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Les Bas-Fonds d’Alger et les terrasses de la Casbah

49 Deux lieux particuliers de l’Alger érotique des touristes méritent une analyse plus détaillée car, procédant de logiques différentes, ils l’éclairent d’un jour particulier.

50 « Il est dans le quartier de la Marine, un établissement au caractère tout à fait spécial » ( Afrique du Nord illustrée, 3 octobre 1934 : 2) : Les Bas-Fonds d’Alger, inauguré en 1925 et fermé en 1940, sis rue Duguay-Trouin, entre la Casbah et le port. Il m’est connu par quelques récits des années 1930 (Salardenne, 1931 ; Janon, 1936 ; Tabet, 1938), six cartes

postales (illustration 14) et des mentions dans la presse de l’époque. Fréquenté par « de vrais amoureux du pittoresque méditerranéen », le bar offre « une sensation de bouge et de cour des miracles » (Tabet, 1938 : 55). Le maître d’hôtel est le fameux Coco, « un petit nain mulâtre, aux cheveux crépus, au visage déluré » (Salardenne, 1931 : 149). L’attrait du lieu tient à la qualité de sa khémia (petits plats qui accompagnent l’apéritif), au jazz et aux javas de son accordéoniste virtuose, mais surtout au décor, à l’ambiance et aux performances de Coco.

Illustration 14 : Carte postale des Bas-Fonds d’Alger, années 1930, cliché : E.M.

Coco, le maître d’hôtel, se tient à gauche derrière le bar, sous lequel sont dissimulés certains objets qui semblent avoir échappé à l’œil du photographe. Le jour où la photographie est prise, la clientèle est surtout militaire.

Source : collection J.-F. Staszak

51 Les murs sont décorés d’un bric-à-brac composé de portraits de vedettes, d’armes, de casques, d’animaux empaillés, de coquillages et de poissons bizarres, de cornes et de carapaces, de bateaux miniatures, de crânes humains, de dessins pornographiques et du couperet d’une guillotine ! À l’entrée, un squelette sert de portemanteau, présentant, si on soulève sa gandourah, un énorme sexe en érection. Pour la khémia, on sert des moules en terrine : Coco en soulève le couvercle pour découvrir, dans l’hilarité, les moules… d’un sexe masculin et féminin. Coco exhibe par ailleurs une série de dessins et de photographies pornographiques, des marionnettes érotiques et une collection de godemichés. Qu’il ait aussi conservé les testicules d’un guillotiné dans un bocal, voilà qui relève peut-être de l’imagination d’un romancier (Tabet, 1938 : 55-56.)

52 « Visitez les Bas-Fonds d’Alger, rue Duguay-Trouin », suggère une publicité dans la presse algéroise, ciblant clairement les amateurs de slumming. En fait, Les Bas-Fonds n’ont guère de clientèle auprès de laquelle s’encanailler ; celle-ci est « le plus souvent fournie par des bateaux de touristes » (Afrique du Nord illustrée, 3 octobre 1934 : 2). Le bar « feignait d’être crapuleux » (Janon, 1936 : 15) : « ce sont des bas-fonds pour touriste […] Du chiqué, rien que du chiqué ! » (Salardenne, 1931 : 149) En matière de canaillerie, on ne peut compter

semble pas que le lieu joue la carte de l’exotisme : son atmosphère rappelle « un bouge de la grande capitale » (Afrique du Nord illustrée, 3 octobre 1934 : 2) ; il est d’ailleurs aussi fréquenté par les étudiants algérois et la jeunesse locale : on y conduit « les jeunes filles naïves pour les ‘dessaler’ un peu » (Sarladenne, 1931 : 152). Il est toutefois probable que, pour les touristes, la transgression sexuelle qui constitue l’attrait de ce lieu est autorisée par son extranéité et sa proximité de la Casbah, dans une stratégie de l’innocence dont on a vu comment elle s’appliquait à la prostitution coloniale. Il semble que les travailleuses du sexe qui fréquentent l’établissement se servent de son livre d’or pour discrètement proposer leurs services (Caratero, 2006).

53 Le second lieu est générique : il s’agit des terrasses de la Casbah. Autant la rue est le lieu des hommes (et des prostituées), autant les terrasses, d’où le regard peut plonger dans la cour des maisons d’à côté, sont le lieu exclusif des femmes. Les terrasses constituent l’endroit où les femmes se livrent à divers travaux domestiques, se délassent et se retrouvent, s’interpelant et circulant d’un toit à un autre, entre elles et à l’abri des hommes qui ne sauraient y être admis. Il suffit que l’une d’elles y apparaisse déguisée en homme pour déclencher une vraie panique (Favre, 1933 : 98). Le premier guide du corpus note : « avant notre [les Français] arrivée, il était défendu à qui que ce soit, sous peine de recevoir un coup de fusil, de monter sur les terrasses d’où l’on pouvait […] regarder les femmes » (Guide du voyageur en Algérie, 1848 : 126). Mais cette interdiction ne s’applique pas aux Européens : « lorsque nous les regardons du haut de nos terrasses, jeunes ou vieilles ont toujours quelque chose à faire pour traverser leur cour et passer et y repasser sous nos yeux […] C’est sans doute pour que nous les regardions. » (ibid. : 128) La stratégie de l’innocence est de nouveau à l’œuvre, qui fait de la victime du voyeurisme la coupable d’une exhibition.

