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Chapitre 1 : Cadrage de la recherche

1.3 Cadre théorique et méthodologique

1.3.2 Entrée d’analyse : la notion de prise en charge énonciative (PCE)

1.3.2.4 Autonymie et modalisation autonymique

« Prenez un signe, parlez-en, et vous aurez un autonyme » (Rey-Debove, 1997 [1978] : 144). Pour Authier-Revuz (2003b : 70), celui-là est un « raccourci, vivant et bien connu », de Rey- Debove à propos du champ qui étudie « le discours sur le langage » (cf. p. 69). En effet, c’est après l’étude de Rey-Debove (1997 [1978]) sur le métalangage que « le “fait autonym[iqu]” s’est imposé comme une dimension pertinente de l’approche des discours » (Authier-Revuz, 2003a : 7). Nous n’entrerons pas ici dans les questions d’ordre historique. Il faut savoir que l’autonymie, ou plutôt tout ce qui relève de la réflexivité dans le langage, est étudiée par la logique depuis Aristote (cf. Authier-Revuz, 2003b : 67). Mais, pour les logiciens, « la réflexivité, et singulièrement l’autonymie, relève d’un défaut des langues naturelles, venant, par des confusions entre usage et mention, perturber la mécanique logique du calcul du vrai (par les paradoxes produits) » (ibid. : 67).

C’est Rey-Debove qui fonde, en linguistique, l’étude de l’autonymie, mais la question de la réflexivité – qui, pour les linguistes, n’est pas un défaut, bien évidemment, mais une vertu des langues naturelles – traverse, par exemple, l’œuvre de Benveniste et d’autres linguistes (cf. Authier- Revuz, 2003b : 67-8). C’est Authier-Revuz qui, à son tour, a donné suite aux travaux de Rey- Debove. Mais nous avons là

[…] deux approches distinctes de l’autonymie. L’une s’inscrit dans une perspective sémiotique très large, l’autre est plus étroitement énonciative ou métadiscursive. Deux ouvrages-phares […] constituent les références de base. Tout d’abord, en 1978, paraît Le Métalangage de J. Rey-Debove qui inaugure la problématique linguistique de l’autonymie et en explore extensivement les caractéristiques sémiotiques. Puis, en 1995, tout au long des deux tomes de Ces mots qui ne vont pas de soi, J. Authier-Revuz étudie en détail […] les phénomènes identifiés par J. Rey-Debove sous le nom de « connotations autonymiques » en les présentant comme des manifestations spontanées du « dire en train de se faire » qui relèvent d’une modalité méta-énonciative. (Tamba, 2003 : 59)

C’est à Authier-Revuz que l’on doit la distinction entre « autonymie » à proprement parler et « modalisation autonymique ». Il importe d’éclairer cette distinction, puisque, par ces deux phénomènes, les auteurs des manuels de notre corpus manifestent leur distance par rapport à une représentation sociale supposée et, ainsi, signalent leur présence en tant que locuteurs, ce qui contribue au repérage de la prise en charge énonciative maximale (PCE+).

Pour Authier-Revuz (2001 : 196), « le mécanisme sémiotique de l’autonymie – on peut aussi parler de faire “mention” vs “usage” d’un signe – correspond à un fonctionnement complexe des signes renvoyant réflexivement à eux-mêmes ». Prenons deux exemples de notre corpus de manuels de philosophie :

[j] Com isso, não identificamos a filosofia de vida com a reflexão do filósofo propriamente dita, mas notamos que as indagações filosóficas permeiam a vida de todos nós. (Aranha & Martins : 16)

Avec ceci, nous n’identifions pas la philosophie de vie avec la réflexion du philosophe à proprement parler, mais nous remarquons que les questions philosophiques traversent la vie de nous tous.

Ici, le signe « filósofo » (« philosophe ») est un

[…] signe ordinaire, ou « en usage » […] [et] analysé comme sémiotiquement simple49

E1/C1 S = sé signe « en usage » sa

et il renvoie, normalement, à un référent mondain […] (Authier-Revuz, 2003b : 71)

Dans le cas de l’exemple [k], c’est un peu différent :

[k] /.../ costuma-se chamar de “filósofo” alguém sempre distraído, com a cabeça no mundo da lua, pensando e dizendo coisas que ninguém entende e que são completamente inúteis. (Chaui : 20)

/.../ on a l’habitude d’appeler « philosophe » quelqu’un de toujours distrait, avec la tête qui est dans les nuages, pensant et disant des choses que personne ne comprend et qui sont complètement inutiles.

