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Chapitre 1. La professionnalisation dans l'espace de la production artistique administrée

III. Les divers axes de professionnalisation

La référence à la professionnalisation présente dans de nombreux textes, rapports, déclarations, dispositifs (il existe un fonds de professionnalisation créé à partir de la crise de 2003) est, comme la référence à la structuration des entreprises artistiques, une catégorie pratique rendant compte de la volonté, le plus souvent euphémisée, de réguler le marché du travail et celui des biens (les spectacles). Il peut s'agir d'élever des barrières à l'entrée pour limiter les flux d'entrée et/ou de permettre des reconversions pour diminuer l'offre de travail. C'est d'ailleurs de cette manière qu'elle est interprétée et critiquée par une série d'agents.

L'exigence de professionnalisation vise les artistes, les techniciens et les administratifs au moment de leur formation initiale ; c'est le sens de la multiplication des formations universitaires à la gestion et à l'administration culturelle

Une telle élévation du niveau de formation de nombreux actifs ne conduit pas un appariement optimum, sur le marché du travail, entre les différents agents économiques qui proposent ou demandent du travail (qualifié le plus souvent). D'une part, les écoles sur lesquelles l'Etat exerce un contrôle réel sont en nombre limité et la masse des entrants dans les métiers soit ne suit aucune réelle formation, soit suit des formations sur lesquelles l'Etat exerce un contrôle lointain si ce n'est inexistant. D'autre part, il existe de nombreux professionnels, déjà inscrits dans les champs de production, qui, du point de vue de l'Etat mais peut-être aussi de leur propre point de vue, compte tenu des difficultés et contraintes qu'ils rencontrent, méritent d'être professionnalisés.

C'est pourquoi cette préoccupation se traduit par des formations, des livres, des conférences, des magazines, des institutions67, etc. qui mobilisent une série diversifiée

d'agents68.

67

Le document coédité par le CNT et Jurisculture : Elaborer son budget de production et conçu par le pôle juridique du CNT "s’adresse aux administrateurs de compagnies et chargés de production du spectacle vivant. Outil pratique, il regroupe les informations nécessaires à l’élaboration des budgets de production : établissement du budget prévisionnel, recherche des moyens nécessaires au financement du projet, détermination du coût plateau, amortissement du déficit de production…" in Elaborer son budget de production, CNT, Jurisculture, document pdf, récupéré sur www.cnt.asso.fr, le 15 décembre 2010, 16 p.

68 Le 27juin 2010, le CREF (Centre pour l'emploi et la formation) organise, à Lyon, une journée organisée

sur le thème "Construire, développer et structurer son projet dans le secteur artistique et culturel" avec une diversité de tables rondes techniques sur des thèmes divers ("Je suis porteur d’un projet culturel mais je ne sais

Intériorisation des dispositions professionnelles et tensions salariales dans les champs artistiques

1 - La régulation des marchés du travail

L'État et des organismes extérieurs aux champs artistiques (notamment l'Unedic) sont alors conduits à mettre en place des politiques de (double) régulation des marchés du travail artistique69 même si, dans les discours et commentaires politiques, la signification de ce qui

est entendu par régulation reste, nécessairement, flou et incertain.

a. La régulation quantitative des marchés du travail artistique

La régulation quantitative peut jouer sur la demande et/ou l'offre de travail.

Dans une production artistique administrée, la demande de travail, par les employeurs, est (directement et/ou indirectement) liée aux volumes d'aides publiques en direction des structures de production comme de distribution qui sont les employeurs des différents professionnels. Dans le contexte actuel, ce soutien quantitatif à la demande de travail ne peut que se réduire mais il ne peut y avoir de lien direct entre cette baisse des budgets culturels publics et le volume global de l'offre de travail du fait notamment de l'existence des dispositifs sociaux (intermittence, RSA, emplois aidés) et des stratégies qu'ils autorisent.

Il est aussi possible de limiter l'offre de travail professionnel par la valorisation des pratiques amateurs qu'il s'agit de "dignifier"70 afin de permettre à un grand nombre d'agents

sociaux d'exercer leur passion sans qu'ils s'inscrivent dans les espaces professionnels71. Or,

une telle coupure et un tel confinement se révèlent impossibles dans la mesure où une multiplicité d'agents (les amateurs mais aussi des fractions importantes de professionnels) s'oppose à de telles mesures ; le projet de loi sur les pratiques amateurs, régulièrement évoquée depuis de nombreuses années, reste ainsi toujours incertain.

L'État veille aussi à un plus grand respect de la réglementation, notamment pour ce qui concerne les usages de l'intermittence et plus généralement les règles de la société salariale. Pendant une longue période les services du ministère de la Culture, tout en connaissant la réalité des pratiques, se sont désintéressées de ce que les sociologues nomment "le jeu avec la

pas sous quelles formes juridiques le monter", etc.) et animées par des avocats, des chefs de projets, des responsables de l'AFDAS, de la chambre de commerce de Lyon, etc.

