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L’EVOLUTION DE LA PENSEE PHILOSOPHIQUE DE SARTRE ET CAMUS

2. Camus et l’art de la déception

En ce qui concerne Camus, sa conception de l’homme se concentre autour de la déception qu’il éprouve en prenant connaissance du fait qu’il ne fait pas entièrement partie du monde naturel. Cette intuition s’impose au moment même où il croit pouvoir revendiquer la rationalité humaine, mais qui en fait entraîne une rupture décisive entre l’homme et la nature, et qui se manifeste surtout dans la reconnaissance de sa propre mortalité. Cette rupture caractérise souvent le passage de l’âge d’enfant à l’âge adulte, et plonge Camus, dans ce cas, dans un sentiment d’amertume et de désappointement à l’égard de sa vie dont il ne se guérira jamais tout à fait.

Néanmoins, Camus continue à bénéficier des expériences quasi-mystiques de son enfance, dont on peut avoir une idée approximative en en comparant la description à celle des expériences analogues de Philippe Jaccottet. Selon Jaccottet, l’expérience mystique comme elle est éprouvée par rapport à un lieu naturel, est marquée par les deux sentiments d’unité et d’intemporalité184. Par conséquent, on peut imaginer que Camus enfant se croit une partie vivante du paysage méditerranéen qui l’entoure, aussi doué d’immortalité ou de permanence que le paysage a dû apparaître à son regard encore innocent. Certes, toutes les évocations de cette enfance retrouvables un

183 Ibid., p. 17

184 Viljoen (1999), p. 27

peu partout dans l’œuvre de Camus, même déguisées en fiction, donnent l’impression d’une époque heureuse marquée par de longues journées trempées dans une mer couleur d’azur et illuminés par un soleil d’or, pleine d’une joie de vivre qui n’est en rien diminuée par l’extrême pauvreté de sa famille185. En plus on lit que Camus, à l’époque, est assez doué physiquement. Il est bon nageur et joueur avide de football186, capable par sa force et sa santé de profiter à fond de son existence purement physique. Laurent Mailhot, professeur émérite de littérature à l’université de Montréal, décrit cette existence comme une enfance « barbare »187. Par ce terme il en indique le caractère en même temps libre et irrationnel. Puis Camus tombe malade, d’abord au cours de son adolescence188, et une deuxième fois comme adulte189. Dans les deux cas la maladie est suffisamment grave pour interrompre ses études190 et, plus tard, l’empêcher de s’engager dans l’armée191. On reviendra à l’influence que cet échec, et cette maladie, ont pu avoir sur la philosophie et les écrits de Camus. Pour l’instant je me borne à indiquer à quel point la première confrontation avec sa propre mortalité a dû être un choc pour l’enfant qu’il est à l’époque. Bien que l’auteur ne nous ait pas laissé de description précise sur cet évènement sans doute bouleversant, on imagine sans difficulté qu’il a dû être assez traumatique, surtout si on considère le ton amère avec lequel Camus s’exprime lorsqu’il parle de la mort, même dans des textes écrits bien des décennies après. L’amertume n’a rien d’étonnant. Après tout, il ne s’agit pas simplement d’un athlète ou d’une jeune personne physiquement douée tout d’un coup privée de sa capacité de profiter de sa vie active. Il s’agit aussi d’une sorte de mystique dont la sensation qu’il partage une connexion profonde avec la nature, et par là d’une immortalité qui ressemble à la permanence de celle-ci, est d’un caractère physique. L’expérience mystique constitue une partie intégrale de son existence. On peut donc bien comprendre que la reconnaissance du fait que cette connexion et cette immortalité ne sont qu’illusoires ait pour effet non seulement un sentiment profond d’injustice, mais également un sentiment d’incompréhension

