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Blog La disparition du Général Proust

Chapitre 3. Lire/écrire dans l’espace binaire

3. Blog La disparition du Général Proust

La disparition du Général Proust (Balpe, 2005b) est une série de fictions en ligne, ou d’HyperFiction, distribuée sur une dizaine de blogs107 en expansion permanente, incluant, entre autres, des titres tels que: Général Proust, Un roman de Marc Hodges,

107 Le blog ou blogue (de l’anglais Web log) est un type de site Web organisé sous la forme d’un

journal créé par les internautes dont les contributions (nommées billets, notes ou articles) et commentaires sont affichés en ordre antichronologique.

Écrits de Marc Hodges, Jean-Pierre Balpe vu par Marc Hodges, Ganançay, Le journal de Charlus, Les poèmes de Jean-Pierre Balpe, Le premier album photos de Marc Hodges, Les carnets d'Oriane, L'album photos de JPB, Romans. La série à caractère protéiforme comporte des documents de différentes natures, collection d’essais, de fictions et d’autofictions, recueil de poèmes illustrés, album de photographies, collection de tableaux, carnet de notes, journal intime. D’autres caractéristiques de l’ensemble tiennent des particularités du blog, telles que la disposition des fragments textuels en ordre antichronologique, le regroupement et la recherche par catégories, l’accès aux articles via le calendrier, l’archive ou les hyperliens vers d’autres blogs, l’intervention du lecteur par des commentaires. L’origine du projet remonte au mois de juin 2005 ayant comme point de départ une entente de publication en ligne d’une hyperfiction pendant la période juillet – août 2005, par le journal Libération. Une trace de cette entente, intégrée elle-même à la série, se trouve sur le blog Romans, dans la catégorie Lettre-Néant :

Reçu un mail du service Internet du journal Libération : ils sont d’accord. […] Mon idée d’hyperRoman leur convient. […] Il va falloir travailler. […]

Tout l’été, c’est-à-dire pendant 36 jours, je devrai leur envoyer un feuillet quotidien de 1500 signes l’ensemble formant une fiction. Trop court pour un roman. Une nouvelle plutôt avec laquelle joueront les pages de ce blog et le forum que nous allons créer au journal. Peut-être que le tout pourra être considéré comme un roman : le roman d’un roman ou les romans possibles d’un roman réel ; une hyperFiction.

[…] Je veux jouer avec l’information, m’imposer d’intégrer tous les jours dans le récit un élément d’actualité pris dans les pages du journal quelques jours avant. […]

Figure 21. Sur l’idée d’hyperfiction. Libération108

Anne-Marie Boisvert (2006) remarque que les « moteurs » de l’écriture de « La disparition » sont, principalement, les citations et les noms. On retrouve ainsi, non seulement des phrases empruntés aux pages du journal Libération mais aussi des citations, comme celles de Proust ou de Racine, placées en entête des feuillets et assimilées, complètement ou partiellement, au contenu (Figure 22). C’est le cas, par exemple, des passages de fiction publiés sur Général Proust, regroupés sous des rubriques à titres aussi évocateurs : Albertine, Charlus, Françoise, Ganançay, Gilberte, Oriane, Saint-Loup, Norpois, etc. Chacun de ces personnages, participant à une soirée mondaine où la disparition du général est le thème central, fait l’objet d’une observation minutieuse quant à leurs interactions pendant l’événement, avec des renvois à un réseau plus complexe de

108 Balpe, Jean-Pierre, Romans, 2005-2008, http://romans.over-blog.com/ (consulté le 19 octobre

relations et révélant, en flashback, des fractions de leur passé. Les tableaux et les écrans accrochés sur les murs du Salon font défiler en toile de fond les images d’une actualité inquiétante, marquée par les atrocités d’une guerre dont l’on ignore la cause mais qui semble expliquer la « disparition ». Comme dans la reconstitution d’un puzzle, l’image du Salon fait penser aux enjeux de l’écriture même, un entrelacement de textes, rappelant le syntagme d’espace de la citation de Barthes, et de bouts de réel vécu ou aperçu indirectement à travers les médias, qui attire l’attention sur la caractère relatif de notre représentation de la réalité.

Toute réalité est peut-être aussi dissemblable de celle que nous croyons percevoir directement. Marcel Proust, Le côté de Guermantes. Lucienne et Elstir ne connaissent plus l'extérieur de l'univers que par leurs souvenirs, les paysages qu’ils voient ne sont jamais ceux qu’ils décrivent, la réalité qu’ils perçoivent toujours dissemblable de celles qu’ils pensent percevoir ; ils ont tant vécu, tant voyagé qu'ils ne savent plus vers où diriger leurs pas désabusés. Dans leur tête et leurs conversations défilent sans cesse des paysages très divers, des lieux exotiques : plages, cocotiers, rochers de corail, lagons… Leurs mers, d’un jour à l’autre, sont rarement les mêmes […].

