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L'AUTOCHTHONIE A L'EPREUVE DE POSEIDON

Pour donner tout son sens au mythe de partage entre Athéna et Poséidon et le regarder comme un maillon des "fondations" d'Athènes, pour comprendre le rôle que Poséidon joue en terre d'Athènes, il faut auparavant nous plonger dans les origines que s'est données la cité. Depuis le début, nous faisons allusion au fait qu'Athènes se déclare autochthone, revendiquant en effet que ses citoyens sont nés de sa terre (cqwvn), cette terre tour à tour ébranlée, fertilisée ou stabilisée par le dieu Poséidon. Il est temps de regarder plus précisément cette inédite naissance qui sert de récit d'autofondation à la cité.

Nous avons ainsi choisi de ne pas séparer les discours sur l'autochthonie et ceux sur la bataille divine qui s'engage entre Poséidon et Athéna, mais au contraire de les faire réagir. Ce sont deux mythes sur l'origine d'Athènes et c'est à deux qu'ils constituent les épisodes fondateurs de la cité, car il s'agit à chaque fois d'une "histoire de chthôn" : c'est pourquoi on propose de regarder tout d'abord les discours sur cette revendication autochthone avant "d'entrer en eris" sous le signe de Poséidon. C'est en effet ce postulat d'autochthonie qui, paradoxalement, oblige Athènes à multiplier ses fondations pour légitimer toujours plus son ancrage sur son territoire : n'ayant pas été réellement fondée sur le mode de la colonisation mais autofondée, la cité n'aura de cesse de renouer le lien à la terre. En effet, si les origines autochthones sont glorieuses, elles n'en sont pas moins fragiles : c'est pourquoi il a fallu mettre en scène d'autres épisodes fondateurs, conflit divin, enfouissement d'Erechthée ou synœcisme de Thésée, qui vont réactualiser l'ancrage et poser d'autres jalons de fondation.

L’autochthonie à l’épreuve de Poséidon

C'est aussi parce que les Athéniens se déclarent autochthones qu'ils ont tant besoin d'intégrer Poséidon qui, justement, tient-soutient les fondations, offre un socle stable pour la construction, entoure de sécurité et garantit l'ancrage. Les épiclèses de Poséidon prennent tout leur sens à la lumière de cette autofondation. La violence de sa revendication sur la terre athénienne, sa réintégration surtout et la place que la cité lui accorde dans le cercle des origines en l'installant notamment dans l'Erechthéion, tout ce qui découle de l'eris, on le voit, doit se lire de pair avec cette autochthonie athénienne. L'autochthonie nous semble donc un discours à penser en "même temps" que la lutte engagée entre Athéna et Poséidon pour la cité.

C'est alors que Poséidon prend toute sa dimension de fondateur, car c'est lui qui va inscrire les origines dans la durée.

La fabrication de l'origine

Nous ne reviendrons que peu sur ce terme aujtovcqwn déjà maintes fois "travaillé", si ce n'est pour mettre à nouveau en valeur combien le vocable aujtov" désigne le "même", dans le sens de "l'identité comme opposée à l'altérité"1

: cela affiche parfaitement que les Athéniens se sont proclammés issus de leur propre terre (cqwvn)2. Il s'agit bien d'autofondation. La traduction qui s'impose

pour autochthone est celle très éclairante de N. Loraux -"né du sol même de la patrie"3- car elle montre cette relation unique que les Athéniens nouent avec

1P. Chantraine, s.v. aujtov".

2Sur cqwvn, voir P. Chantraine, s.v. On a discuté ce terme et les différentes épithètes poséidoniennes qui sont formées sur cette racine.

3"L'Autochthonie : une topique athénienne", p. 3. V.J. Rosivach, "Autochthony and The Athenians", p. 298 le définit en grec comme ejk th'" cqovno" aujth'" genovmeno". Selon Lys., Ep., 17, pour ne citer qu'un exemple : "les Athéniens sont autochthones, et la terre est à la fois leur mère et leur patrie" (aujtovcqone" ojvnte" th;n aujth;n ejkevkthnto mhtevra kai; patrivda).