185 Mailhot (1973), p. 19

186 Gadourek-Backer (1963), p. 13

187 (1973), p. 19

188 Gadourek-Backer (1963), p. 13

189 Ibid ;, p. 27

190 Costes (1973), p. 26

191 Gadourek-Backer (1963), p. 32

totale. L’incompréhension se trouve à l’origine de la notion de l’absurde dont j’ai parlé dans le chapitre précédent. Elle inaugure la première étape dans l’évolution philosophique de Camus, marquée surtout par une résolution d’accepter la « douce indifférence du monde » de manière courageuse et de situer le sens de la vie justement dans l’absence de sens. Ce faisant l’auteur défend en même temps la valeur de la vie physique et la rejection de la rationalité humaine qui cherche toujours à tout comprendre. A cet égard son admiration quelque peu exagérée pour la force et pour la vitalité physique192 est sans doute le résultat de sa propre sensation de faiblesse et d’incapacité corporelle suivant des années de maladie, mais elle comporte aussi un élément psychologique plus complexe, dont on traitera dans un chapitre postérieur.

Or, il y a une grosse différence entre la théorie et la pratique. Entre la résolution d’accepter l’absurde de façon paisible, de renoncer à son propre désir de comprendre l’incompréhensible et de jouir le mieux possible d’une vie purement corporelle d’un côté, et la reconnaissance de la réalité de la maladie, la souffrance et la mort inévitable de l’autre, il existe quand même un fossé qui ne se traverse pas uniquement par de bonnes intentions. Au contraire, alors que Meursault dans L’Etranger a en quelque sorte la chance de connaître le jour et l’heure exactes de son exécution, ce qui lui permet de tirer tous les bénéfices de chaque instant de vie qui lui reste, par contre la monotonie inévitable d’une vie dont on ne connaît pas la longueur empêche souvent l’appréciation profonde de tous les moments individuels par lesquels cette vie se déroule. En plus, la situation de Meursault est telle qu’elle ne permet pas le moindre espoir de s’en sortir. Le fait même de son incarcération rend ce désespoir inévitable et facilitera en somme son « illumination » finale, parce que toute autre esquive mentale lui est niée. Dans la réalité, l’aspect surtout instable de la vie ne permet qu’avec beaucoup de difficulté qu’on s’accroche à une chose ou à une idée unique, alors que l’illusion d’immortalité, comme la décrirait Camus et dont nous sommes tous victimes de par notre nature humaine, nous laisse souvent vulnérables aux tentations des idéologies promettant une telle immortalité.

192 L’Eté (in Noces), p. 99 à 100

Dans le cas de Camus, comme dans celui de Sartre, la guerre va intervenir et le forcer de progresser dans son évolution philosophique. En même temps il est forcé de déménager de l’Algérie en Europe193. Tout d’un coup l’auteur est privé du paysage costal et ensoleillé de la Méditerranée qui a joué un rôle si important dans le développement de ses pensées et de ses sensibilités artistiques premières. Il se trouve exilé dans un pays dont l’aspect naturel diffère complètement de celui de sa patrie, un pays où la simple jouissance d’une vie face à la mer, et sous un soleil éclatant, est rendue tout à fait impossible194. En plus, entouré de l’horreur de la guerre, des massacres et des camps de concentration, comment encore conseiller à ses lecteurs la poursuite d’une vie d’insouciance construite sur une base de pure corporalité irrationnelle ? Par conséquent, Camus abandonne Sisyphe et la résistance passive à l’absurde qu’il a prônée jusqu’alors, et entre dans ce que Costes appelle « le cycle de la révolte »195. Cette étape est surtout illustrée de façon théorique par L’Homme Révolté. Elle est marquée par la réjection virulente de tout espoir d’une vie après la mort ou d’un monde meilleur, et de toute philosophie ou religion qui en proposent l’existence ou la possibilité. Camus dévoue une grande partie se son texte à la dénonciation de tous ces genres d’idéologie, qu’il s’agisse du Christianisme ou de l’existentialisme chrétien, du Marxisme ou de l’humanitarisme. Au contraire, le livre pose la question : à quoi sert la poursuite d’une vie sans espoir, et l’auteur se livre à l’exhortation à une sorte de masculinité exagérée qui est en même temps la raison et la récompense pour lutter contre la tentation offerte par la religion. Camus prend comme image symbolique de sa thèse le personnage mythologique de Prométhée196 : le premier titre du livre aurait été Le Mythe de Prométhée197. Dans son essai il met en évidence sa propre définition de la mort et de la souffrance humaine comme une injustice commise contre l’humanité, et il propose une résistance active et têtue à cette injustice, résistance qui constitue la révolte dont il est question dans le titre.