Ici, nous avons ce qu’Authier-Revuz (2003b : 71) appelle « autonymie (ou la mention) simple », c’est-à-dire :

S = sé sa

E1/E1C1 S’ = _______ signe « en mention »

sa

un signe sémiotiquement complexe, dont le plan du signifié est lui-même un signe

49 « Les formules sont à lire en termes d’expression et de contenu, comme chez J. Rey-Debove, ou de signifiant et

(pour reprendre une formulation proche de celle de Hjelmslev), c’est-à-dire un signe

- de signifiant homomorphe à celui du signe ordinaire […]

- ayant pour signifié ce signe ordinaire tout entier, signifiant et signifié, et permettant d’y référer. (Authier-Revuz, 2003b : 72)

Jusqu’à présent, nous avons vu, avec l’exemple [j] supra, que « l’énonciateur vise le monde “à travers” le signe qui s’efface, transparent, dans sa fonction de médiation » (ibid. : 72). Dans l’exemple [k], « c’est le signe, dans sa matérialité singulière de signifiant et de signifié, qui est l’objet même du dire » (ibid. : 72). Dans le cas de la modalisation autonymique, c’est encore un autre cas de figure.

Par les guillemets qui marquent l’autonymie, les auteurs des manuels peuvent signaler leur distance par rapport à un terme donné, ce qui nous renseigne à propos de la PCE.

• La modalisation autonymique

Voyons l’exemple [l], issu de notre corpus de manuels de philosophie :

[l] Dans la section V de l’édition Brunschvicg, sont rassemblées les Pensées concernant la justice, au sens le plus large du terme, qu’elle touche à la société, à Dieu, etc. Ici, Pascal analyse l’un des éléments essentiels des mœurs. (Russ & Leguil : 202)

Dans cet exemple, le signe « justice » a

[…] le même statut morphosyntaxique, la même référence mondaine […] du signe ordinaire, mais que, à cette référence mondaine, s’ajoute une référence au signe par le moyen duquel s’effectue la première. L’énonciateur, ici, parle à la fois de la chose et du signe par lequel, hic et nunc, il parle de la chose ». (Authier-Revuz, 2003b : 72)

Nous avons là une sorte de « boucle réfléxive » :

Structure énonciative complexe, la modalité autonymique dédouble l’accomplissement de l’énonciation par la représentation réflexive et simultanée de celui-ci, à l’intérieur d’elle-même, dans la « boucle » du dire revenant sur lui- même : l’énonciation se place également du côté de la réception et de l’interprétation. (Authier-Revuz, 2012 [1995] : 145)

Quel est donc le rapport qui peut exister entre la modalisation autonymique et la PCE ? Si regarder la PCE, c’est regarder « la distance que le locuteur construit, dans son discours, entre lui et

sa production langagière » (Vion, 2011 : 75), l’analyse de la modalisation autonymique est nécessaire, puisqu’en se dédoublant dans un énoncé, le locuteur « surgit » pour commenter sa propre énonciation et, alors, la PCE est maximale. Dans la modalité autonymique « l’énonciateur [...] apparaît comme doublement énonciateur, en ce qu’il énonce X, et qu’il énonce le fait qu’il énonce X (Authier-Revuz, 2012 [1995] : 149) ». C’est-à-dire que dans notre exemple [l] supra, nous avons un énonciateur qui dit X (« justice ») tout en énonçant le fait même qu’il énonce X, lorsqu’il interrompt son énoncé pour ajouter un commentaire (« au sens le plus large du terme »). Selon notre interprétation, donc,

si, dans un énoncé donné, l’énonciateur commente son propre dire, la PCE est maximale.

Authier-Revuz (2012 [1995] : 150) rappelle qu’ « évoquant la “division […] entre l’émetteur et le récepteur”, M. Safouan remarque [...] qu’elle “ne se distribue pas toujours sur deux personnes”, mais qu’ “elle est intra-subjective avant d’être intersubjective” (Safouan 1968 : 250) ». Si nous faisons un parallèle entre la modalisation autonymique et la deixis, nous pouvons dire que, quand une modalisation autonymique a lieu, c’est comme quand un locuteur emploie un « vous » ou un « nous inclusif » : mais, au lieu de s’adresser aux lecteurs, c’est le locuteur qui s’adresse à soi- même (il est l’émetteur et le récepteur de son propre discours). Cela tient à l’influence lacanienne et bakhtinienne des théories linguistiques d’Authier-Revuz : Lacan disait que « lorsque le sujet parle il s’entend lui-même » (apud Authier-Revuz, 2012 [1995] : 150), ce que pour Bakhtine est un phénomène d’auto-dialogisme (ibid., note page 150).