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canadienne-française

Dans le document Histoire mythique et paysage symbolique (Page 90-93)

Le second exemple de représentation du paysage dans Baie-Saint-Paul est celle du peintre et politicien canadien-français Joseph Légaré (1795-1855). Légaré a choisi de peindre les basses terres de la val- lée du Gouffre entre 1830 et 1843 (Figure 4). La toile illustre l’étendue de la campagne dont les champs s’étirent sur toute la largeur de la vallée et remontent sur le flanc des terrasses fluviales. Les champs s’étendent jusqu’à la limite du fleuve à l’horizon. Légaré accorde presque toute son attention au par- cellaire de la vallée du Gouffre. Les lots perpendicu- laires à la rivière et aux versants de la vallée sont délimités par des clôtures. Légaré marque également le front des terres au bas des versants en y plaçant de petites habitations. L’Ile-aux-Coudres constitue la limite de ce panorama. Le relief est doux, composé de formes arrondies, notamment le long des ver- sants. Seuls quelques bâtiments de ferme viennent interrompre l’ondulation de la plaine. On aperçoit au premier plan un bassin d’eau sombre où se reflè- tent les arbres et les bosquets. De petites collines apparaissent sur les coins inférieurs de l’image. Ces derniers éléments agissent comme repoussoirs ser- vant à orienter le regard vers la plaine agricole.

0 2 4 6 8 1 0 1 2 1 4 1 6 Hydrographie Forêt et montagne Neige Accidents naturels Maisons de campagne Ruines Pêche

Amérindiens Personnages Agriculture

Village Religion Ville Vie militaire Bâtiments publics Auberge Échange Navigation Inst. portuaires

Infras. de transport Moyens de transport

Indus. forestière Industries rurales Thèmes Descripteurs (%) Bainbrigge Légaré

Bainbrigge: N=48 illustrations totalisant 275 descripteurs.

Légaré: N=47 illustrations totalisant 189 descripteurs.

Figure 3

Thèmes abordés par l'iconographie de Bainbrigge et Légaré, Bas-Canada, 1826 à 1855.

À un deuxième niveau, l’arrangement des formes de cette toile révèle une volonté de traduire un espa- ce agricole organisé et relativement prospère. En témoignent notamment l’aspect propre et géométri- que des lots et des fermes ainsi que l’étendue des ter- res en culture. Légaré s’attache à l’aspect organisé, domestiqué et humanisé du paysage. L’orientation de la vue, vers le fleuve, traduit également le caractère central accordé au fleuve comme principal moyen de communication dans la vallée du Saint-Laurent. Nous pouvons remarquer dans cette vision particu- lière du paysage diverses influences.

Au plan artistique d’abord, de nombreuses influences de l’art du paysage européen et surtout britannique sont perceptibles. Nous pouvons notam- ment observer certaines analogies de la peinture de Légaré avec les vues panoramiques des peintres hol- landais du XVIIesiècle. Ces éléments sont visibles à

travers le point de vue particulier de l’artiste qui est large et élevé, la présence d’un avant-plan plus foncé et le reflet des arbres dans la marre, élément décoratif couramment utilisé par ces peintres. Selon Didier Prioul (1993), il est possible que Légaré ait pris connaissance de ce style par des gravures euro- péennes qui circulaient au Bas-Canada à l’époque. Il postule toutefois qu’il l’a plutôt appris de James Duncan, peintre d’origine irlandaise. Nous pouvons également discerner l’influence du Picturesque et du travail des topographes dans la structure particulière de l’image en plans horizontaux séparés par des tons différents, l’utilisation de coulisses formés d’arbres hérités des peintres classiques ainsi que l’aspect très géométrique des bâtiments.

L’origine des influences artistiques de Légaré réside dans son apprentissage particulier des arts graphiques. Il est issu de la petite bourgeoisie mar- chande de Québec. Légaré a appris son métier en recopiant et en restaurant des tableaux pendant sa jeunesse. La plupart de ces tableaux avaient un thème religieux. Il a débuté son métier comme apprenti chez Moses Pierce en 1812. En 1817, Légaré possède son propre atelier de peintre et vitrier. On croit que c’est à ce moment qu’il com- mence la restauration des tableaux de la Collection

Desjardins4, pour le compte des communautés reli-

gieuses et des paroisses. Ses plus anciennes oeuvres connues datent de 1826 (Porter, 1978, p. 10). En plus de portraits religieux, il peint des scènes histo- riques ainsi que des paysages dans le district de Québec. Son médium privilégié était l’huile sur toile. L’oeuvre de paysage de Légaré compte une soixantaine de tableaux réalisés entre 1827 et 1855 (Prioul, 1993, P. V). Il est le premier artiste paysagis- te canadien. Il a également été un collectionneur.