Quelle forme prend alors sa révolte au niveau pratique ? La réponse n’est jamais donnée de façon tout à fait claire, et la plupart du temps Camus semble se réfugier

193 Gadourek-Backer (1963), p. 102

194 Voir surtout la description du paysage européen dans La Mort Heureuse et Le Malentendu

195 (1973), p. 47

196 p. 44

197 Gadourek-Backer (1963), p. 152

dans des notions plutôt abstraites, par exemple : « se révolter c’est dire non et oui en même temps »198. Or, il propose quand même que la révolte se manifeste dans le bâtiment du « seul royaume qui s’oppose à celui de la grâce : celui de la justice »199. Cette notion suggère qu’il voit la forme idéale de révolte comme la création et la poursuite des principes d’une justice qui, elle, est le contraire de l’injustice constituée par la mort. Par rapport à son point de vue antérieur, cette idée représente une progression philosophique définitive. Sa pensée originelle se distingue par une sorte de soumission à la nature comme une existence indifférente, et par le refus du défi de l’absurde à travers une tentative de rétablir l’unité rompue avec la nature par l’immersion totale dans la vie physique et sensuelle. A l’époque Camus essaie de se forger un nouveau mysticisme sans illusions de permanence ou d’immortalité, ce qu’il appelle une « transcendance vivante, dont la beauté fait la promesse, qui peut faire aimer et préférer à tout autre ce monde mortel et limité »200. Par contre, l’étape de la révolte indique plutôt une séparation mentale qui est faite entre la nature et la mort. L’acceptation et l’amour de la nature n’excluent point la haine et la rejection de la mort, dont la définition comme une injustice pousse maintenant l’auteur vers la recherche ou la création d’une justice contraire qui servirait comme défi humain à ce

« suprême abus »201. Ainsi la philosophie de Camus prend aussi un caractère plus social. Elle va de l’individu vers le groupe, et du cas spécifique au plus général.

Le sentiment social, né, comme chez Sartre, de l’expérience de la guerre et de tout ce qu’elle enseigne inévitablement de la solidarité humaine, mène Camus à l’étape suivante de son évolution intellectuelle. A ce niveau ses méditations sur la justice semblent avoir pour résultat le désir d’établir une règle générale pour la conduite des êtres humains, qui résumerait la totalité de ses notions éthiques sous forme d’un principe unique. Puisant dans son admiration de l’Hellénisme, qui trouve déjà son expression dans des œuvres telles que Noces et L’Eté, l’auteur propose la notion venue de la Grèce Ancienne de limitation comme modèle d’un principe pareil. Selon

198 p. 25

199 p. 129

200 p. 309

201 Le Mythe de Sisyphe, p. 121

cette notion il existe des limites naturelles dans le monde aussi bien qu’en l’homme lui-même, et le dépassement de ces limites aurait pour résultat la tragédie et le malheur202, souvent sous forme d’une punition divine. Il existe même un dieu dans le panthéon grec voué à l’assurance du respect des limites. Ce dieu s’appelle Némésis, et il n’est pas étonnant d’apprendre que Camus a eu des projets pour un livre dans lequel il exposerait ses idées à ce sujet et qui s’intitulerait Le Mythe de Némésis203. Bien qu’il n’ait pas eu l’occasion de l’écrire, Johanna Gadourek-Backer dans sa thèse doctorale sur l’œuvre de Camus nous indique quand même qu’en 1945 déjà, « Camus ajoute à Caligula la scène avec Chérea qui met l’accent sur les limites qu’il faut se donner »204. La date est significative pour sa proximité aux années de guerre, et elle signifie à quel point Camus voit les horreurs et les débordements de la guerre comme le résultat d’un dépassement des limites (à un autre endroit il indique que la limite d’une idée, même celle de la révolte, est là où elle devient meurtrière205). Or, même dans L’Etranger Meursault constate les effets de son acte meurtrier en déclarant :

