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LES PRINCIPES PHILOSOPHIQUES FONDAMENTAUX DANS LES ECRITS DE SARTRE ET CAMUS

2. Camus et le mysticisme méditerranéen

Dans l’œuvre de Camus, la perte de l’innocence que constitue chez Sartre la reconnaissance par l’individu de sa propre subjectivité (et donc de sa propre liberté et de sa propre responsabilité), a lieu au moment où l’homme se rend compte de la séparation qui existe entre lui-même et la nature vue dans sa totalité138. Ce moment prend la forme d’une confrontation entre la rationalité humaine et l’incompréhensibilité de l’univers naturel, et crée l’impression d’une existence humaine que l’auteur ne sait décrire que par le mot « absurde ». Sartre est dérangé par la similarité entre l’homme et la matière qui l’entoure, c’est-à-dire le fait que tous les deux existent. Or, pour Camus l’élément troublant est plutôt la reconnaissance que l’être humain ne ressemble pas à la matière du

137 Ibid., p. 247

138 Noces, p. 32

monde naturelle, puisque celle-ci semble, par sa nature apparemment immuable, échapper aux ravages du temps139. Par contre, l’homme est chaque jour confronté à sa mortalité et à sa propre finitude140. On peut dire que, pour Sartre, la perte d’innocence vient d’une prise de conscience de la vie et de la nature arbitraire de celle-ci, alors que, pour Camus, la même sensation se doit à la conscience de la mort. Cette constatation n’a rien d’étonnant. Sartre montre à plusieurs reprises une horreur très frappante de l’existence physique, comme si l’incarnation en chair et en os le dégoûte profondément141. De la même façon, le monde naturel dans ses écrits n’a rien de beau ou de féerique non plus, mais constitue plutôt une menace perpétuelle. Il est même tenu pour être vil et crasseux142. Par contre, Camus semble jouir à fond de son existence physique.

Il se réjouit des éléments naturels tels que la mer et le soleil, et il est apparemment fasciné par la corporalité humaine, par la force physique et par la vitalité143. Par conséquent, ce n’est pas du tout surprenant que la reconnaissance d’une limite imposée à l’existence charnelle et sensuelle fait une grande impression sur l’auteur. Tout comme pour Sartre, la reconnaissance de la mortalité, sous forme d’une reconnaissance de la différence entre l’homme et le monde naturel, est éprouvée dans l’œuvre de Camus comme un instant d’illumination soudaine144. Cette illumination constitue un coup de rationalité qui brise les liens illusoires tissés par la conscience entre elle-même et le reste de l’univers, liens qui, chez Camus, prennent surtout la forme d’une sorte de mysticisme sauvage145 datant d’une enfance moins rationnelle et encore remplie d’espoir.

A propos du « mysticisme sauvage », ce n’est pas inutile de comparer les expériences mystiques de Camus à celles d’un autre écrivain dont l’œuvre témoigne du même genre de transport face à un paysage dépourvu de présences humaines, à savoir le poète suisse Philippe Jaccottet. Surtout dans des collections comme Noces et L’Eté, Camus utilise un langage et une imagerie qui rappellent Jaccottet à tel point que les passages où il est question de sa propre immersion mentale dans un paysage semblent presque indistincts

