car sélectionné par Tousignant pour servir dans d’autres réalisations[1]. Des images capturées au cours de voyages en Caroline du Nord, il ne subsiste que les vides des perforations. Nonobstant, les quelques millimètres de bandes de lecture restants laissent deviner par endroits un paysage naturel verdoyant, une voiture grise, des poteaux électriques et, comme le titre l’indique, une autoroute par une journée ensoleillée.

D’un point de vue formel, les planches- contacts incarnent la matérialité inhérente au film photographique (Kodak, couleur, 135 millimètres) rendue visible et partant, l’aboutissement du langage artistique et plastique de Serge Tousignant au fil des ans. Pour ce qui a trait à l’examen analytique de l’œuvre, plusieurs caractéristiques du langage de l’artiste ressortent. D’abord, les débris de bandes de film, restes des maquettes photographiques[2], sont assemblés de manière à reproduire le motif récurrent de la grille séquentielle qu’il maîtrise depuis les

années 1960. Cette structure globale soutient l’œuvre et lui permet de se dérouler comme on déroulerait le temps, lui conférant ainsi une temporalité et un certain dynamisme. Ensuite, la reformulation de ces instants quotidiens cristallisés par leur documentation permet d’introduire deux notions : la rétrospective et la citation. La première implique de poser sur les œuvres du passé et sur les souvenirs un regard tantôt mélancolique, tantôt critique[3]. La progression de sa propre production artistique y est analysée en revoyant ou en réévaluant le passé. La seconde induit que, par ce procédé autoréférentiel qui réutilise ses anciennes créations datant de 1985, Tousignant renvoie à lui-même  : Folio au carré rouge (d’après Highway confidential, 1985) est une photographie de photographies. Par ailleurs, le temps a chargé ces images d’un sens nouveau. Un sens qui, en raison des soustractions, se veut néanmoins énigmatique et subjectif. Chaque vide créé par le retrait interroge sur ce qui n’est plus — mais aussi sur ce qui subsiste — exaltant de cette façon l’imagination des regardeurs à une profusion de possibilités. En ce sens, même s’il ne demeure qu’un échantillonnage de la réalisation, l’évolution de la réflexion à laquelle se livre le photographe est dévoilée, à l’exemple d’un

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travail préparatoire ou d’un work in progress que l’on observe depuis les coulisses.

Disposés au premier plan, les motifs géométriques, aux couleurs et aux dimensions diverses semblent se détacher des planches-contacts pour créer l’illusion de relief, faisant ainsi alterner la perception des spectateurs entre réalisme et abstraction. Cinq carrés (vert, beige, gris, anthracite et rouge) ajoutés ultérieurement en 2015 avec le logiciel Photoshop viennent animer l’ensemble. Si cette manipulation numérique n’est aucunement liée avec les lieux visibles en arrière-plan, il semble pourtant que ces éléments aient été extraits des bribes de photographies analogiques de fond à l’instar de pixels monochromes élargis.

Aussi, depuis les séries Liquides colorés (2010) et Totem (2012), une importance est accordée à l’aspect chromatique sans pour autant que celui-ci soit le propos prééminent. Le motif des formes non- figuratives revient quant à lui régulièrement dans la production de Serge Tousignant  et rappelle sans équivoque les compositions abstraites de Piet Mondrian dont il s’inspire en essayant

d’atteindre un équilibre par le jeu sur les variations de taille des carrés perforés ou numériques, sur les lignes verticales et horizontales qui organisent l’espace, et sur l’épuration de la couleur autant que possible. Bien qu’ils aient tous la même valeur, le carré rouge, légèrement excentré vers la partie supérieure gauche de la photographie, semble mis en exergue. Seule composante de couleur pure, il attire l’œil des regardeurs et donne son nom à l’œuvre.