Les oeuvres de la collection Desjardins ont forte- ment influencé son art, particulièrement les paysa- ges d’inspiration italienne avec les ruines pictures- ques de Salvator Rosa et Hubert Robert. Pour Prioul (1993), c’est l’imitation qui caractérise l’art du pay- sage de Légaré. Il procédait par emprunts multiples, et parfois par imitation ou copie directe de travaux auxquels il avait accès : « Il ne fait que modeler ses propres mises en pages sur la vision de ceux qu’il estimait et qui eux pouvaient posséder quelque savoir théorique. » (Prioul, 1993, p. 89). Ses emprunts sont tributaires du mouvement du Picturesque initié par des artistes comme William Gilpin ou Richard Payne Knight, d’artistes européens du temps comme William Turner ou de peintres clas- siques italiens comme Salvator Rosa qui est proba- blement le peintre ayant le plus influencé Légaré. Les peintres topographes comme James Pattison Cockburn ont également eu une influence détermi- nante. Prioul identifie « d’étonnants parallèles » entre l’oeuvre de Légaré et celle de Cockburn. Cette influence prend la forme d’une vision ordonnée de la nature, « rectifiée mentalement afin de l’accorder à un idéal de composition et un travail d’atelier pro- cédant par additions de beaux motifs pour augmen- ter le pittoresque du site naturel. » (Ibid., p. 91). Il affiche une prédilection marquée pour les chutes, les rivières, les forêts, les maisons de campagne, cer- tains paysages urbains et les vues pittoresques. Ce parallèle entre l’oeuvre de Légaré et celle des topo- graphes est également visible lorsque l’on compare les thèmes abordés par celui-ci et Bainbrigge au Bas- Canada (figure 3). Son art était très apprécié des cri- tiques de l’époque. Il a participé à plusieurs exposi- tions. Il obtiendra les deux premier prix à l’Exposition industrielle de Québec en 1854. La

Source : Photographie de Pierre Soulard, 1983, Légaré, Joseph. Baie-Saint- Paul. Musée de la civilisation, dépôt du Séminaire de Québec, Québec, 1994.24989.

Figure 4 Baie-Saint-Paul

variété et l’audace de l’oeuvre de Légaré était très avant-gardiste pour l’époque, la peinture bas-cana- dienne se limitant au portrait et au religieux. Cet avant-gardisme est attribué à l’aisance matérielle de Légaré, qui lui permet de peindre les sujets de son choix sans se préoccuper réellement des ventes (Porter, 1978). Une grande partie de son oeuvre fut d’ailleurs boudée, ses paysages notamment. Cer- taines le furent en raison de leur style particulier, mais d’autres le furent en raison de ses positions politiques. Il connut ses plus grands succès avec la clientèle étrangère.

Les représentations de Légaré sont caractérisées par une documentation réaliste des événements quotidiens en même temps qu’une vue romancée de l’homme en harmonie avec la nature. La figure 3 témoigne de ces deux tendances dans l’oeuvre de paysage de Légaré. Sa recherche esthétique est visi- ble à travers la place accordée notamment à la forêt et aux montagnes, aux amérindiens, aux accidents naturels (les chutes principalement) et aux maisons de campagne. C’est en cela que l’oeuvre de Légaré se différencie le plus de celle des topographes comme Bainbrigge, dont les représentations sont beaucoup plus centrées sur les formes et les fonc- tions socioéconomiques du paysage.

Il est intéressant de noter que malgré ses multi- ples influences et emprunts stylistiques européens, Légaré rejetait les critères européens en fait de pay- sage digne de représentation. Il préférait utiliser sa propre conception de la campagne, intimement liée à ses préoccupations politiques et sociales : « For Légaré, the land, his environment, was important primarily as the location for contemporary social struggles, not merely a battleground but a symbol of the disputed possession, freedom. » (Davis, 1983, p. 7). Il voyait dans le paysage bas-canadien les sym- boles de l’identité de la nation, liée à sa forme par- ticulière d’occupation et d’exploitation du sol. Ce paysage était également perçu par Légaré comme le siège de l’expression de la culture de la collectivité canadienne-française et de ses luttes politiques.