139 Ibid., p. 70

140 Ibid., p. 59

141 Voir par exemple La Nausée, p. 222 à 223

142 La Nausée, p. 118

143 Mailhot (1973), p. 21 à 24

144 Le Mythe de Sisyphe, p. 24

145 Noces, p. 27

de ceux qu’on peut trouver chez le poète. Jaccottet décrit l’expérience comme la confrontation entre une conscience émotionnelle pure et un lieu naturel où la combinaison particulière d’air et de lumière autour d’un centre vide, créé par la verdure qui l’entoure, prête au lieu un aspect d’unité spatiale et d’intemporalité qui, à son tour, sert d’aide-mémoire à l’esprit des origines transcendantales de celui-ci146. L’expérience émotionnelle de ce souvenir refoulé constitue l’expérience mystique. Elle est marquée par le sentiment de n’en faire qu’un avec la nature et, par conséquent, de profiter de la même permanence que la terre elle-même. Bien que l’analyse des expériences mystiques offerte par Camus ne soit pas aussi raffinée que celle de Jaccottet, la description de ces expériences ressemble à celle du poète, surtout en ce qui concerne le rôle de la lumière et du vent dans la création de l’espace vide147. Pourtant il y a une différence entre les deux auteurs. Jaccottet accepte ses expériences comme l’indication d’une réalité transcendante existant derrière le monde visible. Il va même jusqu’à renier son propre scepticisme rationnel, qui menace en permanence de mettre en doute cette foi tellement indéfinie et par conséquent fragile148. Par contre, Camus refuse la possibilité de transcendance offerte par ses visions, et maintient de façon têtue que celles-ci ne sont que des illusions, dont le seul effet est de l’inspirer d’une tristesse profonde à cause de la différence, qu’elles soulignent, entre la permanence de la nature et la mortalité de l’homme149. Au niveau philosophique, l’illumination dont il est question chez Camus n’a donc rien à voir avec celle du Bouddhisme à laquelle je l’ai comparé au niveau de la forme. Où l’illumination bouddhiste représente la libération de l’esprit de sa rationalité quotidienne et le transport vers une perception mystique de l’existence, l’illumination de Camus est plutôt l’inverse, c’est-à-dire un regard mystique qui est brisé par l’intrusion de la pensée rationnelle.

Selon Camus, la séparation entre l’homme et la nature est donc soulevée par la rationalité humaine, qui détrompe l’individu des illusions confortables d’immortalité dont il jouit pendant sa jeunesse. La contemplation de la mort comme fin absolue à l’existence par la raison, qui veut que tout ait un sens compréhensible à ses propres mécanismes

146 Viljoen (1999), p. 78

147 Ibid., p. 27 à 30

148 Ibid., p. 53

149 Noces, p. 29 à 32

psychologiques, mène au sentiment de l’absurde. Ce concept est employé par Camus pour désigner la frustration née de la confrontation entre l’esprit, qui cherche toujours une raison à son propre malheur, et un univers irraisonnable qui lui impose le malheur de façon complètement arbitraire. L’homme voit la terre perdurer, tandis que lui-même, qui est quand même un produit de la terre et fait de la même matière de base, doit mourir pour aucune raison et sans aucune explication qui satisfait à sa rationalité. La notion est dramatisée par Camus dans son premier roman, L’Etranger. Dans le roman on voit le héros, Meursault, vivre dans une espèce de songe presque infantile et profiter pleinement du présent sans le moindre souci du passé ou de l’avenir. Il jouit de sa propre corporalité et se donne librement aux plaisirs charnels du soleil, de la mer et de l’amour physique.

Comme une force de la nature il ne manifeste aucune moralité, il ne juge personne et il passe d’un instant à l’autre comme s’il n’existait aucun lien entre les deux. Selon un commentaire de Sartre, cette constatation est même illustrée de façon concrète dans le récit par l’emploi exprès du passé composé, un temps qui isole chaque partie du verbe des autres et situe ainsi chaque construction grammaticale hors du temps150. Bien qu’on ne puisse pas tout à fait comparer les extases physiques de Meursault aux moments de transport mystique dont Camus lui-même fait l’expérience dans sa vie réelle, toute la description qu’on a de la vie du héros romanesque sert à faire comprendre au lecteur que celui-ci profite d’une relation avec le monde naturel qui ne peut être décrite que par le mot « harmonieuse ». Meursault se trouve dans un état d’innocence première, vivant de son corps et sans que sa rationalité humaine affecte ses décisions : il mange quand il a faim, il dort quand il se sent fatigué et il fait l’amour quand il en a envie. Bref, ce personnage est voué à l’exaltation de toutes les qualités que Camus considère à l’époque comme les éléments de base d’une vie idéale, jusqu’au jour où il est confronté à la mort.

