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Même si elles n’ont pas les mêmes caractéristiques que l’État-nation, les villes sont apparues, au cours des quarante dernières années, comme un niveau de régulation possible

des intérêts, des groupes et des institutions. Cette thèse est développée par P. Le Galès,

depuis la fin des années 1990, dans ses travaux sur les villes européennes. À l’instar de

N. Brenner, ses réflexions mettent les interdépendances entre villes et États au cœur de la

compréhension des sociétés européennes (Bagnasco et Le Galès, 1997 ; Le Galès,

2003 ; Le Galès et Harding, 1996). Elles s’articulent autour de quatre idées centrales. (1)

(2) Lorsque la contrainte exercée par l’État se desserre, un nouveau contexte se fait jour

pour les entités subnationales (villes et régions), qui se traduit par une capacité plus

importante à développer des formes d’autonomie, d’intégration et de stratégies de

développement. (3) Les processus de globalisation et d’intégration européenne, en jouant

sur la recomposition des États, semblent créer les conditions nécessaires à ce décentrage

des modes de régulation socio-économique et politique vers les villes. Ces processus ont

des conséquences majeures pour les acteurs au sein des villes qui s’adaptent aux nouvelles

conditions et contribuent activement « à l’élaboration de nouvelles formes de

territorialisation et d’institutionnalisation, de compromis entre intégration sociale, culture

et développement économique » (Le Galès, 2003 : 23). (4) Les acteurs de ces

transformations dans les villes sont issus de mondes sociaux variés (associatifs,

économiques, politiques, culturels, etc.), ce qui conduit à identifier des modes de

gouvernance urbaine différenciés.

L’hypothèse d’un « intermède historique »

P. Le Galès ne partage pas le déterminisme de N. Brenner sur la réorganisation des

échelles de la société. Il accorde davantage de place à la diversité des situations dans les

villes, même s’il admet la possibilité de « certaines convergences en termes de direction

des évolutions, disons plutôt dans le sens néolibéral, compte tenu des pressions exercées

par les grandes entreprises, les banques, les États et l’Union Européenne » (Le Galès,

2003 : 387). Alors que N. Brenner voit dans ce processus de réétalonnage un choix des

États pour s’adapter au régime d’accumulation postfordiste, P. Le Galès insiste davantage

sur les possibilités offertes aux villes de se saisir d’un nouveau contexte politique et

économique pour se positionner comme un échelon politique incontournable et se

constituer en acteurs collectifs. Selon lui, le processus d’intégration européenne a pour

conséquence une redistribution de l’autorité entre les partenaires publics, remettant en

cause le monopole de la violence de l’État et permettant un relâchement de sa contrainte.

Les élus des grandes villes s’emparent également de cette nouvelle opportunité pour

réécrire leur histoire indépendamment de l’État, souvent en valorisant un aspect

prestigieux de l’histoire locale. L’hypothèse défendue par P. Le Galès est que nous

assistons aujourd’hui à un « intermède historique » – dont nous ignorons la stabilité et la

durée – marqué par l’interdépendance et la confusion des pouvoirs, mais qui redonne un

espace politique plus important aux villes. Ainsi gagneraient-elles en autonomie et

disposeraient-elles de marges de manœuvre accrues. Les acteurs sociaux et politiques

l’auraient compris et orienteraient leurs stratégies en conséquence. Cette interprétation

puise ses origines dans une approche wébérienne de la ville conçue comme une société

l’économie (Weber, 1982). P. Le Galès situe « l’âge d’or » des villes européennes à la fin

du Moyen Âge, c’est-à-dire à une époque où le système de pouvoir n’était pas encore

véritablement stabilisé : il n’y avait plus de système féodal, mais il n’y avait pas encore

d’État-nation. Cet interlude historique est caractérisé par une faible contrainte politique et

beaucoup de circulation de marché. Il correspond à une période de fort développement des

villes, de croissance de leur richesse et d’innovation intellectuelle.

Selon P. Le Galès, les opportunités qui s’offrent aux villes à cette époque ne sont pas

très éloignées de la situation actuelle en Europe. L’État-nation est à son apogée, grosso

modo, de la fin du

XIXe

siècle jusqu’aux années1970. Durant cette période, les dépenses

publiques sont en pleine croissance, le nombre de fonctionnaires augmente et il n’y a pas

d’ambiguïté sur le fait que l’État national gouverne la société : il constitue l’organisation

politique d’une société avec son économie et sa culture. Politique, culture et économie ont,

dans ce projet, les même frontières territoriales (Anderson, 1996 ; Bagnasco et Le Galès,

1997). Mais l’État cesse de se développer depuis les années 1980, ce qui conduit

P. Le Galès à faire l’hypothèse d’un nouvel interlude historique marqué par des hiérarchies

enchevêtrées et un repositionnement des différents acteurs, en particulier des villes. Dans

le même temps, les symboles nationaux semblent perdre de leur signification face à des

cultures locales et régionales de plus en plus valorisées afin de satisfaire des besoins

d’expression identitaire. Ces nouveaux territoires se démarquent par leur capacité à créer

de la mobilisation interne et à produire de l’identité.

P. Le Galès renoue avec une approche wébérienne de la ville, en (re)mobilisant

l’idée de société locale intégrée et d’acteur collectif « ville », même si le contexte est

entièrement différent. Cette orientation « incite à comprendre le jeu des groupes sociaux,

des intérêts et des institutions et la façon dont, dans une certaine mesure, des régulations

se mettent en place, ce qui passe par des conflits et des logiques d’intégration » (Le Galès,

2003 : 24). La constitution des villes en acteurs collectifs implique une relative autonomie

par rapport à d’autres acteurs qui, en Europe, sont de trois ordres : les États, l’Union

Européenne et les territoires politiques infranationaux comme les régions. En effet, pour

exister en tant qu’acteurs collectifs, les villes ne sauraient être dépendantes ou dominées

par d’autres institutions, qu’il s’agisse des États ou des collectivités territoriales de niveau

supérieur :

« Cette "mise en autonomie" […] ne peut qu’être le fait des élites urbaines, porteuses de nouvelles échelles de pouvoir. En effet, se constituer en acteur collectif est le résultat de processus politiques qui requièrent stratégies et tactiques en recourant à des ressources propres

P. Le Galès remonte plus loin dans le temps que N. Brenner pour expliquer le long

processus de réétalonnage de la régulation socio-économique et politique. Il établit des

analogies entre la situation actuelle et l’âge d’or des villes à la fin du Moyen Âge, faisant

état de la déconstruction de la catégorie « société nationale ou nation ». L’autre

particularité de la démarche de P. Le Galès réside dans la tentative de déceler une catégorie

de « villes européennes » qui seraient particulièrement robustes aux dynamiques de

dislocation engendrées par la métropolisation. Il défend une approche de sociologie de la

gouvernance urbaine, centrée sur l’étude des réseaux, des acteurs, des interactions, des

enchevêtrements et des organisations :

« Les villes peuvent être plus ou moins structurées dans leurs interactions économiques et culturelles, les différents acteurs peuvent être en relation avec les autres dans le même contexte local avec des stratégies de longue période, investissant de façon coordonnée leurs ressources, accroissant le patrimoine de capital social. Dans ce cas, la société locale apparaît comme bien structurée, visible, et on peut constater des formes d’intégration (relative) » (Bagnasco et Le Galès, 1997 : 32).

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