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leur terre, même si elle gomme quelque peu, on le discutera, l'idée de fondation. V.J. Rosivach choisit lui d'éluder cette notion de naissance pour privilégier dans ce terme le sens de l'occupation immémoriale du territoire4.

Cette revendication de l'autochthonie apparaît à un moment précis de l'histoire de la cité. D'après les recherches effectuées, tant au niveau littéraire qu'épigraphique, cette invention linguistique5 ne semble pas émerger avant le

cinquième siècle6 ; en tout cas dans sa dimension de revendication politique car, chez Homère déjà, Erechthée est dit né de la terre7. Si de nombreux

groupements de populations se réclament de cette origine, c'est à Athènes qu'appartient la formulation d'un discours politique. Cette invention des origines vise à soutenir à la fois un ancrage territorial -s'ancrer depuis toujours dans sa terre de naissance, à donner à la polis une singularité dans le monde grec, mais aussi à légitimer un régime politique : la démocratie, le régime des frères, égaux depuis leur naissance8. Athènes engage donc au Vè siècle un

4"Autochthony and The Athenians", pp. 299-300 qui liste les occurrences de ce terme et les différents sens de aujto;", pour privilégier : "having the same land" as "always having the same land". C'est un choix un peu exclusif qui guidera tout son article, même si le sens d'occupation du territoire depuis toujours est une des revendications primordiales des discours autochthones. P. Chantraine, s.v. aujto;", indique comme sens : "même (...) désigne l'identité comme opposée à l'altérité (...) ou dans le second cas l'identité comme permanence de l'objet reconnue sous divers aspects." Si les deux sens existent, la démonstration de V.J. Rosivach (ibid.) semble, à trop privilégier l'occupation, faire abstraction de l'idée de naissance dans le sol même. C. Calame, Mythe et histoire, p. 86 note 39, donne raison à V.J. Rosivach.

5V.J. Rosivach, "Autochthony and The Athenians", p. 298 : "the word aujtovcqwn did not arise spontaneously but was a conscient coinage."

6Ce sur quoi s'accordent tous les auteurs. E. Montanari, Il mito dell'autochtonia, p. 31 précise que les Athéniens sont pour la première fois qualifiés d'autochthones dans l'Agamemnon d'Eschyle (536) qui est représenté en 458 av. J.-C. (voir le commentaire de E. Fraenkel, Aeschylus. Agamemnon sous ce vers). Selon V.J. Rosivach, "Autochthony and The Athenians", p. 297, l'apparition de ce terme se dessine dans la première moitié du Vè siècle. En ce qui concerne l'iconographie, pour les images de la naissance d'Erichthonios, cela semble apparaître au Vè siècle : voir H. Metzger, "Athéna soulevant de terre le nouveau-né", P. Brulé, La Fille d'Athènes, pp. 45-62 ainsi que Y. Cochenec, "Gaia et l'autochthonie athénienne".

7Il., II.547 sq. : "ceux d'Athènes, la belle cité, peuple d'Erechthée au grand cœur, Erechthée, enfant de la glèbe féconde" (tevke de; zeivdwro" ajvroura).

8Pour l'autochthonie comme légitimation du régime démocratique, voir Platon (Men., 238 c) : "c'était alors le même régime que de nos jours (hJ ga;r aujth; politeiva) (...) qui nous régit aujourd'hui et qui toujours, depuis cette époque lointaine, s'est maintenu ; celui-ci l'appelle

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processus qui relève à la fois de la (re)fondation et de la consolidation politique. C'est bien sûr cet ancrage dans la terre qui va nous retenir ici.

Il faut remarquer que nos sources pour l'autochthonie sont avant tout des discours des orateurs, Lysias, Isocrate, Lycurgue ou Démosthène9. La

revendication est aussi largement tributaire d'un genre littéraire, l'Oraison Funèbre10 qui, en glorifiant les morts tombés pour la patrie, glorifie la cité toute

entière en rappelant ses fameuses origines autochthones. Les Epitaphioi Logoi qui associent autochthonie, exploits héroïques et lutte contre le Barbare, proposent donc aux citoyens d'inscrire les actes du présent dans la droite ligne d'un passé qui, depuis toujours, les relie à la gloire, en tant qu'autochthones, en tant que citoyens et comme guerriers11 : l'autochthonie devient ainsi le principe

identitaire pour toute la communauté12. Seul Euripide va échapper à la tentation du discours tautologique pour "travailler" un peu ce postulat d'autochthonie et en montrer toute la fragilité.

