• Aucun résultat trouvé

Il va sans dire que la palette des définitions du bilinguisme présentes dans la littérature est très large. De grandes tendances se dessinent toutefois.

Les premières définitions du bilinguisme s’inscrivent dans une perspective de mesure des compétences. Après la désormais classique définition de Bloomfield (1935), qui considère uniquement comme bilingue une personne ayant une compétence de natif dans deux langues104, on voit apparaître dans les années 1950 et 1960 des batteries de tests linguistiques et psychologiques destinés à mesurer les compétences dans deux langues et donc à déterminer si un individu peut être classé comme bilingue105. Quels que soient les critères retenus par les concepteurs de ces tests pour déterminer le seuil et les degrés du bilinguisme, ils sont la plupart du temps mis en relation avec un modèle monolingue, comme on le voit très nettement chez Macnamara (1967 : 61) :

« How are we to measure degree of bilingualism and categorize bilingual performance along the relevant continua ? Lado (1961) shows the complexity involved in composing appropriate tests

104 « […] Le cas extrême dans cette connaissance d’une langue étrangère survient lorsque le locuteur est si

compétent qu’on ne peut le distinguer des locuteurs autour de lui pour qui cette langue est leur langue maternelle. C’est le cas occasionnellement, lorsqu’il s’agit d’un transfert de langue à l’âge adulte, et fréquemment lorsque ce transfert survient au cours de l’enfance, ce que nous venons de décrire. Lorsque cette connaissance parfaite d’une langue étrangère ne s’accompagne pas d’une perte de la langue maternelle, nous aboutissons au bilinguisme, connaissance de deux langues comme si elles étaient toutes deux maternelles. » (Bloomfield, 1935/1970 : 57)

85

of skills in a single language ; the complexities involved in establishing comparable measures of skills in two language are, if I may be permitted to quantify, far more than double. To illustrate the point the measurement of vocabulary in two languages will suffice. To begin with, even if standardized vocabulary tests are available in two languages, they may not be appropriate for the population one wishes to test. Thus an English vocabulary test standardized in the United States, and a French vocabulary test standardized in France, may not be valid for use with French-English bilinguals in Quebec.» 106

Dans les décennies suivantes, un grand nombre de travaux exploreront, suivant cette perspective psycholinguistique, les types de bilinguisme (équilibré/dominant, composé/coordonné, etc.), sans que les chercheurs s’attachent nécessairement à donner une définition spécifique au bilinguisme107. Il ne s’agit en effet plus pour eux de déterminer si un individu est bilingue mais plutôt de prendre le bilinguisme comme une donnée de certains individus et d’en étudier les caractéristiques.

L’extension de la définition du bilinguisme à un ensemble de cas où un locuteur a développé des compétences dans deux langues a entraîné progressivement la prise en compte, dans le domaine du bilinguisme, de problématiques relevant de l’acquisition de la langue seconde (De Groot & Kroll, 1997), et, inversement, l’apport à l’acquisition ou à la didactique des langues d’éclairages tirés de recherches sur le bilinguisme. Se pose ainsi la question de la frontière entre le locuteur bilingue et l’apprenant d’une langue, que Py (2004 : 140) appelle respectivement « bilingue accompli et catégorisé comme tel » et

« bilingue en devenir » :

« Il y a de toute évidence une évolution continue entre l’apprenant débutant et le bilingue accompli. Il n’y a pas de frontière naturelle entre leurs répertoires verbaux respectifs, et il n’y a aucun palier dans l’apprentissage qui marquerait le passage d’une compétence d’apprenant à une compétence bilingue. » (Py, 2004 : 141).

Les rapprochements que fait Py entre le bilingue accompli et le bilingue en devenir s’inscrivent à l’articulation de la didactique et de la perspective sociolinguistique qui, à partir des années 1950, a apporté une coloration particulière à la définition du bilinguisme. Weinreich (1953) est ainsi l’un des premiers à envisager une définition du bilinguisme basée non sur la mesure de compétences mais sur les usages, comme il le précise dès la première page de son ouvrage Languages in contact :

« The practice of alternately using two languages will be called BILINGUALISM, and the persons involved, BILINGUAL. » (Weinreich, 1953 : 1)

La mise en avant des usages conduit Weinreich à envisager une complémentarité des langues au sein du répertoire des locuteurs bilingues :

« Many bilinguals are accustomed to discuss some topics in only one of their languages or to use only one language on given occasions ; […]. A child learning both languages in its familial and play environment, for example, may be equipped to deal with everyday things in both tongues ; but if it studies certain subjects in a unilingual school, it will have difficulty in discussing these

106 Traduction : « Comment pouvons-nous mesurer le degré de bilinguisme et catégoriser la performance bilingue

le long des continuums pertinents ? Lado (1961) montre la complexité inhérente au faite de composer des tests de compétence appropriés dans une langue ; la complexité que représente l’établissement de mesures de compétences comparables dans deux langues est, si je peux me permettre de quantifier, bien plus que double. Pour illustrer ce point, la mesure du vocabulaire dans deux langues suffira. Pour commencer, même si des tests de vocabulaire standardisés sont disponibles dans deux langues, il se peut qu’ils ne soient pas appropriés pour la population que l’on souhaite tester. Ainsi, un test de vocabulaire anglais standardisé aux Etats-Unis et un test de vocabulaire français standardisé en France peuvent ne pas être valides pour une utilisation avec des bilingues français-anglais au Québec. »

107 Cook (1992 : 558), par exemple, utilise la périphrase « people who know two languages » pour désigner les locuteurs bilingues, sans chercher à donner plus de précisions.

