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de la campagne canadienne-française Philip John Bainbrigge a réalisé une aquarelle dans

Dans le document Histoire mythique et paysage symbolique (Page 87-90)

une représentation étrangère

de la campagne canadienne-française

Philip John Bainbrigge a réalisé une aquarelle dans les environs de Baie-Saint-Paul en 1841 (Figure 2). Son sujet est une ferme située à proximité du village, qui semble être localisée sur une petite terrasse à la base de l’escarpement du côté ouest de la vallée, légèrement en retrait par rapport au village. Il semble toutefois que Bainbrigge a modifié la perspective de cette vue, afin de rapprocher

l’habitation de l’église et du fleuve. Ces éléments devraient vraisemblablement être beaucoup plus éloignés les uns des autres. Ce jeu de perspective n’est pas rare de la part des artistes de la première

moitié du XIXe siècle. Il permet d’accentuer les

contrastes à l’intérieur du paysage et de le rendre plus conforme aux critères du Picturesque, ou encore d’associer plus étroitement certains de ses éléments.

On aperçoit d’abord dans cette aquarelle la mai- son à l’architecture canadienne-française typique de l’époque, avec son toit en larmier et sa cheminée centrale, percée de nombreuses fenêtres. Une véran- da s’étend le long de la façade. Son environnement immédiat est circonscrit par le clocher de l’église à gauche, et un four à pain à droite. La maison et l’environnement qui l’entoure suggèrent une certaine rusticité en même temps que le confort. Le fleuve sur lequel glisse deux goélettes et les montagnes immen- ses qui encadrent cette vue lui confèrent une impres- sion de calme et de quiétude. Un rayon de soleil qui illumine l’avant-scène y ajoute une touche de spiri- tualité. Bainbrigge utilise une palette de couleurs chaudes, des rouges, des orangers et des jaunes, qui viennent conférer une impression de chaleur à la ferme et l’église, en opposition avec des bleus som- bres et du noir utilisés pour dépeindre la forêt et les montagnes. Il crée ainsi deux ensembles contrastés. Les éléments sont également spatialement circons- crits à l’intérieur de plans horizontaux : le milieu humain occupe une faible partie de l’image dans le coin inférieur gauche, l’immensité sauvage environ- nante couvre le reste de la moitié inférieure de l’ima- ge, séparée de la ferme et de l’église par le champs clôturé. La forêt et la montagne sont divisés par le fleuve au calme plat, la route de pénétration à l’inté- rieur de cette nature sauvage. Finalement l’espace occupé par le ciel témoigne de la volonté de l’artiste de conférer un aura spirituel à son paysage.

L’image est marquée au plan expressionnel par une dichotomie : homme-spiritualité et nature-hosti- lité. Ces deux caractères s’intègrent toutefois dans le paysage par leur proximité dans l’espace. On remar- que également dans cette représentation l’attention particulière portée à l’habitat et l’association étroite établie entre l’habitation et l’église, renforcée par l’illumination du soleil. Bainbrigge caractérise le paysage de Baie-Saint-Paul par la spiritualité qui se dégage du mode de vie. Cette spiritualité relève de la proximité de l’église, de l’aura et de la nature qui spatialement entourent la ferme et la protègent.

Philip John Bainbrigge (1817-1881) est d’origine bourgeoise. Il a été en contact avec les grands mou- vements esthétiques de son époque au cours de son séjour à l’Académie Woolwich, où étaient formés les jeunes officiers de l’Empire. On les initiait alors à l’art du paysage et la technique de l’aquarelle, afin qu’ils soient en mesure d’illustrer leurs rapports de croquis de sites particuliers ou encore d’ouvrages défensifs. Bainbrigge a été posté au Canada en 1836. Il a notamment été chargé d’enquêter sur les conséquen- ces de la Rébellion de 1837-38. Par la suite, il a été affecté à des travaux de reconnaissance spéciale qui l’ont amené à voyager à travers les colonies, afin de faire des recommandations quant aux besoins en mesures défensives et en fortifications. La production artistique de Bainbrigge est volumineuse et couvre l’ensemble du territoire canadien de l’époque.

