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Le cadre de la protection : un moyen de limiter les excès du

B. Un moyen de contenir les excès du protecteur

1. Le cadre de la protection : un moyen de limiter les excès du

La protection a permis à l’alliance entre la Ligue et l’Espagne de dépasser la mésentente qui la caractérisait et les crises qui la traversèrent épisodiquement. Son cadre moral, sous-tendu par la religion catholique et ses principes de charité et de fraternité chrétienne, n’était pas seulement un prétexte pour l’alliance mais aussi un gage de loyauté pour le protecteur et un rempart pour le protégé. Car en effet, les obligations morales dans

245 Voir la sous-partie II.B.2.a.2. sur les agents ligueurs en Bretagne et leur rôle comme groupe de pression dans les négociations.

246 Ibid, II, doc. 258, p. 85-93.

247Si, en effet, les Espagnols parvinrent à installer une garnison à Vannes en début d’année 1595, cela s’est fait en collaboration avec les frères d’Arradon et non par la force.

248 Par exemple, la construction du fort de Roscanvel suivit l’échec espagnol aux États Généraux de 1593 et précéda le second temps de tractations sur la reconnaissance des droits de l’infante sur le duché de Bretagne. On note une alternance entre diplomatie et offensive militaire jusqu’en 1595 où l’Espagne prit ses distances avec Mercœur et se concentra sur des offensives en Basse-Bretagne.

lesquelles la protection confinait ses membres offraient un moyen de rappeler au protecteur son rôle et éviter ses excès. La mauvaise entente entre les deux partis du camp catholique et l’unilatéralisme décomplexé des Espagnols avaient donné à Mercœur des raisons de se plaindre régulièrement aux ambassadeurs espagnols à Nantes voire même directement à Philippe II.

D’ailleurs, la forme avec laquelle Mercœur rappelait ses obligations à Philippe II est également intéressante. En bon diplomate, il savait parer ses accusations d’un vernis d’éloquence. La rhétorique du chef de la Ligue bretonne pour aborder la question des débordements de son allié est intéressante car éminemment diplomatique. Plutôt que de nommer les problèmes et accuser ouvertement Philippe II d’outrepasser son rôle pour se faire envahisseur, Mercœur jouait la carte de la prudence en rejetant la faute sur l’insubordination de ses agents sur place. En d’autres termes, il pratiquait la langue de bois diplomatique avec l’idée que Philippe II comprendrait le sens profond de ces remontrances et se sentirait directement visé.

Un exemple caractéristique de cet usage bien compris du cadre de la protection nous est donné par le père Marcellin Cornet, un émissaire envoyé par Mercœur à Madrid en 1592 pour relayer ses plaintes au Roi Catholique. L’année précédente avait été marquée par une grande offensive britto-espagnole au cours de laquelle les premières tensions entre Mercœur et Águila avaient commencé à poindre. Le père Cornet s’y plaignait de cela mais surtout des intrigues que menaient les Espagnols dans le dos de la Ligue :

Mondict seigneur ne peult aussi s'empecher de faire entendre à V . M. les pratiques secretes que font quelques ungs des dictz Ministres en Bretaigne [les agents espagnols] [...] sans luy en communiquer aulcune chose, non quil treuve mauvais quilz gaignent et acquièrent, par tout en bons lieux, un bon nombre de serviteurs à V . M. [...] mais ce luy est ung très grand ennuy de voir que se cache de luy, ainsi que s'il avoit donné quelque occasion de doubter de sa fidélité249.

Cet extrait est intéressant parce que caractéristique de la rhétorique diplomatique de Mercœur, bien que ce soit ici un émissaire qui parle en son nom. Tout d’abord on y retrouve la prudence rhétorique du chef de la Ligue qui se garde d’accuser directement Philippe II, en rejetant la faute sur ses agents de terrain. Ensuite – et c’est ce qui nous intéresse en premier

lieu – il est intéressant de voir comment l’émissaire de Mercœur utilisait le cadre moral de la protection pour rappeler au Roi Catholique son rôle de protecteur. Il soulignait la faille morale que représentaient les ententes secrètes de l’Espagne avec d’autres nobles ligueurs, notamment lorsque cela se faisait aux dépens de Mercœur, puis amenait la question sur le terrain, éminemment personnel et moral, de la confiance. Avec une candeur feinte, le père Cornet jouait la carte de l’offense et rappelait au Roi Catholique l’obéissance et la rectitude dont avait fait pourtant preuve la Ligue bretonne. Sans mettre ouvertement en cause son protecteur, Mercœur parvenait ainsi à lui faire comprendre son mécontentement et, indirectement, le mettre en garde contre les répercussions que pourraient avoir ces excès sur l’alliance.

Si la plupart des – très nombreuses – plaintes qu’envoya Mercœur à Philippe II suivaient ce même schéma, en mai 1594, le comportement de l’allié espagnol l’avait convaincu de se montrer plus offensif. Cette année fut marquée par une profonde crise de l’alliance à cause de la construction du fort de Roscanvel par les Espagnols en toute indépendance. Mercœur avait envoyé à Philippe II un nombre bien plus important de plaintes que les autres années et cela dès l’arrivée des renfort espagnols à Blavet en décembre 1593. À partir de mai, la prudence rhétorique dont il avait fait preuve dans les premiers temps était mise de côté face à l’urgence. Dans ce qui ressemblait presque à une accusation directe, il disait à Philippe II :

Et pour mon regard, j'aurois aussy argument de me mescontanter, si je pensois que tel mespris procedast du consentement de V. M.. Mais, ne luy ayant jamais donné subiect de me traicter de la sorte, je ne puis me persuader qu'il vienne d'elle [...] scachant quelle ne demande sinon repartir et conserver à un chascun ce quy luy appartient, suivant l'équité et la justice250.

Bien qu’il soit difficile de mesurer l’impact de ces plaintes sur l’action espagnole, il semble que leurs répercussions immédiates soient restées limitées. Dans le cadre de l’affaire de Crozon, la construction du fort se poursuivit après mai 1594 jusqu’à l’arrivée de la coalition des Anglais et des royaux. De même, les nombreuses plaintes de Mercœur contre le général Águila et ses demandes répétées de contrôle sur les troupes espagnoles dans un souci

de coordination, restèrent sans suite. L’Espagne agissait avec indépendance vis-à-vis de son allié et, par moment, n’hésita pas à bafouer les principes de la protection.

Néanmoins, il est probable que ces plaintes aient eut un effet plus indirect et aient freiné ainsi les opérations espagnoles. En rappelant à Philippe II son rôle et son engagement envers une Ligue vigilante et prête à défendre ses droits, Mercœur envoyait une menace. Il faisait prendre conscience au Roi Catholique du danger que ses actions unilatérales et expansionnistes faisaient courir à l’alliance et à son image en Bretagne. On peut supposer que Philippe II y était réceptif car il avait besoin d’un relai dans le pays et ne pouvait se permettre de se fâcher avec les locaux. Au moment de l’affaire du fort de Roscanvel, la question des droits de l’infante au duché de Bretagne était encore en suspens. L’Espagne jouait sur deux tableaux en même temps : la diplomatie et la conquête armée, et ne pouvait donc pas se brouiller complètement ni avec Mercœur ni avec les Bretons en général. Elle était contrainte de tenir son rôle de protectrice. Ainsi, c’est avec une certaine retenue qu’elle mena ses opérations unilatérales. Lorsqu’elle envoya des troupes pour prendre Brest à partir de 1592 par exemple, elle essaya de garder l’affaire secrète et Philippe II rédigea même une lettre mensongère à Mercœur pour justifier le débarquement d’octobre 1592251.