« j’avais détruit l’équilibre du jour »206. Le devoir moral de l’homme est donc, selon Camus, d’identifier les limites naturelles et de se garder de les franchir. Un tel comportement respecte l’équilibre de la nature et permet l’établissement, ou le rétablissement, d’une harmonie entre elle et l’humanité. Comme le dit l’auteur lui-même à l’époque : « toute déviation du principe d’équité, donc de limite, se trouve à la source de l’injustice et de la souffrance »207.

Une reconnaissance du rôle et de l’importance de la communion des hommes pour aider l’individu à affronter la souffrance et la mort ouvre à la dimension plus sociale marquant le dernier stade du développement philosophique de l’auteur. Cette reconnaissance ne trouve son expression la plus profonde que dans un seul texte, à savoir la nouvelle La Pierre Qui Pousse. Bien sûr, depuis des décennies déjà Camus

202 L’Ete (in Noces), p. 139

203 Gadourek-Backer (1963), p. 152

204 Ibid., p. 40

205 Bree (1962), p. 32

206 p. 95

207 Fitch (1982), p. 51

écrivait sur la solidarité humaine qui marque la vraie révolte208, et toute La Peste peut d’ailleurs être lu comme un éloge de la révolte solidaire face à la souffrance et à la mort. A un moment donné Camus déclare même : « je ne connais qu’un seul devoir et c’est celui d’aimer »209. Or, la nouvelle est rendue unique par le fait qu’elle pose la communion des hommes non pas comme une simple résistance commune à la mort, ni comme le signe d’une plus grande harmonie entre l’homme et la nature, mais plutôt comme un refuge contre une nature fondamentalement hostile. C’est-à-dire qu’il ne s’agit plus d’une séparation entre la nature gentille et la mort méchante comme avant, mais d’une réintégration des concepts nature et mort dans une seule idée, comme on la voit dans L’Etranger, sauf que dans la nouvelle cette idée constitue dans sa totalité une injustice, et la seule justice qui s’y oppose est l’humanité. En plus, lorsque le personnage principal aide l’un des villageois à porter une grande pierre et de se décharger ainsi d’un devoir, ce sacrifice permet son entrée dans le groupe des hommes210. Avec La Pierre Qui Pousse Camus arrive à un point de vue selon lequel le sens et la valeur de la vie ne se trouve pas dans un quelconque mysticisme ou harmonie naturelle, ni dans une révolte solitaire contre la mortalité et l’injustice du monde, mais plutôt, et uniquement, dans notre humanité commune, dont l’individu affirme sa propre appartenance par le sacrifice de soi pour le bien des autres. La Pierre Qui Pousse est publié en 1957 dans le recueil L’Exil et le Royaume et, chronologiquement, elle est la dernière œuvre de fiction publiée par Camus lui-même.

A l’égard de ce texte on peut bien se demander s’il signifie lui-même une dernière, et peut-être ultime, étape dans le développement philosophique de son auteur. Est-ce que celui-ci aurait enfin lâché son passé de mystique, son hédonisme naturel, sa révolte et son quasi-paganisme grec pour simplement trouver dans l’amour, l’amitié, la fraternité et la communion des hommes le soulagement de la terreur inspirée par la mort et la souffrance ? La question restera à jamais sans réponse.

208 L’Homme Révolté, p. 36

209 Mailhot (1973), p. 401

210 (in L’Exil et le Royaume), p. 188

CHAPITRE IV

LA CONTRADICTION ENTRE L’ATHEISME ET L’IMPERATIF MORAL