Mais on doit faire attention à ne pas trop enfermer la revendication de l'autochthonie dans la seule légitimation d'un régime politique, pas plus que

démocratie (...)" et ibid., 239 a : "l'égalité d'origine, établie par la nature, nous oblige à rechercher l'égalité politique établie par la loi" (ajll j hJ ijsogoniva hJma'" hJ kata; fuvsin ijsonomivan ajnagkavzei zhtei'n kata; novmon). Voir à ce propos N. Loraux, L'Invention d'Athènes, pp. 179 sqq. et sur la notion de "frères" politiques id., "La Politique des frères".

9Sur les orateurs attiques, voir M. Edwards, The Attic Orators et sur Platon qui, dans son Ménexène, joue avec le genre de l'oraison funèbre, M. Clavaux, Le Ménexène de Platon, pp. 115-260 pour l'oraison funèbre et p. 117 sqq. pour le thème de l'autochthonie rapidement abordé.

10Etudiée par N. Loraux (L'Invention d'Athènes) : c'est pour elle, une "institution" (ibid., p. 23), constituant un éloge codifié de la cité. Voir aussi R. Parker, Athenian Religion, p. 135 sqq.

11Reprendre le témoignage éclairant sur ces éloges de Phot., Bib., 243 : "la justification des éloges funèbres est apparemment commune à tous les citoyens mais en réalité ce sont par excellence ces morts qui sont ici qui les justifient. En effet, ceux qui s'attachent à faire l'éloge des autres, pour célébrer leur lignée, vont chercher la matière de leurs discours jusque dans la louange de leurs ancêtres ou jusqu'à la terre dont sont issus les ancêtres de ceux dont on fait l'éloge" (iJvna to; gevno" uJmnhvswsin, eij" progovnwn tina;" eujrhmiva" th;n tou' levgein fuvsin ajnabibavzousin, hj; th;n gh'n oJvqen oiJ provgonoi tw'n ejpainoumevnwn ejgevnonto).

12N. Loraux, Les Enfants d'Athéna, p. 23 indique que, "c'est précisement à cela (...) interpréter sa propre identité (...) que sert un mythe d'origine".

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l'on ne doit y voir un discours sur l'exclusion des femmes13. Il ne s'agit pas

seulement avec l'autochthonie, comme le dit N. Loraux, d'un "fondement prestigieux de la citoyenneté" ou d'un discours de "singularité"14. A chercher

trop exclusivement dans ce sens, on risque d'oublier que le postulat d'autochthonie est avant tout un mythe de fondation qui raconte la germination de la cité sur la terre qu'elle s'est choisie, sur laquelle elle s'affirme donc profondément ancrée et alors indélogeable. Car l'autochthonie parle bien d'articulation au sol (chthôn) et ne constitue pas seulement une singulière fierté athénienne. Ce n'est pas "la terre, faute de mieux, (qui) a alors été fécondée"15 :

la terre est bien le destinataire de la semence d'Héphaïstos pour que les citoyens germent du chthôn. On ne saurait raconter une meilleure autofondation.

Comment élaborer un site dans sa propre terre, comment aménager sa propre cité16 ? Telles sont donc les questions auxquelles sont confrontés les

Athéniens. A la recherche de sa fondation, Athènes se rapproche du shéma de la colonisation-fondation17 qui donne pour toujours la légitimité à une

construction politique : elle va alors s'inventer une origine qui donne le départ de la vie en cité, de l'installation, du ktizein et de l'oikizein, car il ne s'agit pas seulement de fonder, mais aussi d'habiter. M. Casevitz, dans son étude des deux familles du "fonder" veut voir dans l'utilisation de ces deux verbes une

13C'est ce que N. Loraux, Les Enfants d'Athéna, p. 21, retient surtout comme "bénéfice d'une telle opération".