Parallèlement à son art, Joseph Légaré s’est impli- qué au niveau social de plusieurs façons. Il est d’abord sensibilisé aux besoins de la population lors de l’épidémie de choléra de 1832 qui l’incite à se joindre au Bureau de la santé de Québec. Il a ensui- te été élu au Conseil de ville en 1833. Il a été un membre fondateur de la Société Saint-Jean-Baptiste de Québec en 1842. Le progrès économique et social de la collectivité était au coeur de ses convic- tions libérales. Cette préoccupation a également été à l’origine de son implication en politique active. Sa première préoccupation était l’éducation : « Il voulait instruire le peuple [et] le mettre au niveau des autres

populations qui l’environnent, pour qu’il puisse lut- ter avec la même chance de succès. » (Porter, 1978, p. 10). La promotion de l’éducation était d’ailleurs l’un des principaux éléments du programme libéral de la première moitié du XIXesiècle. Légaré a pris une

part active dans les luttes politiques et sociales de l’époque. Ces luttes étaient liées à une opposition des intérêts économiques et sociaux de la minorité anglophone et de la majorité francophone qui s’exprimait ouvertement à la Chambre d’Assemblée du Bas-Canada. Légaré s’est impliqué dans les reven- dications du Parti canadien, et plus tard du Parti patriote. Il a aussi pris une part active aux Troubles de 1837-38, ce qui lui a valu une arrestation en janvier 1837. Il s’est opposé à l’Acte d’union en 1840 et il a milité pour l’obtention du gouvernement responsable en 1847. Il s’est présenté comme candidat Rouge à l’élection partielle de 1848, mais a été défait. Il s’est présenté une nouvelle fois sous la bannière Annexionniste à Québec en janvier 1850, où il fut encore une fois défait. Il s’est également impliqué dans le mouvement de colonisation vers les Cantons de l’Est en 1848-49. Il s’est prononcé en faveur de l’abolition du Régime seigneurial en 1853. Légaré a été nommé Conseiller législatif du Bas-Canada peu de temps avant son décès en 1855.

Joseph Légaré était un membre actif de la nouvel- le élite sociale du Bas-Canada de la première moitié du XIXesiècle. Cette petite bourgeoisie en ascension

était celle des professions libérales et des intellec- tuels issus du peuple et formés dans les collèges classiques. Elle utilisait la Constitution et les institu- tions parlementaires comme levier afin de prendre le leadership de la société. Elle ne pouvait y parve- nir autrement en raison de son absence presque totale de la sphère économique. Ce groupe tentait de prendre le pouvoir et s’instituant comme porte- parole du peuple face au gouvernement et comme garant de sa culture. On rêvait en fait de construire une société idéale, qui maîtrise l’ensemble de ses ressources et dont la grande bourgeoisie soutient l’essor de la culture (Voir Bouchard, 1993 ; Dumont, 1993). L’idéologie élaborée par cette petite bour- geoisie en ascension était le reflet de sa propre situa- tion et de ses intérêts particuliers. Joseph Légaré était le parfait représentant de ce groupe et un grand admirateur des politiques de Louis-Joseph Papineau. L’implication de Légaré au niveau social témoigne de son adhésion à cette idéologie. Le programme du Parti canadien n’a pu que confirmer chez Légaré l’importance de la promotion de cette idéologie à travers le militantisme social et politique ainsi que le développement de la culture.

La tableau de Légaré à Baie-Saint-Paul peut être perçu comme une expression de cette volonté de tra- duire les symboles de l’identité canadienne-française à travers le paysage, ces symboles étant étroitement liés à la conception bourgeoise libérale de cette identité. Elle peut également être considérée comme un moyen d’éducation populaire à travers l’art. En effet, nous avons vu au début de cet article comment l’art du paysage pouvait être utilisé à des fins idéolo- giques afin de faire la promotion de l’État, ou de l’idée dont un groupe ou un individu s’en fait. Connaissant les idées de Légaré sur l’éducation à tra- vers l’art et la culture, cette toile remplissait peut-être un but « éducatif », celui de montrer aux visiteurs les traits du paysage idéal de la nation canadienne-fran- çaise. Signalons que Légaré a ouvert la première galerie d’art au Bas-Canada dans la décennie 1830 (Porter, 1978). Même si le tableau Baie-Saint-Paul n’a jamais été vendu, (peut être victime de son orienta- tion idéologique) il fut certainement présenté au public.

Dans le document Histoire mythique et paysage symbolique (Page 90-93)

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