86

« learned » topics in the other language, and in a attempt to do so, it will be prone to mix the languages. » (ibid. : 81)108.

Weinreich pose en fait les bases d’une définition fonctionnelle du bilinguisme, fondée sur la capacité du locuteur bilingue à mettre en œuvre de manière efficace sa compétence de communication dans des situations où les deux langues seront utilisées, que ce soit de manière séparée ou par un usage mixte des deux langues face à des interlocuteurs bilingues. C’est cette perspective qui prévaut encore à ce jour parmi les sociolinguistes. On la retrouve, avec différentes adaptations, chez un certain nombre de chercheurs, comme le montrent les deux définitions suivantes :

« Je propose de définir le bilinguisme en termes fonctionnels, en ce sens que l’individu bilingue est en mesure – dans la plupart des situations – de passer sans difficulté majeure d’une langue à l’autre en cas de nécessité » (Oksaar, 1980, traduit par Lüdi. & Py , 1986 : 10).

« Bilingualism is the regular use of two or more languages (or dialects), and bilinguals are those people who use two or more languages (or dialects) in their everyday lives. […] According to the wholistic109 view, the bilingual is a fully competent speaker-hearer ; he or she has developed competencies (in the two languages and possibly in a third system that is a combination of the first two) to the extent required by his or her needs and those of the environment. The bilingual uses the two languages – separately or together – for different purposes, in different domains of life, with different people. Because the needs and uses of the two languages are usually quite different, the bilingual is rarely equally or completely fluent in the two languages. Levels of fluency in a language will depend on the need for that language and will be extremely domain specific. » (Grosjean, 2008 : 10 et 14)110.

Les définitions sociolinguistiques du bilinguisme vont de pair avec la notion de répertoire langagier développée à partir des années 1960 par Gumperz, qui la présente de la façon suivante :

« Rather than characterizing members as speaking particular languages it seems reasonable to speak of speech behavior in human groups as describable in terms of a linguistic repertoire consisting of a series of functionally related codes. Depending on the history of such communities, these codes may be dialects, styles, or superposed varieties of the same language or also genetically distinct languages. (Gumperz, 1972 : 45)111.

108 Traduction : « De nombreux bilingues sont habitués à discuter de certains sujets dans une seule de leurs langues

ou à utiliser une seule langue à certaines occasions ; […]. Un enfant qui apprend deux langues dans son environnement familial et son environnement de jeu, par exemple, sera peut-être équipé pour traiter des choses quotidiennes dans les deux langues ; mais s’il étudie certaines matières dans une école monolingue, il aura des difficultés à discuter dans l’autre langue de ces sujets « appris », et en essayant de le faire, il sera enclin à mélanger les langues. »

109 Grosjean entend par wholistic view la représentation du bilingue comme une entité homogène pouvant difficilement être décomposée en deux parties distinctes (op. cit. : 13).

110 Traduction : « Le bilinguisme est l’usage régulier de deux ou plusieurs langues (ou dialectes) et les bilingues

sont les bilingues sont les personnes qui utilisent deux ou plusieurs langues (ou dialectes) dans leur vie quotidienne. […] Suivant la perspective wholistic, le bilingue est un locuteur-auditeur totalement compétent ; il a développé des compétences (dans les deux langues et éventuellement dans un troisième système qui est une combinaison deux deux premiers) dans la mesure de ses besoins et de ceux de son environnement. Le bilingue utilise les deux langues – séparément ou ensemble – dans des buts différents, dans différents domaines de la vie, avec des personnes différentes. Etant donné que les besoins et les usages des deux langues sont généralement assez différents, le bilingue a rarement une aisance égale et complète dans les deux langues. Les niveaux d’aisance dans une langue dépendront des besoins d’utilisation de cette langue et seront extrêmement spécifiques à des domaines donnés.».

111 Traduction : « Plutôt que de caractériser les membres [d’une communauté] comme parlant des langues

particulières, il paraît raisonnable de parler des comportements langagiers dans les groupes humains comme pouvant être décrits en termes de répertoire langagier, consistant en une série de codes fonctionnellement reliés.

87 Le répertoire langagier, dans lequel Gumperz inclut aussi bien des langues distinctes que des variétés dialectales d’une même langue, implique une complémentarité entre les langues ou variétés qu’un locuteur a à sa disposition. Cette notion de répertoire constitue le fondement des notions de plurilinguisme et de compétence plurilingue, telles qu’elles sont actuellement comprises par la plupart des chercheurs francophones, c’est-à-dire non comme une somme de compétences monolingues mais bien comme un ensemble cohérent dans lequel tous les codes présents sont développés au sein d’un répertoire et activés de manière complémentaire en fonction des situations de communication. Précisons à ce sujet que si, comme je l’ai évoqué dans le chapitre 1, la notion d’éducation plurilingue désigne une démarche très spécifique, distincte de celle de multilingual education, les deux termes plurilinguisme et

multilingualism s’inscrivent, eux, sur un même axe. La description que font par exemple Cenoz et

Genesee des multilingual speakers pourrait tout à fait être s’appliquer à ce que les chercheurs francophones appellent des locuteurs plurilingues :

« Multilingual speakers will have more specific distributions of functions and uses for each of their languages and, therefore, they should not be measured against the yardstick of a monolingual speaker who uses the same language in all contexts. From a psychologistic perspective, this view also implies that multilinguals possess a configuration of linguistic competencies that is distinct from that of bilinguals and monolinguals. » (Cenoz & Genesee, 1998 : 18)112.

2. Les compétences des élèves en contexte d’éducation bilingue : construction d’un modèle