Figure 22. Citation, réalité, écriture. Le monde est un souvenir109

Une autre stratégie jouant sur la technique de la citation est l’écriture de type carnet de notes tel Les carnets d'Oriane. Les « pages » du carnet comportent des extraits d’œuvres et d’auteurs divers (indiqués dans le titre), accompagnés d’un commentaire d’Oriane dont l’intention, selon une des notes, est d’écrire un roman à partir de ces fragments. Les commentaires portent toujours une marque qui décrit à la fois la nature de l’intervention ainsi qu’une indication de détail sur la couleur ou le type de crayon utilisé, évoquant la procédure d’annotation dans un carnet en format papier. Les différents types de réflexions (en effet des prétextes d’écriture sur le thème plus général de la fiction et de la littérature), Exemple, Argumentation, Agacement, Critique, Hésitation, etc. se retrouvent dans la liste des catégories du blog, permettant l’accès ponctuel aux pages.

Benjamin Walter, Écrits français

"L’expérience transmise oralement est la source où tous les narrateurs ont puisé. Et parmi ceux qui ont couché par écrit des histoires, ceux-là sont de grands narrateurs dont le texte s’écarte le moins des paroles des innombrables narrateurs anonymes. […]"

Argumentation d’Oriane (crayon de couleur bleu clair): tout est narration, fiction, tout discours peut s’intégrer naturellement dans un roman. […]

Figure 23. Argumentation. Les carnets d'Oriane110

109 Balpe, Jean-Pierre, Général Proust, 2005-2006, http://generalproust.oldiblog.com/ (consulté le 18

octobre 2008).

110 Balpe, Jean-Pierre, Les carnets d’Oriane, 2007-2008, http://oriane_carnet.space-blogs.com/

La citation opère aussi, non sans une certaine ironie, au niveau des rapports entre les personnages–auteurs de l’hyperfiction. Si dans le cas de l’hypertexte littéraire de type Afternoon on parle souvent d’une ambiguïté référentielle à l’égard des personnages, du narrateur ou du destinataire du message, le dispositif du blog semble brouiller davantage les pistes entre le statut de personnage, qui réclame son droit à une « existence réelle » comme auteur laissant des traces sur le Net, et le statut d’auteur comme entité fictionnelle, car il n’est qu’un personnage de « roman ». Par exemple, Oriane, la femme du général disparu, mentionne dans son carnet les « Poèmes à Gilberte » de Marc Hodges et « Ma vie sexuelle » de Jean-Pierre Balpe (Quignard Pascal, Le sexe et l’effroi), ou encore Général Proust et Ganançay, l’auteur présumé du dernier étant, selon son commentaire, Marc Hodges (Seurat Marie, Les corbeaux d’Alep). Cependant, il n’est pas sûr que l’auteur du blog Les carnets soit Oriane. Une « note du copiste » ajoutée en bas d’une des pages (Bessette Arsène, Le débutant) suggère la présence d’un intermédiaire, en évoquant une procédure similaire à celle de l’édition traditionnelle ou aux méthodes de la critique génétique. Le blog Romans de Balpe fait quand même une allusion à l’identité du « copiste », en attribuant à Hodges l’initiative de recopier les carnets « trouvés dans une brocante » (Comment Marc Hodges travaille). Pourtant, dans une autre page du même blog, l’auteur décrit Le carnet comme « un petit blog sans prétention tenu par mon amie Oriane Proust » (Fragilité des blogs). Dans son journal intime111, Charlus, dont le profil de bloggueur, cette fois, bien précis, indique un certain Pierre Charlus né le 3 octobre 1962, cite « La cognizione del dolore » de Carlo Emilio Gadda mais fait aussi référence à Hodges et Balpe (La mort), ou encore au Général Proust, signé sous le pseudonyme Riches mais qu’il attribue à Hodges (Le monde et moi). Il y a également des références bibliographiques réciproques entre Balpe et Hodges. C’est le cas, par exemple, de l’article « littérale rature » de Marc Hodges, parru dans « une vieille revue des années 80 » et reproduit par Balpe dans Romans (Un article retrouvé), ou de la version datée 8/05/2050 d’une thèse portant le titre « JP Balpe ou la genèse d’un genre: la littinfo », lue par Elstir dans un des Écrits de Marc Hodges112 (Un dépôt à l'institut de la Mémoire Contemporaine).

111 Balpe, Jean-Pierre, Le journal de Charlus, 2005-2008, www.bloghotel.org/journaldecharlus

(consulté le 19 octobre 2008).