L’aquarelle représentait à cette époque le support le plus commode pour les artistes itinérants, en rai- son de sa facilité de transport et d’utilisation. Le pay- sage tel que représenté par ces militaires se devait d’être le plus fidèle possible à la réalité. Certaines études (Allodi, 1974) démontrent toutefois que ces artistes étaient parfois très sensibles au paysage et à son art. Ils tentaient de lui conférer sinon une profon- deur, du moins une expressivité conforme aux nor- mes esthétiques du temps. C’est le cas de Bainbrigge dont l’oeuvre au Bas-Canada témoigne d’une certai- ne recherche artistique, malgré son souci premier de réalisme. Nous disposons de 48 aquarelles de Bainbrigge réalisées au Bas-Canada au cours de la période 1836-1841. Ces images représentent princi- palement des panoramas des environs des villes de

Source : Archives nationales du Canada, Ottawa, C-11833.

Figure 2

Québec et Montréal, souvent des vues classiques pri- ses du fleuve. Il y a également des paysages urbains, des ouvrages défensifs, mais aussi des villages et quelques campagnes des environs de Québec et de la vallée du Richelieu. Son aquarelle de Baie-Saint- Paul se démarque toutefois du reste de son oeuvre par son sujet et la recherche expressionnelle profon- de qui s’en dégage. Une analyse de contenu réalisée à partir des oeuvres de Bainbrigge au Bas-Canada (Figure 3) révèle en effet une nette prédominance des éléments liés à la description morphologique et aux fonctions présentes dans le paysage (agriculture, ville, transports, ports, etc.), avec toutefois quelques thèmes décoratifs privilégiés par l’art du paysage de l’époque, comme les amérindiens, la pêche, les rui- nes et la forte récurrence de l’hydrographie.

Nous pouvons percevoir dans cette recherche plusieurs influences, à la fois esthétiques et idéolo- giques. Bainbrigge est marqué par la tradition dite « topographique » dans l’art du paysage européen. C’est là que repose son souci d’exactitude des for- mes et des distances, particulièrement important pour un ingénieur militaire. On perçoit également dans la composition de l’oeuvre l’influence du style Picturesque qui apparait en Angleterre à la fin du

XVIIIe siècle, initié par le Révérend William Gilpin.

L’objectif du Picturesque est d’idéaliser le paysage en tentant d’en extraire le caractère sublime (Rosenthal, 1982, pp. 54-58). Ce mouvement privi- légie une mise en évidence du caractère rude, ébau- ché et sauvage des paysages. Les vues intégrant à la fois des montagnes, des plaines et des cours d’eau sont alors très populaires. Au plan technique, cette théorie esthétique utilise des règles élaborées par les peintres classiques. Il s’agit notamment des jeux d’ombre et de lumière, de coulisses formées d’arbres ou d’autres éléments naturels, le repoussoir, et la séparation de la vue en trois plans afin de donner une profondeur au tableau. L’aquarelle de Bainbrigge intègre ces techniques afin de structurer le paysage.

L’importance accordée à l’habitat et à l’église sug- gère également un second type d’influence. Il s’agit de celle d’une nouvelle théorie esthétique initiée en Angleterre à la fin de la décennie 1830 par John Ruskin (1819-1902). Le mouvement qui en a résulté a été qualifié d’«esthétique théocentrique» (Cosgrove, 1979, p. 46). L’esthétique théocentrique s’inscrit dans le courant plus large du Romantisme qui émerge en Angleterre à partir du début du XIXesiè-

cle. Selon Ruskin, l’objectif des arts romantiques est d’exprimer la beauté et le caractère divin de la nature à travers la diversité de ses formes. Ruskin a dévelop- pé à cette fin une approche phénoménologique du paysage, par l’observation et l’expérience directe de celui-ci. La religion évangéliste protestante a égale- ment influencé Ruskin. Dans sa théorie, le paysage