54 On sait bien que « les musulmans doivent éviter d’aborder les terrasses, strictement réservées aux femmes » (Favre, 1933 : 98). Mais les touristes n’ont de cesse d’y accéder, pour jouir du magnifique panorama de la Casbah et du port, et aussi du spectacle fascinant des femmes d’Alger : non des femmes publiques qu’ils ont le droit de voir, mais des femmes recluses qui leur sont en principe interdites. La terrasse « est un lieu de promenade où les femmes, enfermées dans la geôle conjugale peuvent prendre l’air à l’abri des regards indiscrets ; et c’est une chose curieuse à voir, dans la chaude atmosphère des soirs que toutes ces Mauresques allant et venant sur les terrasses, en caleçon de toile demi-collant » (Baraudon 1893 : 24-25).

55 Nombre de cartes postales figurent ainsi les femmes de la Casbah sur leur terrasse, instituant le paysage et des habitantes de la Casbah en ressources touristiques (illustration 15).

Illustration 15 : Alger – Sur la terrasse, carte postale, L.-L., années 1900

Source : collection J.-F. Staszak

56 L’accès aux terrasses ne va pas de soi. C’est en visitant une « maison de passe » et en donnant « pour ce spectacle une gratification à la patronne » que Paul Eudel accède à une terrasse, d’où il voit « au dessus [de lui] des terrasses, autour [de lui] aussi : ce sont les salons des dames » (1909 : 133, 135).

57 Dans la séquence introductive de Pépé le Moko dont il a été question plus haut, la voix

« off » de l’inspecteur Meunier affirme que les « terrasses sont le domaine exclusif des femmes indigènes, mais l’Européen y est cependant toléré ». C’est tout du moins ce qu’il veut croire. Les péripéties du tournage du film racontent une autre histoire. Son réalisateur, Julien Duvivier, voulait filmer les terrasses, à partir d’une terrasse. Il y est parvenu non seulement lors de la séquence d’ouverture, mais aussi à l’occasion de deux scènes qui montrent Pépé sur la terrasse de sa maîtresse Inès, dominant la Casbah et ses femmes (illustration 16), ce qui permet au spectateur de partager cette expérience visuelle qui constitue une forme de tourisme virtuel.

Illustrations 16 : Saisies d’écran, Pépé le Moko (Duvivier, 1937)

La première montre Pépé contemplant la ville et le port, de la terrasse d’Inès. La scène est tournée dans la Casbah. Le linge étendu marque cet univers féminin et domestique, mais on n’aperçoit qu’une silhouette. La seconde montre les femmes de la Casbah venues écouter Pépé chanter sa joie de vivre ; la scène est tournée en studio : impossible d’obtenir les autorisations nécessaires pour la filmer dans la Casbah.

Source : Saisies d’écran réalisées par J.-F. Staszak

58 Lors des premiers repérages, Duvivier s’était lancé

à la recherche d’une terrasse bien située […] Dans la Casba [sic], c’est une épreuve difficile à accomplir et qui ne va pas sans cris ni protestations. La place est farouchement défendue par une armée de mégères plus eu moins apprivoisées, qui en viennent facilement aux menaces […] car, ici, la photographie et le cinéma sont frappés d’anathème. Nous avons eu, cependant, la chance d’avoir à faire, finalement, à Zoubida. Zoubida est une Indigène évoluée et plantureuse. Elle n’a mis aucune mauvaise volonté à nous consentir l’accès de son « immeuble », malgré l’opposition d’une duègne rageuse qui invoquait, inutilement d’ailleurs, les principes de la décence, les lois prophétiques et Satan. (Afrique du Nord illustrée, 10 octobre 1936)

Mais cette dame versatile a, paraît-il, changé d’avis. Sous le prétexte fallacieux que la décence interdit de pareilles libertés, elle nous oppose sans plus de façon un refus catégorique et c’est ailleurs, dans une maison généreusement ouverte à toutes les fantaisies, que nous nous réfugions. (Ibid., 21 novembre 1936)

59 Si on lit entre les lignes, on comprend que c’est aussi par une « maison de passe » que Duvivier et les spectateurs de son film ont finalement eu accès à une terrasse et au monde des femmes de la Casbah, très réticentes à y autoriser un regard masculin, et encore moins son enregistrement. Est-ce la même Zoubida qu’évoque Lucienne Favre ? « La propriétaire de cette maison, de cette terrasse merveilleuse est une musulmane qui a refusé récemment de l’Agence Cook une rétribution importante. Il s’agissait de permettre aux hordes de touristes […] de venir contempler ici cette survivance de l’Orient. » (1933 : 260) Une autre forme de résistance passive précoce est rapportée par Eugène Fromentin :

« pour se défendre contre les indiscrétions qui les blessent », les Maures ont d’abord

« élev[é] les parapets de leurs terrasses », puis se sont « réfugiés sur la galerie intérieure de leurs domiciles violés » où ils sont « poursuivi[s par] des regards inquisiteurs », au point d’être « maintenant condamnés à vivre dans les chambres sombres qui s’ouvrent au niveau des cours » (1859 : 40).

60 L’érotisation des terrasses de la Casbah permet de mettre en évidence : 1) le droit de regard, très ancré dans l’idéologie et la violence coloniale (Fanon, 1959), qui fonde la consommation touristique de la Casbah et de ses femmes ; 2) le viol symbolique14 que

représente l’intrusion des touristes dans cet espace privé et féminin ; et 3) les diverses formes de résistances qui peuvent lui être opposées. Les Bas-Fonds d’Alger n’ont en revanche pas grand-chose à voir avec le contexte colonial. Ce lieu, sans doute unique à Alger mais dont on trouve des équivalents ailleurs, constitue une attraction touristique jouant sur les registres du burlesque et de l’obscène propres à la culture occidentale. Il atteste que l’érotisation touristique peut aussi bien procéder d’une logique hors-sol, fondée sur une performance de l’entre-soi, qui ne concerne ni n’implique les habitant et les habitantes des lieux.

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