69 "Les pouvoirs publics ont le devoir de favoriser l'adéquation de la formation et de l'emploi artistiques,

l'insertion dans les métiers et le bon déroulement des carrières, de préserver la diversité culturelle lorsqu'elle est menacée par les lois du marché, d'assurer l'équilibre entre la production et la diffusion, entre la culture et le divertissement, entre les diverses disciplines du spectacle vivant.", Latarjet, Op. cit., p. 24.

70 "La pratique du théâtre amateur relève du Secrétariat d'Etat à la Jeunesse et aux sports. Cependant, le

ministère de la Culture se préoccupe de cet aspect de l'activité théâtrale car il fait sienne la déclaration de Jean Pierre Vincent à la revue Dialogue pour la Culture et la Communication : « la dignification du théâtre amateur permettrait que beaucoup de gens qui se disent professionnels n'aient pas besoin de se dire professionnels pour se livrer au plaisir du théâtre d'art. »" J. Lang, conférence de presse du 6 juin 1989, dossier de presse, "nouvelles

orientations pour le théâtre".

71 "plus la pratique amateur sera encouragée, reconnue et valorisée, moins l'incitation à entrer dans la

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règle"72 et cela d'autant plus que ce jeu avec la règle a constitué une des conditions de la

réussite des politiques. Mais, à partir des années 2000, sous l'impulsion conjointe d'une série d'agents internes à l'État (le ministère du travail) ou externes (le MEDEF, l'UNEDIC), les différents services de l'État sont incités à vérifier le respect de la législation, ce qui ne va pas sans difficultés ni réticences car cela implique une transformation du métier de nombreux cadres. Cela se traduit par la mise en place et le développement de la DILTI et du COLTI73, par une activité plus soutenue des commissions d'entrepreneur du spectacle incitant les entreprises au respect de la législation ; etc.

"(…) les entreprises du spectacle vivant ont été fortement incitées à se mettre en conformité avec les exigences de la loi, les commissions régionales ont contribué à l’observation des pratiques du secteur et ont eu dans de nombreux cas une fonction d’alerte, le travail des commissions a permis d’approfondir la vérification du respect des lois sociales et du droit d’auteur, les conditions de délivrance de la licence de catégorie 1 ont permis de solides progrès en matière de sécurité des lieux de diffusion."74

Les écoles sont incitées à veiller à l'insertion de leurs étudiants. Mais, d'une part, cela ne concerne que les principales d'entre elles, donc un nombre limité de jeunes professionnels dont, de toute manière, l'insertion est d'autant plus aisée qu'ils bénéficient du haut niveau de formation de ces écoles et des effets de labellisation qui sont attachés à ces dernières. D'autre part, cette insertion est dépendante de l'état général de l'espace de production administrée et du niveau de concurrence sur les marchés du travail sur lesquels ces écoles ont peu de prise.

La combinaison du régime de l'intermittence et de ses usages, de l'absence de barrières à l'entrée des marchés du travail et de la formation, de la faible substituabilité des artistes (chaque directeur artistique étant tenté de fonder sa propre école) constituent une série de facteurs qui contribuent à une croissance de l'offre dont le régime apparaît alors comme la principale instance de régulation, le durcissement des conditions d'éligibilité au régime apparaissant comme une des manières les plus "rationnelles" de limiter l'offre de travail.

On remarquera, d'une part, que le report sur l'UNEDIC, le MEDEF et la CFDT de la responsabilité de la régulation exonère de leurs responsabilités politiques les différents agents concernés : professionnels des champs artistiques concernés et responsables des collectivités publiques. D'autre part, le durcissement des conditions d'éligibilité a certes contenu la croissance du nombre de bénéficiaires en modifiant le rapport entre les techniciens et les artistes, et sans en réduire véritablement le nombre (et le déficit qui lui est associé), mais souvent au prix de souffrances supplémentaires et de stratégies utilitaristes complexes pour un grand nombre des restants.

72 Paradeise C, op. cit.

73 Comité de lutte contre le travail illégal

74 Kancel S, Chavigny D, 2005, Analyse du dispositif de délivrance des licences d’entrepreneurs de

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b. La régulation qualitative

Dans cette perspective, il faut élever le niveau de formation des agents concernés afin qu'ils puissent occuper les postes disponibles pour lesquels les employeurs ne trouvent pas d'actifs suffisamment qualifiés. Cette perspective d'ajustement permettrait d'exclure les moins qualifiés et/ou les non ajustés aux postes disponibles. Mais, un tel modèle n'a de sens que pour des marchés du travail fermés75 dont la fonction publique (pour les titulaires) constitue un type

idéal. Par ailleurs les liens entre formation et emploi restent largement incertains, voire introuvables76

De ce point de vue, le fonctionnement de l'espace de la production artistique administrée se révèle largement étranger à un tel modèle en raison d'une série de traits liés.

Il existe une croissance incontrôlée des écoles et des lieux de formation77, notamment du

fait que le droit à enseigner la musique ou le théâtre ne repose pas systématiquement sur certification et que la pratique de l'enseignement fournit à un grand nombre d'agents de multiples ressources financières mais aussi sociales78

. Les diplômes sont peu valorisés par les employeurs qui décident de l'emploi sur une diversité de critères parmi lesquels le niveau de formation peut se révéler (apparemment) marginal.