En outre, le montage par procédé numérique reflète la diversification et l’adaptation de l’artiste face aux nouveaux médiums de son époque, tout comme sa multidisciplinarité perpétuelle dans la tentative de répondre aux problématiques artistiques. À cet égard, l’outil numérique procuré par les nouvelles technologies pourrait également être corrélé avec la découverte d’une technique originale et contemporaine pour peindre des paysages naturels puisque les formes élémentaires sont disposées comme des aplats de couleur qui viendraient rehausser l’ensemble. En effet, les opérations numériques subséquentes aux images analogiques paraissent flotter au- dessus des planches-contacts et suggèrent une tridimensionnalité qui les

détache de la surface plane comme plusieurs feuilles usagées, en l’occurrence des folios, que l’on aurait superposées les unes sur les autres, année après année. Dans Folio au carré rouge (d’après Highway confidential, 1985), il est avant tout question d’équilibre entre photographie et peinture  ; analogique et numérique  ; passé et présent  ; oubli et mémoire  ; tangible et  virtuel  ; récupérations et nouveautés. Pour preuve, les fragments laissés par les vides et les greffes apportées par les pleins sont positionnés dans l’espace selon des rapports étudiés au sein ce que de nombreux auteurs ont déjà qualifié de «  tableau photographique  ». Somme toute, ce que recèle la production sérielle rétrospective et autoréférentielle de Folio, c’est la mise en relation entre fragmentation poétique de l’image analogique et matérialité de l’image numérique dans un dialogue entre diverses plasticités.

Cette hybridation[4] de deux médiums en symbiose offre un retour sur les étapes consécutives et évolutives de sa carrière. L’œuvre a d’ailleurs été présentée à deux reprises dans le cadre d’expositions rétrospectives individuelles  : Serge

Tousignant : Géométrie variable à la galerie Graff de Montréal du 17 mars au 16 avril 2016 puis Serge Tousignant. Exposés de recherche à VOX, Centre de l’image contemporaine à Montréal du 13 avril au 23 juin 2017.

À son habitude, le propos exprimé par Serge Tousignant met en lumière les principes de conception et les idées à l’origine de sa démarche plutôt que le résultat comme l’expliquait René Viau, en 1994  : «  Nous entrevoyons sous nos yeux, en une fulgurante ouverture télescopée, tout autant le processus-même de la création que ses sources et sa résultante  »[5]. C’est pourquoi, en reprenant les pistes de recherche issues d’instants éphémères matérialisés par l’enregistrement, et en les recouvrant partiellement de quadrilatères par l’intermédiaire d’un procédé virtuel sur ordinateur, l’artiste parvient à proposer photographiquement deux grilles de lecture  : la première, composée des vignettes de planches-contacts incomplètes, et la seconde, constituée de carrés mobiles immatériels. Finalement, l’ensemble relève de la subjectivité des spectateurs et de leur capacité à réinventer les pièces manquantes ou rapportées pour embrasser la réflexion de Tousignant.

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[1] Sylvain Campeau, Chambres obscures. Photographie et

installation (Laval : Éditions Trois, 1995), 69.

[2] Marie J. Jean, dir., Serge Tousignant : exposés de

recherche (Montréal : VOX Centre de l’image contemporaine,

2018), 50.

[3] Campeau, Chambres obscures, 66.

[4] Alexis Desgagnés, « L’analogique et le numérique dans la photographie actuelle : une histoire sans fin », ETC, n° 90, (2010) : 9.

[5] René Viau, « Serge Tousignant : photos floraisons », Vie

des Arts 39, n° 156 (automne 1994) : 26,

http://viedesarts.com/Archives/v039n0156_va1158911/v039n 0156p024-026_53500ac.pdf.

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La cour de récréation, une aire de jeu normalement grouillante de vie est pourtant inhabitée dans l’œil photographique de Serge Tousignant. Dans son œuvre La cour de récréation de l’École

Saint-Clément-de-Viauville où j’ai fait ma première année scolaire en 1948 réalisée

en 2015, l’artiste revisite la cour d’école de son enfance. Bien que le titre suggère une approche autobiographique, c’est avant tout l’exploration formelle et optique de ce lieu qui motive Tousignant. La photographie de la cour d’école n’appartient à aucune série, elle est unique dans sa production. Cependant, elle est représentative de sa démarche artistique et de plus de 50 ans de recherches sur la lumière, la géométrie et les ambiguïtés de perception au travers des médiums picturaux, sculpturaux et photographiques. D’apparence minimaliste, La cour de

récréation de l’École Saint-Clément-de- Viauville où j’ai fait ma première année scolaire en 1948 représente une partie de

la cour d’école actuelle où l’on retrouve une remise bleue et un grand cercle blanc au sol. Chaque élément de la composition fait