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b Première recherche, embryon d’un chercheur

II De la clinique à l’intervention sociale vue par les sociologues II.1 Entrer à l’Université : le doute du clinicien

II.3. b Première recherche, embryon d’un chercheur

Ce que j’ai gagné et construit à travers ce travail, c’est de fonctionner à deux régimes.

D’une part, durant tout le stage, j’ai attendu le moment où l’un de mes collègues énoncerait une « critique militante » sur le fonctionnement des politiques de l’asile. J’aurais pu me douter que ce serait peine perdue dans une structure où l’on m’avait dit dès l’entretien d’embauche qu’il me faudrait aller chez France Terre d’Asile pour militera. Et en effet, ce

a Lors de cet entretien, durant l’été précédant le master, cette condition ne m’avait pas gêné, ni même interrogé. Je connaissais à peine le mot militant.

n’est jamais arrivé. Ma quête personnelle n’a trouvé aucune réponse ; le mémoire ne m’a offert aucun modèle pour me construire en tant que militant. La posture d’aucun de mes collègues ne me convenait. Autrement dit, tout au long de l’année, je n’ai pas décroché de ce questionnement et à la fin, il n’était toujours pas clôturé.

D’autre part, j’ai réussi à aménager, à l’échelle du dispositif de recherche et d’écriture du mémoire, un espace pour prendre de la distance d’avec ma préoccupation de départ. Ce dernier a porté ma subjectivation en tant que chercheura. J’ai mis de côté (seulement à l’échelle du dispositif de recherche) mon attente d’un travailleur social nécessairement critique, de manière à écouter la posture de mes collègues et à l’analyser sans me limiter à mon impression première. L’exercice du mémoire a permis, sur un plan pragmatique, une rupture épistémologiqueb en m’amenant à formuler une question qui a pris de l’indépendance d’avec mes constats de départ. Tout en continuant d’être étonné par mes collègues et en désaccord avec eux, j’ai su me décaler. Autrement dit, tout en restant pris par mon premier questionnement, j’en ai fait naître un autre, de par le mémoire, qui a fonctionné en parallèle, tour à tour aidé, encombré ou porté par le premier.

Une fois l’année terminée, la réflexion sur mon positionnement quant à l’asile s’est arrêtée.

Cependant, le rejeton du processus, né à l’occasion du mémoire est, paradoxalement, devenu central. Comme je le détaillerai par la suite : j’ai gardé de ce mémoire une question de recherche : comment les individus travaillent-ils à partir de leurs valeurs ?

Ce constat renvoie à l’idée de socialisation. Si j’utilise le motif interactionniste du rôle, l’individu se construit entre conformation à des identités génériques et interprétation singulière de ces dernièresc. La socialisation chez Meadd, par exemple, est alors ce double jeu d’incorporation de rôles et de singularisation à partir de ces derniers. D’un autre côté, la socialisation, à partir de Latour, peut être pensée comme un processus d’attachemente à des

a Giorgio Agamben, Qu’est-ce qu’un dispositif ?, Paris, Payot & Rivages, 2007, 50 p. Ainsi que Judith Revel et ses chapitres « L’invention de soi » dans Michel Foucault. Expériences de la pensée, Paris, Bordas, 2005, p. 207-217 et « Subjectivité et processus de subjectivation » du même ouvrage, p. 169-205.

b Sébastien Chauvin, « Les placards de l’ethnographe » dans En immersion. Pratiques intensives du terrain en journalisme, littérature et sciences sociales, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2017, p. 167.

c David Le Breton, L’interactionnisme symbolique, Paris, Presses Universitaires de France, 2012, 249 p.

d Claude Dubar, La socialisation. Construction des identités sociales et professionnelles, 4ème édition, Paris, Armand Colin, 2010, p. 91-93 ; Daniel Cefaï, « Mondes sociaux », SociologieS, 2015, en ligne : https://sociologies.revues.org/4921 [consulté le 19/02/2016].

e Bruno Latour, « Factures/fractures : de la notion de réseau à celle d’attachement » dans André Micoud et Michel Péroni (eds.), Ce qui nous relie, La tour d’Aigues, Éditions de l’aube, 2000, p. 189-208. L’ANT n’utilise pas particulièrement le concept de socialisation. Mais s’il fallait établir des liens entre elle et cet héritage fondamental de la sociologie, le motif de l’attachement serait utilisé.

éléments qui nous sont extérieurs et qui caractérisent un univers social donné : des méthodes, des savoirs, des communautés, des livres, etc. Ces entités extérieures, par la relation que nous nouons avec, nous transforment en nous rendant capables de faire de nouvelles choses et de nous comporter comme il le faut, ainsi que de nous identifier. Si l’interactionnisme mise sur les schémas comportementaux et le symbolisme, incorporés au stock de connaissances de l’individu, l’ANT centre le regard sur l’« attirail » hétérogène qui, en s’attachant à une personne, lui permet de jouer le rôle attendu.

Ce que j’écris depuis le début raconte ce processus d’incorporation/singularisation à partir de l’attachement à de nouvelles entités. Mes hésitations sur mon positionnement politique quant à l’asile n’étaient pas mes créations. Elles prenaient sens dans un dispositif de formation qui nous demandait, de multiples manières, de nous questionner sur notre place dans les champs professionnels que nous investissions. À travers l’idée de démarche critique ou de professionnel réflexif, je recevais des injonctions à me remettre en question, à critiquer mon environnement et à me positionner. Ainsi, me construire sur mon terrain professionnel n’était pas un travail intime, mais le signe de mon intégration à un monde nouveau et à ses propositions de rapport à la réalité. Le mémoire a aidé cet effort. Le master nous proposait de construire notre positionnement et, au sein de celui-ci, la recherche était une pratique importante. Ainsi, faire le lien entre une question, en apparence personnelle (adressée en réalité par le dispositif de formation) et une question que j’adressais à d’autres sous la forme d’une enquête (type de question d’ailleurs appris dans la formation) était une forme de mémoire reconnue.

Le récit de ma trajectoire n’est donc pas l’histoire unique, d’un individu unique, éternellement singulier. Il narre la manière dont je me suis lié à un univers et attaché à des savoirs, des questions et des méthodes. Si ma trajectoire est originale sous certains aspects et qu’elle reste « mon » histoire, il n’empêche qu’elle se déroule à travers des espaces communs.

Elle raconte mon processus d’attachement à une figure partagée : le rôle social du chercheur.

La pauvreté de ma réflexion avant la formation et ses nouvelles dimensions développées durant le master, témoignent de l’attachement à de toutes nouvelles manières de voir le monde. Vu ainsi, mon récit n’est pas un outil de distinction, mais permet d’exposer comment un individu devient singulièrement commun.