devient un témoignage de la vérité divine qui s’est manifestée lors de la création. L’objectif de l’art du paysage est de rendre le plus fidèlement possible cette nature dans ses moindres détails afin de mettre en évidence sa perfection. Les éléments humains qui occupent le paysage doivent également témoigner de l’unité des formes qui le composent. Le style et les formes architecturales doivent s’accorder au cadre naturel qui les entoure et exprimer l’âme de la nation qui les ont créés (Ibid., p. 47). Ultimement, c’est le « genre de vie » de la nation que Ruskin tente d’expri- mer à travers l’architecture et le paysage. Dans les régions rurales, c’est la religion qui, selon Ruskin, caractérise le mieux ce genre de vie. L’attention don- née par Bainbrigge à l’architecture canadienne-fran- çaise à travers la maison, son association étroite à l’église et le caractère majestueux de la nature qui entoure la scène traduisent ce souci de caractériser le « genre de vie » dans Charlevoix. Ils traduisent égale- ment un souci d’unité et de perfection divine à tra- vers un milieu naturel très diversifié, caractérisé par une grande hétérogénéité des formes et des maté- riaux. En plus d’une esthétique romantique, Bainbrigge semble rechercher l’essence de la culture canadienne-française à travers ce paysage particulier. Il définit cette culture d’abord par la religion, illustrée par le clocher d’église qui surplombe la maison, ainsi que par le rayon de soleil qui illumine la scène. Le second élément qu’il représente est l’architecture. Vient ensuite l’agriculture, dans l’espace à droite de l’habitation. Comme nous l’avons mentionné plus haut, le champs agricole marque une division entre l’espace humanisé et le milieu sauvage environnant. Ce champs semble tou- tefois pauvre en étendue et en mise en valeur. Il semble destiné à un usage exclusivement domesti- que. Ces deux traits reviennent souvent dans la défi- nition de la collectivité canadienne-française de la part des conquérants britanniques à la première

moitié du XIXe siècle. Un an après le rapport

Durham, le mode de vie de la majorité canadienne- française au Bas-Canada est défini par sa base rura- le et agricole, la religion catholique et le faible niveau d’éducation de la population. Durham souli- gne également la piètre performance économique des canadiens-français, tant en agriculture qu’en industrie et leur peu d’esprit d’innovation : « Ils sont restés une société vieillie et retardataire dans un monde neuf et progressif. » (Dumont, 1993, p. 124, cité du rapport Durham). Cette phrase synthétise la représentation très opposée des deux sociétés de la part des britanniques, en fonction de leur moderni- té.

Cette vision d’un mode de vie ancestral et primi- tif des canadiens-français transparaît dans l’aquarel- le de Bainbrigge. Cette représentation des campa- gnes est également populaire parmi les bourgeois

britanniques de l’époque. Elle est tributaire du mythe agriculturiste qui tire ses origines du géorgis- me du XVIIesiècle. Cette idéologie affirmait la base

d’abord rurale et agricole de l’Angleterre, d’où la nation tirait ses qualités morales et la source de sa puissance économique (Rosenthal, 1982). Le mythe agriculturiste est récupéré par le mouvement Romantique qui réagit violemment contre l’urbani- sation rapide des sociétés occidentales sous l’impulsion de l’industrie capitaliste. Cette nouvelle classe urbaine et industrielle est saisie de nostalgie et d’admiration pour la pureté morale et physique des espaces ruraux et de leurs occupants. Ils sont perçus comme un paradis perdu, opposé à la pollu- tion et à la déshumanisation croissante des nouvel- les villes industrielles. C’est pourquoi, sous l’impul- sion de philosophes et de théoriciens comme Ruskin, les bourgeois se mettent à rechercher des espaces ruraux éloignés de la ville et de ses désor- dres afin de goûter non seulement les paysages, mais également l’essence de la nation qui les occu- pent.

C’est le cadre général dans lequel s’insère l’aqua- relle de Bainbrigge dans Charlevoix, où s’allient à la fois les théories esthétiques, le mythe et l’idéologie afin de représenter une vision idéale du paysage à Baie-Saint-Paul, siège de la pureté et de la grandeur du paysage de la vallée du Saint-Laurent, et du mode de vie des canadiens-français. S’y entremêlent le côté primitif et immobile de la culture canadien- ne-française, dont la société est renfermée sur elle- même autour de l’église paroissiale; on y retrouve

également la simplicité, le charme rustique et buco- lique de la vie à la campagne telle que présentée par le romantisme.

Joseph Légaré : l’utopie agriculturiste

Dans le document Histoire mythique et paysage symbolique (Page 87-90)

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