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Entre banalisation et justification

Dans sa recherche sur les comportements déviants128, et particulièrement sur les consommateurs de marijuana, H. Becker identifie qu’il faut « une défaillance des contrôles sociaux qui tendent

128 Sociologiquement, la déviance désigne classiquement la transgression d’une norme acceptée d’un commun

accord. L’originalité de Becker est d’aborder celle-ci, moins sous l’angle des caractéristiques personnelles et sociales des déviants que sous l’angle du processus au terme duquel ils sont considérés comme étrangers au groupe.

90 habituellement à maintenir les comportements en conformité avec les normes et valeurs fondamentales de la société pour qu’apparaisse un comportement déviant »129. Parmi les contrôles sociaux dont la perte d’efficacité permet l’apparition de tels comportements, H. Becker identifie ceux que nous qualifierons ici de « conditions rendant matériellement possible l’activité déviante », la « nécessité d’éviter que ceux qui ne la partagent pas découvrent cette activité » et enfin, la « définition de la pratique comme immorale »130. A propos de la définition de la pratique comme immorale, H. Becker retient : « En résumé, un individu se sent libre de fumer de la marijuana dans la mesure où il parvient à se convaincre que les conceptions conventionnelles de cet usage ne sont que des idées de personnes étrangères et ignorantes, et où il leur substitue le point de vue « de l’intérieur » acquis par l’expérience de la drogue en compagnie d’autres fumeurs131 ». On peut alors paraphraser ce qui précède en considérant que les individus impliqués dans l’activité d’organisation et de mise en place de la prostitution des mineures vont « se convaincre que les conceptions conventionnelles de cette pratique ne sont que des idées de personnes étrangères et ignorantes et ils vont substituer le point de vue acquis de « l’intérieur » ».

Dans le contexte étudié, l’affaiblissement du contrôle social lié à la définition de la pratique comme immorale va se manifester par une banalisation et une justification de l’assistance apportée à la prostitution des mineures qui permet de ne plus la considérer comme immorale. Cette justification est réalisée en associant des valeurs positives aux agissements litigieux. Ainsi, un individu explique : « J'aidais, j'assistais, je protégeais ». D’autres disent « donner un coup de main », « rendre service » ou « dépanner » celles qui se prostituent. Donner un coup de main, rendre service ou dépanner sont des actions ordinaires (banalisation) qui renvoient à des principes moraux socialement valorisés (auto-justification).

« Q : Sais-tu exactement ce que faisaient les filles dans les chambres ? R : oui, je savais qu'elles faisaient les putes. Je savais aussi que le mec à qui je rendais service et à qui je remettais les produits, encadrait les filles qui se prostituaient. Mais je ne pensais pas aux conséquences, jamais je n'aurais imaginé que je risquais autant de prison. Je n'imaginais pas qu'en rapportant à manger ou du shit au proxénète, j'allais être autant dans la merde. Je ne voulais pas être mêlé à cette histoire, j'ai juste fait ça pour lui rendre service, si j'avais su avant, je ne l'aurais pas

Il aborde alors la déviance comme le produit d’une transaction effectuée entre un groupe social et un individu qui, aux yeux du groupe, a transgressé une norme. BECKER Howard, Outsiders, op. cit., p. 32‑33.

129 Ibid., p. 83. 130 Ibid., p. 85 et s. E 131 Ibid., p. 102.

91 fait. Le proxénète, il ne m'a jamais donné de l'argent, il ne m'a jamais fait "croquer". Et je ne lui ai jamais demandé de me payer pour avoir un rôle trop important.

Q : Donc si tu as réfléchi à ça, c'est que dès le départ tu savais que tu faisais quelque chose de pas bien ? R : Pour moi je ne faisais que de le dépanner. Je n'avais pas l'impression de contribuer à du proxénétisme. Pour moi les personnes qui contribuent au proxénétisme sont celles qui ont des rôles beaucoup plus importants que le mien, comme gérer l'argent et assurer la sécurité des filles ».

Ici, le locuteur renforce son auto-justification en rappelant qu’il n’a jamais « croqué » ; on comprend alors qu’il n’a ni gagné d’argent, ni eu de relations avec une prostituée. Son propos va permettre de justifier intégralement son action par des valeurs altruistes et non par son propre intérêt. Partant, ce type de propos vont donc contribuer à justifier et à légitimer l’activité : « Je ne fais rien de mal : je rends service à ceux qui organisent l’activité mais également aux filles qui se prostituent ». Un individu poursuivi pour proxénétisme peine lors d’un échange avec les enquêteurs à identifier le problème avant de justifier ses actes au regard de leur banalité et de l’absence apparente de « préjudice » : « Oui mais sur le coup c'est même pas de la prostitution ? Je sais que c'est mal, tout le monde rigole, et tout le monde le fait, cela fait de mal à personne ».

Ce dernier argument peut être rapproché de la référence au consentement de celles qui se prostituent. Ce dernier est alors présenté comme le critère central d’appréciation du comportement. De ce fait, l’intéressé évalue ses agissements au regard du seul consentement de celle qui se prostitue : « Q : Est-ce que tu avais conscience de l'interdit de tes actes lorsque tu as accepté d'assurer la sécurité des filles qui voulaient se prostituer et lorsque tu les à aider à mettre en place leur plan Escort ? R : Oui c'est vrai je savais que c'était pas légal. Après comme c'était la première fois les actes de proxénétisme je ne savais pas que c'était si grave et je n'ai forcé personne à le faire, c'est de leur plein gré qu'elles le faisaient. XF la meuf elle me briefe comme si c'était son métier, comme si c'était une professionnelle. Mais bon ça m'a fait prendre conscience que des histoires comme ça, plus jamais de ma vie entière ».

Ces différents types de discours s’inscrivent dans la logique identifiée par H. Becker : « Au cours de la fréquentation ultérieure de groupes utilisant la marijuana, le novice acquiert un ensemble de rationalisations et de justifications qui lui servent éventuellement à répondre aux

92 objections contre l’utilisation occasionnelle de la drogue132 ». De manière cohérente avec la démonstration de l’imbrication entre les actions d’assistance et de contrôle, les individus exerçant les rôles de Prestataires logistique et Prestataire contrôle, présentent des profils socio- démographiques homogènes.