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Damnation débute avec un paysage industriel vu depuis la fenêtre ; le Tango de Satan termine avec son obstruction définitive. Le docteur, après avoir vu l’origine du son des cloches, barricade sa fenêtre, plongeant sa chambre dans le noir complet. Motif récurrent chez Béla Tarr, la fenêtre participe au marasme de son cinéma. Elle impose le temps tragique aux personnages en dévoilant la pluie, la boue et le vent, les contraignant à une attente continue, à un état de prostration sans issue. Mais le cadre de la fenêtre renvoie aussi à celui du cinéma, basculant l’attente des personnages vers le spectateur ou la spectatrice.

Pour Estelle Bayon, la fenêtre, historiquement liée à « l’invention picturale du paysage » (2016, p. 48), participe chez Tarr de son désœuvrement. L’observation attentive du docteur est la même que celle de la caméra qui scrute la boue, les murs en érosion ou la pluie incessante : « Il s’agit moins d’enregistrer le paysage que sa perte, pour se souvenir que le monde se métamorphose de manière cyclique, inéluctablement » (ibid., p. 52). Le premier chapitre du Tango de Satan montre plusieurs personnages observer le dehors à travers la fenêtre des Schmidt. Mais le point de vue de la caméra empêche de voir l’objet du regard ; la fenêtre, voilée par un rideau, ne cadre que le blanc du ciel. Notre attention se porte alors sur ce qui se présente à nous : les personnages passifs, le mur, le sol, ou encore le rideau, dont le motif contraste avec l’austérité du décor. Sur le tissu est imprimé une série de cercles enchaînés à la manière d’un collier de perles, évoquant les transformations

cycliques du paysage. Assis à côté de la fenêtre, Futaki se lamente à Mme Schmidt : « Regarde seulement comment cette vie de merde continue ». La vie de merde, c’est le travail de ferme, les petites trahisons des gens du village, mais aussi les pluies d’automne qui reviennent ensevelir les maisons sous la boue. Plus tard, alors que Futaki discute avec M. Schmidt, la caméra entame un lent travelling latéral dont le fil conducteur est le même motif, une série de cercles, imprimé sur un second rideau. Les formes géométriques s’accumulent sur la chaîne ; la progression linéaire répète inlassablement le même cycle qui aboutit, à la fin du travelling, à l’extérieur pluvieux, où un cochon mastique dans la boue.

Sans même nous le montrer, la fenêtre renforce ainsi l’état de désolation du paysage. Mais elle participe surtout de l’entrapment des personnages qui, malgré tout, restent longuement prostrés devant elle. La fenêtre permet avant tout de caractériser les personnages comme des sujets « voyants », tel que décrit par Deleuze, c’est-à-dire un sujet perdant la possibilité d’action au profit de la vision. Ce nouveau type de personnage, que Deleuze rencontre dans le cinéma d’après-guerre, découle d’une esthétique de l’image- temps :

[I]l VOIT, si bien que le problème du spectateur devient « qu’est-ce qu’il y a à voir dans l’image ? » (et non plus « qu’est-ce qu’il y a à voir dans l’image suivante » ). La situation ne se prolonge plus en action par l’intermédiaire des affections. Elle est coupée de tous ses prolongements, elle ne vaut plus que par elle-même, ayant absorbé toutes ses intensités affectives, toutes ses extensions actives. Ce n’est plus une situation sensori-motrice, mais une situation purement optique et sonore, où le voyant a remplacé l’actant : une « description » (1985, p. 356).

Dans le Tango de Satan, cette posture est en effet intensifiée par la fenêtre : le docteur, qui passe ses journées à observer le dehors, décrit dans son journal les changements météorologiques et les actions des autres personnages, sans jamais lui-même en entreprendre. Comme le souligne Rancière, chez Béla Tarr, regarder les choses par la fenêtre, « c’est se laisser envahir par elles, se soustraire au trajet normal qui convertit les sollicitations du dehors en impulsions pour agir » (2011, p. 37). Lorsque sa Palinka est vide, le docteur se rend dans un hangar où discutent deux femmes. Elles lui proposent un marché sexuel, « comme dans le temps », mais le docteur refuse ; il rencontre ensuite Estike qui lui implore son aide mais, contrairement à la responsabilité que suggère son titre,

il la repousse. On devine que les longues heures passées devant la fenêtre lui ont fait perdre toute capacité d’action, son corps se fusionnant peu à peu au coussin de son fauteuil. Le docteur n’est maintenant bon qu’à diagnostiquer la plaine malade, sans pouvoir prodiguer de soins.

