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183 Loic Blondiaux est issu de la science politique et travaille sur l'épistémologie de l'opinion publique (vote, sondage) ; Yves Sintomer vient de la philosophie politique et s'interroge sur les théories contemporaines de

la démocratie ; Marie-Hélène Bacqué est sociologue-urbaniste, spécialisée dans les banlieues. Elle a

parti-cipé à de nombreux travaux avec les deux acteurs précédents mais n'est jamais directement intervenue en

Poitou-Charentes.

Sur la base du constat de « l’impensé », procédural et théorique, de la « démocratie

partici-pative » (Blondiaux 2005), ils s'efforcent progressivement de resserrer sa définition et de

mettre en avant une conception plus radicale : contre la « démocratie de proximité »,

démo-cratie de consultation qui entretiendrait la division du travail politique, ils promeuvent des

dis-positifs participatifs qui érigeraient la participation citoyens en « quatrième pouvoir ». Le sens

visé par la catégorie savante « démocratie participative » est ainsi autant académique que

poli-tique : cette définition nouvelle a pour objet de distinguer les formes non souhaitées de

consultations auxquelles renverrait la « démocratie de proximité », des formes souhaitées de

l’idéal participatif qu’ils visent. Ils s'engagent dans un travail de catégorisation et de

labellisa-tion des « bonnes pratiques ».

Pour qualifier ces « bonnes pratiques », la notion de « démocratie délibérative »,

principa-lement utilisée dans le monde anglo-saxon a dans un premier temps été suggérée. À l'image

de l'article de 2002 intitulé « l'impératif délibératif », elle est même la première option

envisa-gée pour qualifier des « dispositifs à la fois participatifs et délibératifs [qui] en dépit de

diffé-rences nombreuses, possèdent cependant certains traits communs qui autorisent leur

rappro-chement analytique. Ils ont d’abord pour enjeu d’assurer une forme de participation des

ci-toyens ordinaires à la discussion d’enjeux collectifs, de produire du jugement public au

tra-vers d’une discussion collective réunissant des acteurs d’origines différentes » (Blondiaux

2004). Mais rapidement l'« idéal participatif » se substitue à « l'idéal délibératif »

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. Pour

ex-pliquer l'imperméabilité de la France au concept de « démocratie délibérative », Loïc

Blon-diaux avance deux hypothèses : le terme français de délibération est associé à l'idée de

déci-sion effective et semble devoir être réservé aux assemblées représentatives ou au jury

crimi-nel, et une moindre sensibilité culturelle aux vertus de la délibération (Blondiaux 2008a,

p.43). La préférence française pour la notion de « démocratie participative » doit sans doute

aussi être rapportée au succès de l'expérience du Budget participatif de Porto Alegre,

disposi-tif participadisposi-tif mais peu délibéradisposi-tif. La notoriété de l'expérience brésilienne mise en œuvre

de-puis 1989, s’accélère à la fin des années 1990, lorsque le mouvement alter-mondialiste y tient

ses premiers forums mondiaux. Yves Sintomer, dans un ouvrage co-écrit avec Marion Gret

« Porto Alegre, l'espoir d'une autre démocratie » est le premier à diffuser en France les

« bons » résultats de l'expérience, et de ce point a indéniablement favorisé « le retour des

ca-184 Évolution de langage sensible chez Loic Blondiaux : initialement sa préférence allait à la notion de démo

-cratie délibérative, mais il utilise désormais la notion de « démo-cratie participative », et d'idéal participatif.

ravelles » (Sintomer et al. 2008)

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: la mobilisation massive des classes populaires aurait

per-mis une réorientation des ressources de l'action publique vers les quartiers les plus défavorisés

(Gret & Sintomer 2002). A la faveur de réseaux de diffusion multiples (Bacqué et al. 2010),

le « budget participatif » connait une expansion rapide d'abord en Amérique Latine puis en

Europe. Une des clés du succès du budget participatif réside dans le pouvoir décisionnel qu'il

attribue aux citoyens, ce qui le distingue des dispositifs consultatifs. Ses résultats sont donnés

comme preuve de l'efficacité en terme de justice sociale de la participation des citoyens au

processus décisionnel, ce qui peut aussi expliquer son succès au sein de la gauche française.

