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Riche en métatexte, les romans de Mudimbe suggèrent parfois la clé à utiliser pour les appréhender. Ainsi, l’abbé Landu, héros de Entre les eaux, a ces mots :

Il fait bon. C’est le plaisir que je ressens sur cette route. La lecture du temps part de moi, de mon corps reposé, ennuyé ou fatigué. Pour moi, aimer la nature, c’est un peu rechercher le goût enfoui en moi. Le choix de mes regards ne serait-il qu’une vue rétrospective de mon univers? L’appel des sources m’effleure (1973 :79).

En ce passage, se trouve condensé le principe de la phénoménologie qui « demande à l’être humain de se situer comme sujet dans la perception qu’il a du monde et de ses entours et dans l’action qu’il exerce sur le monde et sur les autres » (Contat, 1996 : 2).

Pour Landu, tout comme pour Nara d’ailleurs, dire que « la lecture du temps part de moi, de mon corps reposé, ennuyé ou fatigué », avouer qu’ « aimer la nature, c’est un peu rechercher le goût enfoui en moi », c’est dire, comme le suggérait Merleau-Ponty, que le

sens et la valeur qu’il donne au monde traduisent l’ordre de son existence comme subjectivité, laquelle ne fait qu’un avec son existence comme corps (Merleau-Ponty, 1945 : 467). C’est aussi suggérer qu’il porte le monde en lui « en titre d’unité de sens ».

Enfin, cela signifie qu’il en est « une prémisse nécessaire » (Husserl, 1950 :23).

Dans ce sens, l’approche théorique que nous mobiliserons pour débrouiller notre problématique est la phénoménologie. C’est dire que nous analyserons Entre les eaux comme l’expression ou le compte rendu de l’être-dans-le-monde de Landu. En ce sens, avoir affaire à Entre les eaux, c’est avoir à faire à la manière dont Landu, le héros de Mudimbe, a réussi ou échoué à faire de tout ce qu’il a vécu un moyen d’interpréter le monde, une manière aussi d’entrer en rapport avec les autres. C’est ainsi que nous le suivrons pas à pas pour voir comment émergent dans ses dires sur le monde, sur les autres, sur la science et les traditions, les éléments de ce que Hountondji a appelé « son entrelacement primordial avec le monde », ce lieu « où se dessinent, avant toute énonciation et toute expérience verbale, les configurations de notre rapport au monde et aux autres ». Ceci fait penser à Merleau-Ponty qui suggérait que nous habitons le monde et le signifions à la manière dont nous assumons notre corps qui est déjà langage, mieux encore, expression (Merleau-Ponty, 1945 : 239).

Cependant, si la subjectivité est primordiale, si elle constitue la clé d’entrée dans les romans de Mudimbe, il reste que c’est à travers un discours, une parole que celle-ci se donne à voir à l’œuvre. Ici aussi apparaît ce que Sartre, dans sa méthode dialectique, a appelé dépassement. En effet, la parole n’est rien d’autre que l’appropriation du langage.

Comme l’écrit Paul Ricœur :

L’acte de parole s’oppose à l’anonymat du système ; il y a parole là où un sujet peut reprendre dans un acte, dans une instance singulière de discours, le système de signes que la langue met à disposition ; ce système reste virtuel tant qu’il n’est pas accompli, réalisé, opéré par quelqu’un qui, en même temps, s’adresse à un autre. La subjectivité de l’acte de parole est d’emblée l’intersubjectivité d’une allocution (Ricœur, 1969 : 88)

A cela il convient d’ajouter que le langage « est le médium, le ‘‘milieu’’ dans quoi et par quoi le sujet se pose et le monde se montre » (Ricœur, 1969 : 252). Autrement dit, l’instance de parole se révèle un fait fondamental : par la prise de parole, un individu se pose de manière absolue comme sujet et se manifeste comme tel en s’appropriant des signes qui lui préexistent. Une prise de parole authentique, celle qui n’est pas simple bavardage, est l’expression de la force innovatrice du sujet dans un système institué de signes. En ce sens, la lecture des textes de notre corpus s’attachera aussi aux stratégies discursives déployées dans le récit. Nous dépouillerons les modalités énonciatives et narratives pour comprendre le texte du monologue de l’abbé Landu en tant que tentative d’appropriation et déchiffrement singulier et original, de l’histoire personnelle et de la société en général. C’est dire que nous serons attentif au « substrat sociohistorique de la prise de parole, mais aussi à l’univers discursif dans lequel la parole émerge. » (Bisanswa, 2009 :50).

Benveniste insiste sur « la relation discursive au partenaire » (1970 :16). L’ego, son alter et la référence forment le cadre de l’énonciation. Si la première et la deuxième personnes sont présentes, il existe parfois une troisième absente et objectivée. C’est celle ou ce dont on parle en dialoguant. L’emploi excessif d’une catégorie de mot, le recours à un champ lexical particulier et les tropes sont expressifs. Les interjections, le rythme, les pauses et le débit traduisent un mouvement de l’âme. Dans le cas où ce mouvement

affecte beaucoup le comportement d’un personnage, l’analyse freudienne sera indispensable en vue d’identifier l’origine ou la cause de cet affect singulier. Les désinences verbales ne sont pas gratuites. En introduisant, dans l’analyse, les situations où l’acte de la parole se réalise, l’approche énonciative se révèle plus forte que la pure immanence.

En effet, l’ego assumant la langue « implante [nécessairement] l’Autre en face de lui » (Benveniste, 1970 :14). C’est la structure du dialogue (même lors du monologue).

L’Autre est celui dont le sujet, par des techniques oratoires, « influence en quelque manière le comportement » (p.15). Avec l’approche énonciative, on a affaire à

« l’expression d’un certain rapport au monde » (Benveniste, 1970 :14), car le besoin de référer est inévitable chez le sujet et, chez l’Autre, celui de co-référer identiquement.

Ainsi, les déictiques sont des outils éloquents.