Tous ces personnages regardant passivement le cadre lumineux de la fenêtre renvoient inévitablement au spectateur ou à la spectatrice. « Fenêtre sur le monde », « cache » démasquant une partie de la réalité (Bazin, 1985, p. 188), le cadre de la fenêtre évoque celui du cinéma, ouvert sur l’infini du réel. Mais ici, le monde en question est vidé de son histoire, vidé de sa substance ; la nature n’aménage de l’espace que pour l’inorganique et le putrescent. Le poste d’observation du docteur rappelle inévitablement celui de L. B. Jefferies, dans Rear Window (Hitchcock, 1954). Dans ce film, l’autoréflexivité du cinéma s’affiche bien dans le personnage « voyant ». Deleuze voit d’ailleurs dans le personnage impuissant d’Hitchcock, pourtant maître de la narration classique, le début de l’effondrement du schème sensori-moteur (1983, p. 276) ; le héros est désormais un spectateur inactif, distancié de l’action. Jefferies s’implique néanmoins dans les événements par le regard ; c’est d’ailleurs l’observation du monde par la fenêtre qui élabore le récit, qui met en tension les personnages isolés dans leurs appartements. Et après la longue observation des agissements d’autrui, l’action envahit la chambre de Jefferies, mettant son propre corps en jeu. Dans Rear Window, le dispositif de la fenêtre implique le spectateur ou la spectatrice dans le récit ; le tissu narratif est créé par ce qu’on décide de « cadrer ». Dans le Tango de Satan, au contraire, elle trahit un détachement du monde ; les personnages n’observent rien d’autre que l’écoulement cyclique du temps. Mais si la fenêtre renvoie au cinéma, l’inaction des personnages est aussi la nôtre : « The on-screen act of waiting (whether in isolation or collectively) is […] translated into a collective act of waiting on the part of spectators in the space of the cinema theater » (De Luca, 2016, p. 41). L’attente n’est toutefois pas celle dont parlait Augustin et qui correspond au présent du futur (l’attente de quelque chose). Il s’agit d’une attente passive, invitant le spectateur ou la spectatrice à exercer sa « vision », à chercher « ce qu’il y a à voir dans l’image ».

Cette relation entre le « temps qui passe », ici incarné dans le paysage, et le témoin, rappelle la conception phénoménologique du temps tel que développée par Merleau-Ponty. Pour le philosophe, le temps n’existe que selon une subjectivité : « Le temps suppose une vue sur le temps […]. [C]’est le déroulement des paysages pour l’observateur en mouvement. Le temps n’est donc pas un processus réel, une succession effective que je me bornerais à enregistrer. Il naît de mon rapport avec les choses » (1945, p. 473). Toute conception du temps, aussi mathématique soit-elle, est impensable sans un sujet pour la vivre. Le temps phénoménologique n’est en somme pas si éloigné du temps augustinien18, qui se constituait d’un mouvement de l’âme, d’une opération de l’esprit plutôt que d’une mesure du monde matériel. Mais si le temps se déploie par le rapport entre le corps et les choses, qu’arrive-t-il si le personnage ne bouge plus ? Si les corps s’immobilisent, comme les ruines au milieu du paysage boueux ? Le temps d’« après » dont parle Rancière trouve ici son expression dans l’attente sans espoir bien plus que dans le cours tragique de l’Histoire. Le pessimisme de Béla Tarr ne réside pas uniquement dans le monde, il tient d’abord de la résignation des personnages à observer son pourrissement.

Le motif de la fenêtre, chez Béla Tarr, caractérise donc à la fois le monde et les personnages. Elle crée un lien entre le désastre météorologique et la passivité de ceux qui le subissent. C’est là le renversement du motif de la fenêtre dans la scène de danse. Plutôt que de regarder le pourrissement du monde extérieur, la petite Estike regarde vers l’intérieur ; elle observe non plus la désolation du monde, mais le geste dynamique des danseurs et des danseuses. L’enfant reste sous la pluie, dans le monde en dévastation. Mais en changeant le sens du regard, le personnage voyant ne regarde plus une « fenêtre sur le monde », ouvrant vers l’inconnu, mais un « monde intérieur ». La dégradation du paysage est remplacée par une danse d’ivrognes isolés de la pluie, dont la joie naïve contraste avec la désillusion de l’enfant. Évidemment, Estike reste dans la tragédie, invisible des gens à l’intérieur. La fenêtre est sale, opaque, et le visage ne nous laisse aucune prise sur ses pensées. La vue de son visage fantomatique pose alors une série de questions : la danse déclenche-t-elle son envie de suicide ? Se rend-elle compte de son incapacité à entrer en

18 Ricœur retrace d’ailleurs la pensée phénoménologique du temps jusqu’à Augustin, qu’il qualifie de « premier phénoménologue » (1985, p. 468).

communauté, à devenir une adulte ? Ou le spectacle de la danse lui offre-t-elle un baume salvateur, une réjouissance bloquée trop tôt par l’arrivée du docteur ? Ce qui est sûr, c’est que, dans le cours du récit, la danse vient freiner la tragédie. Elle interrompt littéralement la marche de l’enfant vers la mort.