Le « budget participatif » est un symbole de l'essor de la « démocratie participative »

en-tendue dans une définition restrictive chez ces quelques spécialistes des sciences sociales :

« nous proposons de réserver le terme de démocratie participative au dernier modèle. La

di-mension politique y est fortement affirmée, de même que le rôle de l'État. La dynamique

par-ticipative est largement politisée et c’est seulement sur la base de son succès qu’un certain

consensus surgit parfois dans un second temps. Dans ce modèle de nouvelles institutions sont

crées qui disposent d’un véritable pouvoir décisionnel, ou co-décisionnel et qui incarnent un

quatrième pouvoir. Les dispositifs doivent de ce fait s’appuyer sur des règles claires et

impli-quer une qualité délibérative assez forte » (Bacqué et al. 2005). Comme le met en évidence

cet article de vulgarisation, deux critères de distinction de la « démocratie participative » et de

la « démocratie de proximité » sont principalement avancés : le pouvoir décisionnel délégué

aux citoyens et la qualité des procédures mises en œuvre.

« Mais c’est surtout dans son sens plus restreint que la démocratie participative fait

dé-bat, notamment lorsqu’elle est opposée à la "démocratie de proximité". Dans cette

der-nière, qui prédomine en France, la participation reste essentiellement consultative et les

élus conservent le monopole de la définition de l’intérêt général, et donc de la prise de

dé-cision. Si les citoyens sont engagés à exprimer leur point de vue particulier dans le cadre

d’un dialogue avec les responsables politiques, ces derniers font librement la synthèse de

la discussion, pratiquant une "écoute sélective" des arguments qu’ils intégreront ou non.

À l’inverse, la démocratie participative vise à donner un réel pouvoir de décision ou au

moins de co-décision et de contrôle aux citoyens. Loin de se cantonner à la proximité, les

dispositifs qui l’incarnent peuvent se tourner vers des questions générales. Dans une telle

dynamique, la démocratie représentative classique s’articule avec des procédures

permet-tant aux simples citoyens de participer à la prise de décision, directement, à travers des

délégués étroitement contrôlés ou grâce à des porte-parole tirés au sort. C’est cette

pers-185 Par cette expression, l'équipe du Budget participatif en Europe souligne toute l'ironie de l'importation en

Europe des procédures participatives inventées dans les anciennes colonies d'Amérique du Sud. Du reste,

ce retour des caravelles n'est pas neutre ; ainsi Giovanni Allegretti remarque que la référence aux pratiques

d'anciennes colonies, notamment le Brésil, est un frein à leur importation au Portugal. Intervention lors des

6èmes rencontres Europe – Amérique Latine de la démocratie participative, Poitiers, mai 2010.

pective qui choque les tenants d’un républicanisme classique, qui pensent avec l’Abbé

Sieyès que les citoyens "nomment des représentants bien plus capables qu’eux-mêmes de

connaître l’intérêt général, et d’interpréter à cet égard leur propre volonté" » (Sintomer

2006).

Contre la « démocratie de proximité » érigée en figure repoussoir, un « idéal participatif »

visant l’inclusion de tous est progressivement dessiné : « la démocratie participative n’a de

sens que si elle contribue à enrayer les logiques d’exclusion sociale qui caractérisent

aujour-d’hui le fonctionnement ordinaire de nos démocraties » (Blondiaux 2008a). La « démocratie

participative » acquiert un sens profondément politique : elle est pensée comme « une

alterna-tive au néo-libéralisme » (Bacqué et al. 2005; Sintomer et al. 2008). Mais « par quels

truche-ments les savoirs scientifiques produisent-ils des effets ? Les recherches sur les sciences ont

apporté une réponse claire à cette question en montrant l’importance des savoirs incorporés

dans les instruments, outils, et êtres humains. Ce ne sont pas les théories mais les dispositifs

dont sont issues ces théories qui changent le monde » (Callon 1999b). Il s'agit donc d'analyser

comment ces entrepreneurs de « démocratie participative » enrôlent des profanes intéressés

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