En l'absence de barrières, tant en ce qui concerne l'offre de formation que l'entrée dans les marchés du travail, la multiplication des instances de formation contribue à la croissance de l'offre de travail artistique et de biens artistiques79. François Benhamou80 cite le cas du cirque

où le développement de la formation, couplée avec le régime de l'intermittence, a contribué à l'explosion de l'offre ; les artistes sortant de ces écoles, fondent (pour une partie d'entre eux) leurs propres compagnies et proposent de nouveaux spectacles.

Différents experts évoquent, plus ou moins explicitement, diverses solutions : réguler les formations (en en supprimant un certain nombre, en obligeant à la possession systématique d'un DE) ; accorder le monopole de l'emploi dans les structures publiques à ceux qui

75 Paradeise C,1998, Op. cit. 76

Tanguy L (dir.), 1986, L'introuvable relation Formation/Emploi, Paris, La Documentation Française.

77 Sans compter les multiples lieux et instances de formation, plus ou moins reconnus, on recense environ

près de 400 formations qualifiantes de longue durée avec la multiplication des certifications, reconnues par l'État ou non Voir CEREQ, CPNEF-SV, 2012, Etude sur la relation formation / emploi dans le spectacle vivant, pdf, p. 1

78 On trouve ainsi des artistes qui, sans véritable formation initiale, se forment en encadrant divers ateliers

d'amateurs encore moins formés qu'eux.

79 "Aussi, la professionnalisation via l’appareil de formation n’a pas eu pour corollaire un phénomène de

régulation des flux d’entrants. Le développement de l’offre initiale et continue a au contraire plutôt contribué à déstructurer le marché du travail par appel d’air, la création de nouvelles formations augmentant les effectifs de demandeurs d’emploi dans un marché du travail déjà saturé et ultra concurrentiel." CEREQ, CPNEF-SV, 2012,

Etude sur la relation formation / emploi dans le spectacle vivant, pdf, p. 2.

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possèdent des diplômes certifiés. Mais, de la même manière, qu'il existe un refus assez général de la carte professionnelle, ces mesures régulatrices, inégalement malthusiennes, sont refusées par la plupart des membres de cet espace qui soulignent les dangers d'uniformisation et de normalisation des professionnels formés. Comme l'indique la commission Latarjet, il ne faut pas "perdre de vue toutefois que l'adéquation emploi-formation n'est pas, en matière artistique, un objectif accessible."81

2 - Transformer les entreprises et leurs directions

En même temps que l'État et d'autres agents politiques et économiques tentent d'organiser et de réguler les marchés du travail, d'autres dispositifs visent les entreprises artistiques à la fois dans leur activité de production/diffusion artistique (il leur est demandé de produire des spectacles en veillant à leur possibilité de diffusion) et dans leur organisation interne qui doit se conformer aux différentes règles, normes et exigences caractéristiques des sociétés salariales contemporaines ainsi qu'à celles qui sont constitutives de l'espace de la production artistique administrée.

Ces processus visent actuellement davantage le pôle de la "petite" production artistique organisée sur une base associative que les principales institutions dont le degré de professionnalisation est maintenant important. Les directeurs – directeurs artistiques des CDN et TN, Centres Chorégraphiques, orchestres nationaux, etc. occupent ces postes sur la base de leur reconnaissance artistique et professionnelle mais aussi en raison de leur capacité à intérioriser les exigences et compétences nécessaires pour réussir dans l'espace de la production artistique administrée. La division du travail et la spécialisation des tâches est très avancée avec des personnels disposant d'un fort niveau de qualification. Ces entreprises respectent le plus souvent les normes de la société salariale, ne serait-ce que parce que c'est le seul pôle au sein duquel les syndicats, et singulièrement ceux de la FNSAC-CGT82, disposent

d'une réelle capacité de mobilisation et d'influence pour veiller au respect de ces règles.

En revanche dans le pôle de la "petite" production, le degré de professionnalisation est faible et inégal. En fonction des champs de production et de diffusion qui relèvent de cet espace, ce pôle rassemble des milliers d'entreprises qui ont le plus souvent aucun salarié, ou alors sous forme d'intermittence et de contrats aidés, dont les directeurs artistiques disposent d'une reconnaissance artistique faible et incertaine et, à ce titre, mobilisent peu de ressources

81

Latarjet B, Op. cit., p. 47.

82 Fédération nationale du spectacle, de l'audiovisuel et de l'action culturelle qui regroupe des syndicats

d'artistes (musiciens – SNAM : Syndicat National des Artistes Musiciens ; comédiens - SFA : Syndicat Français des Artistes Interprètes) et de techniciens et personnels administratifs (SYNPTAC : Syndicat National des Professionnels du Théâtre et de l'Action Culturelle).

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publiques. Enfin ces entreprises se caractérisent par un faible respect de l'ensemble des règles que leurs responsables ignorent, dans tous les sens du terme.

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