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2. Le film musical hollywoodien

2.1. Busby Berkeley

Dans l’Image-temps, Deleuze propose une description exemplaire des chorégraphies de Busby Berkeley :

Chez Berkeley, les girls multipliées et reflétées forment un prolétariat féérique dont les corps, les jambes et les visages sont les pièces d’une grande machine à transformation : les « figures » sont comme des vues kaléidoscopiques qui se contractent et se dilatent dans un espace terrestre ou aquatique, le plus souvent saisies d’en haut, tournant autour de l’axe vertical et se transformant les unes dans les autres pour aboutir à de pures abstractions (1985, p. 83).

Les moments de danse tourbillonnent dans un mouvement attractionnel qui s’éloigne de la narration, comme des capsules isolées et autarciques. Si les chorégraphies kaléidoscopiques de Berkeley sont représentatifs d’une esthétique de l’agrégat (et, corollairement, de l’attraction), il ne faut pas oublier qu’elles s’insèrent dans des histoires plus larges. Les historiens l’ont souvent rattaché à « the avant-garde, abstract, and surreal traditions of nonnarrative cinema » (Rubin, 1993, p. 4), occultant de cette manière l’héritage scénique de Berkeley (il est effectivement issu de Broadway) mais, surtout, son insertion dans un cinéma narratif. Ses chorégraphies négocient la contradiction de discours qui forme le film musical. Pour Deleuze, « ce qui compte, c’est la manière dont le génie individuel du danseur, la subjectivité, passe d’une motricité personnelle à un élément supra-personnel, à un mouvement de monde que la danse va tracer » (1985, p. 83). L’intérêt n’est donc pas seulement dans les visions abstraites créées par la chorégraphie, mais par le basculement entre une individualité, menée par la narration, et l’onirisme.

La dépersonnalisation du corps est en effet remarquable chez Berkeley, et pas seulement pour les protagonistes : les « girls multipliées » n’ont aucune individualité, leurs corps identiques forment un ensemble synchronisé et fantasmé. Difficile de ne pas y voir une objectivisation brutale du corps de la femme, notamment dans le numéro Young and Healthy, de 42nd Street (1933), dans lequel les jambes des femmes prennent l’apparence

d’un cocktail de crevettes servi aux hommes les encerclant, ou encore les nombreux numéros où les corps des femmes se transforment en ornements architecturaux910.

Mais il est vrai que le cinéma permet à Berkeley d’engager un rapport différent à la danse, celui de la spectacularisation de la caméra : « Editing, camera angle, camera movement, optical effects, and other cinematic devices are freed from the constraints of realistic, narrativized, cause-and-effect discourse of the narrative, they are free to soar into the realms of pure design and abstraction » (Rubin, 1993, p. 43). Ces effets « pour la caméra » renforcent l’attraction du dispositif et favorisent l’autonomisation du récit. Le mouvement des corps dépersonnalisés sert à créer des formes géométriques, souvent uniquement visibles du point de vue impossible de la caméra. Il nous semble effectivement que la « spectacularisation de la caméra » de Berkeley trouve son équivalent chez Méliès, par exemple, dont les trucs, bien qu’ils n’impliquent pas de mouvements de caméra élaborés, seraient impossibles sans le point de vue de la caméra. Dans de nombreux films, les chorégraphies de Berkeley viennent se joindre en forme d’épilogue, comme une explosion kaléidoscopique célébrant la fin du récit. Difficile de ne pas y voir un parallèle avec les finales emblématiques de la cinématographie-attraction, comme dans Ali Baba et les quarantes voleurs (Zecca, 1902), par exemple, où le décor se transforme en explosion de couleurs et de mouvements circulaires. Dans les deux cas, l’attraction n’est pas conçue comme représentation filmée du théâtre, mais comme spectacle purement cinématographique.

Selon Paci, ces moments spectaculaires, chez Berkeley comme dans l’ensemble des films musicaux, se développeraient avec « une temporalité qui leur est propre, se manifestant dans une tension du présent, comme une irruption ou une alternance entre le montrer et le cacher » (2011, p. 23). Nous reviendrons sur la notion de présent dans le cinéma attractionnel. Notons pour l’instant que la temporalité de ces moments, qui fonctionnent par apparition et disparition plutôt que par progression, rappelle celle de la cinématographie-attraction (Gunning, 1993, p. 6), voire celle des jouets optiques. Il y a en

9 À ce propos, voir : Fischer, Lucy. 2010. « City of Women : Busby Berkeley, Architecture, and Urban Space ». Cinema Journal, vol. 49, no. 4, été, p. 111-130.

10 Notons que dans son célèbre texte, Laura Mulvey citait directement Berkeley pour définir sa notion de

male gaze. Voir : Mulvey, Laura. 1975. « Visual Pleasure and Narrative Cinema ». Screen, vol. 16, no. 3,

effet une répétition du mouvement qui mène à une forme de transe, à laquelle s’adjoint une pulsion scopique — la frontalité de la caméra disparaît, mais l’exhibition existe toujours :

The hooped dresses are lifted to create a sea of autonomous legs that sway one way then the other, while the camera turns on its side against a mirrored pond, doubling each identically-dressed chorine to produce copies of copies of copies. Most importantly, each of these components is imbued with rhythm, rolling and oscillating in short, repetitious movements that begin Berkeley’s process of transcoding, that push our gaze past the pleasant faces and looks of romantic longing and towards the increasing exposed flesh, the legs which sway and tremble with every vibration of the music (Pustay, 2015, p. 185).

Le passage du « visage » à la « chaire exposée » est aussi celui du corps comme individualité au corps-objet. Le rythme répétitif et la multiplication, autant des danseuses que des gestes, « mécanisent » les corps, rappelant, d’une certaine manière, les danses mécaniques des jouets optiques. L’individualité des danseuses est perdue, laissant place au « mouvement de monde » dont parle Deleuze, qui nous fait perdre tout contact avec la narration.