112 Balpe, Jean-Pierre, Écrits de Marc Hodges, 2005-2008, http://sensdelavie.canalblog.com/

Si l’identité des « auteurs » des blogs de l’hyperfiction apparaît comme multipliée ou incertaine, il est de même pour celle des personnages. Les noms des convives du Salon du Général Proust se retrouvent dans les pages d’autres blogs de la série, mais, comme le suggère Boisvert (2006), le lecteur ne peut pas être toujours sûr qu’il s’agisse des mêmes personnes. Ces références multiples, semblent ainsi parfois renforcer, parfois mettre en question les actions ou l’unicité de tel ou tel personnage, de façon que, une fois entré dans ce jeu de miroirs, il n’est pas facile de garantir l’identité des personnes portant le même nom ou de discerner qui est finalement le personnage de qui. Par exemple, une des scènes du Salon, Roberte regarde un tableau, se précise par la présentation de ce tableau, « Le massacre de Chios » d’Eugène Delacroix, dans l’album de Marc Hodges113 (Le tableau que contemple Roberte). Cependant, on ne peut pas affirmer avec certitude que des personnages tels Albertine, Gilberte ou Elstir, qu’on suit dans le Salon du Général Proust, sont les mêmes que la commissaire Albertine Mollet des Écrits de Marc Hodges (Un couple parfait), la stagiaire en management international et petite amie de Hodges au nom de Gilberte des Romans de Balpe (Gilberte) ou le professeur Blaise Elstir, ethnosociologue, passionné pour le webart d’Un roman de Marc Hodges114 (Le professeur Elstir).

« La disparition » semble en effet proposer une relativisation, sinon une virtualisation, de l’espace, du temps, des personnages et de l’auteur de la fiction qui, devenue hyperfiction, se présente au lecteur comme une entité changeante, à plusieurs facettes, parfois contradictoire, toujours en expansion. Cette relativisation tient, comme l’affirme l’auteur dans une des pages des Romans, des caractéristiques du dispositif d’écriture et de lecture du blog :

L’écriture pour les blogs a ses propres contraintes — comme toute écriture qui dépend des dispositifs par lesquels elle est médiatisée. Le blog obéit à une chronologie du quotidien où chaque jour — même si rien n’y disparaît et demeure en mémoire — chasse l’autre. D’autant que les lecteurs y sont instables et aléatoires. […] Le blog s’apparente à la pêche à la ligne et l’écriture se doit d’en tenir compte. La Disparition du Général Proust essaie de prendre en compte l’ensemble de ces contraintes où les récits se déploient dans des espaces différents, se croisent, s’entrecroisent, se modifient, influent les uns sur les autres en essayant cependant de tenir compte de l’espace, des possibilités spécifiques des divers blogs sur lesquels s’affiche tel ou tel de ses éléments. […] Cet espace virtuel est dynamique et en perpétuelle reconfiguration.

A sa façon propre, ce blog-ci, Romans, s'efforce de proposer des modes de circulation de lecture spécifiques à cet espace qu'est une HyperFiction.

Figure 24. Lecture et écriture dans l’espace du blog. Note de Marc Hodges

113 Balpe, Jean-Pierre, Marc Hodges, 2005-2008, http://marchodges.over-blog.com/ (consulté le 19

octobre 2008).

114 Balpe, Jean-Pierre, Un roman de Marc Hodges, 2005-2007, http://hyperfictions.blogspot.com/

A la différence du livre traditionnel comportant des ébauches et des variantes préalables à une forme définitive, l’hyperfiction de Balpe laisse l’impression de « work in progress », d’œuvre qui s’écrit non à la « recherche du temps perdu » mais en essayant de retenir les traces du temps présent. Inspirée d’une lecture, d’une promenade dans le parc, d’un voyage au bord de la mer, d’une rencontre réelle ou imaginaire, l’écriture du blog attire l’attention sur les mécanismes qui déclenchent l’acte créatif ainsi que sur l’entrelacement de réalité et d’illusion qui lui sont propres. Ce qui nous intéresse surtout c’est le caractère continuellement « extensible », au jour le jour, du blog et le fonctionnement de ses « moteurs » d’écriture (citation, événement réel, pièce d’actualité, prise d’une photo, contemplation d’un tableau, référence à un personnage, etc.), dans le contexte de leur possible mise en relation avec le modèle de z-texte. Comme dans le cas des citations assimilées au contenu des billets, l’écriture du z-texte comporte des fragments textuels jouant le rôle de « moteurs » d’expansion d’un niveau à l’autre. Si le blog permet de retracer les moments de l’écriture au fil du temps, les différents niveaux d’un z-texte portent aussi la marque d’une certaine chronologie dans le développement textuel, même si elle n’est pas exprimée de façon explicite.

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