A cet égard on peut noter que, bien que ce soit le meurtre commis par Meursault lui-même qui est la cause directe de sa propre exécution, l’acte fatal n’est que l’accomplissement d’une rupture entre l’homme et le monde naturel qui commence déjà le jour de l’enterrement de sa mère. La rupture est le résultat de son incapacité de comprendre la disparition soudaine : où Meursault a jusqu’alors vécu dans un état d’irrationalité brute, son expérience de la mort éveille sa rationalité humaine et l’oblige

150 Bree (1962), p. 119

malgré lui de faire un sens de ce qui est par définition insensé. L’éveil (ou l’illumination, pour reprendre un terme déjà employé) a pour résultat sa reconnaissance du fait qu’il ne fait pas complètement partie, après tout, du monde naturel, ou au moins pas de la même manière que la matière morte. Cette reconnaissance permet le déroulement des événements qui mènent enfin à son incarcération et sa propre mort. Tout le roman peut donc être lu comme une allégorie de la perte d’innocence qui résulte lorsque l’être humain se voit confronté par la réalité incompréhensible de la mort, et surtout à la réalité de sa propre mort inévitable. La reconnaissance de cette réalité est vécue comme une absurdité fatale pas très différente de l’emprisonnement et la condamnation de Meursault, qui éprouve justement ces évènements comme dépourvus de sens et tout à fait arbitraires.

Comment alors ne pas vivre la mort, et la souffrance qui la précède, comme une injustice monstrueuse perpétrée contre l’espèce humaine entière ? L’échec inévitable résultant des efforts à faire un sens de notre mortalité mène souvent l’homme à se réfugier dans des doctrines religieuses, qui promettent une explication finale de la condition humaine. En plus elles fournissent un espoir d’immortalité qui transforme le spectre terrifiant de la mort en illusion elle-même. Ainsi les doctrines religieuses délivrent le croyant de ses doutes et ses craintes. Or, comme il le fait des possibilités métaphysiques offertes par ses expériences mystiques, Camus rejette également cette « esquive » du problème. Il refuse toute suggestion qu’il existe un espoir de survie personnelle à la mort, et son refus est à tel point insistant et répété qu’il frôle presque le masochisme151. Camus préfère faire l’éloge de la force et de l’orgueil humains152. Il prône la vertu qui se trouve dans l’acte de faire face à l’absurde sans y céder, et de mener un combat contre la tentation de l’espoir et du ressentiment naissant de la contemplation humaine de sa propre finitude153. Au contraire, il essaie de situer le sens de la vie justement dans l’absence d’espoir née de la certitude que tout combat contre la mort est perdu d’avance154, et il conseille néanmoins la poursuite de ce combat comme ayant une valeur innée. Selon Camus, c’est justement l’imperfection d’une vie menant inévitablement à la mort qui permet la possibilité du bonheur, alors que le malheur qui se situe au fond de toute activité humaine, c’est-à-dire

151 Noces, p. 52

152 Le Mythe de Sisyphe, p. 78

153 L’Homme Révolté, p. 29 à 32

154 Le Mythe de Sisyphe, p. 127

la reconnaissance que tout doit prendre fin, nous rend plus sensibles aux sensations agréables et nous permet de vivre nos moments de bonheur à fond155. La notion de combat chez Camus ne constitue donc pas une résistance amère au cours de toute une vie menant vers le tombeau, mais plutôt un défi lancé à l’entropie inéluctable par une revalorisation de chaque instant de vie. L’auteur décrit notre soumission obligatoire à la mort comme une sorte de libération par rapport a notre vie156, et suggère qu’il faut remplacer toute expérience mystique ou religieuse par une expérience pleine de la vie, la plénitude justement rendue possible par l’impermanence qui la sous-tend157. Ainsi Meursault, à la fin de L’Etranger, retrouve son innocence perdue dans un moment de bonheur né de sa contemplation de la « douce indifférence du monde »158. Il retourne à son état originel en rejetant consciemment son propre désir instinctif de faire un sens rationnel de la vie, il échappe à la frustration marquant l’absurde et retrouve encore une fois le sentiment d’harmonie par rapport à la nature dont il jouit au début. Là où Sartre trouve donc son échappatoire à l’imperfection de la condition humaine dans la création d’une idée idéale et intouchable servant à le représenter dans l’esprit des gens après sa mort, celle de Camus se situe dans le monde actuel et dans une existence pleine face à un destin accepté tel quel, sans qu’on essaie d’en faire un sens et rejetant toute notion d’espoir qui risque d’atténuer le simple bonheur d’être ici, maintenant.

155 Ibid., p. 98

156 Ibid., p. 81 à 82

157 Ibid., p. 85 à 88

158 p. 188

CHAPITRE III