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B. Le capital en comptabilité

1. Capital, maintien et profit

Luca Pacioli (1523) explique clairement qu’il existe trois situations possibles pour un marchand : Perdre, gagner, ou « rester [stare] en capital »18. Cette expression « stare in

capitale » est attestée à la fin du Moyen-Age, d’après le TLIO, qui indique ainsi : « Locuz. verb. Stare in capitale : preservare il proprio patrimonio ». Ce dictionnaire rattache d’ailleurs cette locution à sa définition 2 du « capital », soit « tout bien ou patrimoine (actif), meuble ou immeuble ».

Le lien entre « capital » et profit est ainsi clair et fonde une partie de la comptabilité : le profit est déterminé en relation avec le « maintien » du « capital ». Dans ces conditions, soit le profit augmente (ou diminue, dans le cas d’une perte) le « capital », resté stable, soit le profit est déterminé à partir des variations du « capital » autour de ce qui est censé être son « état de maintien ». Les comptes de « Gains & Pertes » (par exemple « Pro & Dano » en italien) que l’on retrouve dès la fin du Moyen-Age et au début de la Renaissance se fondent généralement sur cette première orientation. Ainsi, Ympyn explique : « […] on clora […] le reste du compte de profit, puis on le portera sur le capital […] » (Ympyn, 1543). Luca Pacioli indique le même type de mécanisme : le compte de « Pro & Danno » (ou « Utile & Danno ») se solde dans le compte de capital, qui « reste » le dernier de tous les comptes du Grand Livre19. Kataoka précise

quant à lui que les comptes des Fuggers, tenus par le comptable Schwartz (en 1516, 1518 et

18 « Qual a tutti tre casi possibili in queste tali domande : voglio fia bastante : cioe di di perdete : di guadagnare.

ouer de stare in capitale […] » (Pacioli, 1523)

19 « E questa partita poi ancora lei si converra saldare in quella del cauedal laquelle e ultima de tutti li quaderni

34 1550 notamment) « showed the calculation of profit of seven years by two methods, the revenue and expense method, and the method comparing the two capitals » (Kataoka, 1994)20, c’est-à- dire soit par calcul du profit dans un compte dédié et ensuite transféré vers le capital, soit par détermination du profit par variations du capital.

Cette idée du lien entre profit et « capital » est aussi centrale en économie, et se retrouve en particulier dans les travaux de Hicks (Hicks, 1939, 1942), considérés comme structurant sur ces questions, qui définit, de façon générique, le profit de cette façon :

« […] a man's income [is] the maximum value which he can consume during a week, and still expect to be as well off at the end of the week as he was at the beginning » (Hicks, 1939). Cette idée d’être aussi « riche » à la fin d’une période qu’au début renvoie au problème de « stare in capitale ». D’ailleurs, afin d’affiner cette définition, Hicks propose trois types de profits, en découlant.

Income n°1 The maximum amount, which can be spent during a period if there is to be an expectation of maintaining intact the capital value of prospective receipts (in money terms).

Income n°2 The maximum amount the individual can spend during a week, and still expect to be able to spend the same amount in each ensuing week.

Income n°3 The maximum amount of money which individual can spend this week, and still expect to be able to spend the same amount in real terms in each ensuing week.

Tableau 1

Les profits selon Hicks (1939)

On remarque que la notion de « capital » apparaît dans l’Income n°1. L’étude détaillée de ces trois profits dépasse le cadre de ce projet : nous renvoyons notamment à (Nordhaus, 1995; Rambaud, 2015) pour plus de détails. L’Income n°1, sur lequel nous reviendrons dans la partie III, a notamment servi de base pour les travaux en comptabilité d’Alexander (1950) et de Solomons (1961). Par ailleurs, l’IASB (et le FASB) invoque Hicks « as a foundational authority (Jameson, 2005), notamment dans leur volonté de définir un « […] conceptual framework […] » (Bullen & Crook, 2005) – ce dernier document est un travail conjoint de l’IASB et du FASB pour définir un cadre conceptuel comptable. Un des buts recherchés dans (Bullen & Crook, 2005) est de s’appuyer sur les travaux de Hicks pour conceptualiser le résultat comptable à partir notamment de l’Income N°1. Selon ce document, « that definition of income is grounded in a theory prevalent in economics: that an entity’s income can be objectively determined from

35 the change in its wealth plus what it consumed during a period » (Bullen & Crook, 2005). Il faut noter que Hicks (et ses successeurs et une partie de la réflexion de l’IASB et du FASB) se base sur une vision Fundiste du capital.

De façon étendue, et pour illustrer la relation profonde entre profit et maintien du « capital », Ijiri explique « […] if one has a plot of land on January 1, and the same land plus a building on December 31, the building is his income during the year. How to represent the building by means of a number is a problem which exists apart from the definition of income […] This concept is consistent with the Hicksian concept of income […] Even though Hicks defined income as value, the underlying concept is clearly free of any quantification. The man can ‘consume’ the building and still be as well off at the end of the year as he was at the beginning. In other words, he can restore the original position even after ‘consuming’ the building » (Ijiri, 1967).

Nous désignerons par la suite ce profit, déterminé par le maintien du « capital », par « profit Hicksien ».

Dans tous les cas, nous attirons ici l’attention sur un problème majeur, sous-estimé selon nous, et que l’étude historique permet de réexplorer à nouveaux frais : au vu de ces liens tenus entre profits et « capital », il est impossible de comprendre et correctement calculer un profit, sans comprendre la nature même du « capital ». Par exemple, comme indiqué ci-dessus, l’expression « stare in capitale », d’après le TLIO, renvoie à une notion de « capital » comme biens, patrimoine, et donc non comme argent « simple ». Dans ces conditions, que signifie maintenir le « capital » ? La partie II.A est ainsi à voir comme une analyse incontournable pour ensuite discuter de la notion de « profit ».

Nous en arrivons maintenant naturellement à la question du compte « capital », son lien avec le capital, et avec l’émergence de la partie double.