14Dans Les Enfants d'Athéna. Pour le "fondement prestigieux de la citoyenneté", voir ibid., p. 23, et pour le discours de "singularité" (ibid., p. 36).

15N. Loraux, Les Enfants d'Athéna, p. 22.

16Voir les réflexions de M. Detienne, "Qu'est-ce qu'un site ?" et pour le modèle de la colonisation "Apollon archégète" ainsi que "Manières grecques de commencer" et dernièrement Apollon le couteau à la main, pp. 105-133.

17Car l'Attique n'a jamais fait l'objet d'une fondation coloniale, noté par exemple par C. Calame, Mythe et histoire, p. 87.

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évolution entre le défricher -la mise en valeur du territoire, et l'habiter -qui est alors mis en complément non plus avec gè, mais avec polis, plus proche de l'installation18. Athènes dépend elle moins du ktizein que de l'oikizein,

puisqu'elle n'a pas été réellement fondée, mais il s'agit toujours de raconter comment on prend possession d'un territoire. Pour notre cité, évidemment, il manque au processus de fondation le cheminement, l'errance et la quête du territoire que l'on rencontre dans les récits de colonisation car, en ce Vè siècle attique, les Athéniens s'inventent leur passé dans un voyage intérieur : ils se déclarent issus de leur propre terre et c'est ce postulat qui doit seul justifier et légitimer leur installation. Il n'y a pas non plus un fondateur, un archégète unique qui donne le départ de la vie en cité et qui symbolise le moment de la fondation. Il y a des autochthones qui, par leurs singulières naissances, représentent l'origine19. Et pour garantir son autofondation, Athènes en fait

surgir plusieurs, autant de "fondateurs" pour une cité sans réelle fondation20.

18La notion de fonder en grec se lit à travers deux familles lexicales autour de ktizô et d'oikizô étudiées par M. Cazevitz, Le Vocabulaire. Si ktizô renvoie au défrichement et s'attache à la mise en valeur de la terre, oikizô se place lui plus souvent du côté de la maison, de la cité, du peuplement ; alors que ktizô est plus souvent associé dans les expressions à gè, pour le second verbe, il remarque la récurrence de l'expression oikeô/oikizô polin (étudiée ibid., pp. 221-235). L'auteur opère des différences entre ktizô qui semble concerner la nouveauté radicale et oikizô qui s'attache à la fois aux contextes de fondation, de refondation, de colonisation et d'installation.

19N. Loraux, "Naître enfin mortels", p. 9 écrit que l'autochthonie, le fait que l'homme provienne de la terre constitue "le degré zéro du mythe". Plus que "degré zéro", je préfère parler de début, d'origine, car l'expression employée par l'auteur ne convient pas je pense à Athènes, puisqu'il y a toujours dans la généalogie un autochthone qui précède.

20M. Detienne, "Quand les Olympiens prennent l'habit du citoyen", p. 164 indique que "l'autochthonie, cela se fabrique, lentement, sur plusieurs générations".

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Distribution autochthone

Athènes retrace donc l'histoire de ses autochthones, en cherchant à s'ancrer toujours plus haut dans le temps pour approcher le moment "initial". Son arme principale est la généalogie21. C'est à la fin du VIè siècle qu'apparaît cette

nouvelle manière d'écrire sur l'origine en retracant une lignée d'ancêtres22 ; cela permet de penser le début, de mettre en ordre son propre passé23 et de

revendiquer l'antériorité. Là encore, cela peut nous rapprocher des opérations de colonisation24. Mais si les figures plurielles25 qui égrennent le passé

d'Athènes, comme Kékrops, Erichthonios, Erechthée, puis Thésée le synœciste26

sont toutes proches du fondateur, elles sont avant tout autochthones car aucune ne fait véritablement tous les gestes d'un oikiste ou d'un archégète27. Le

rejeton Erichthonios semble incarner le premier moment, l'origine en tant que naissance28 : tous les Athéniens seront, à leur tour, ses imitations autochthones.

21H. Jeanmaire, Couroi et Courètes, p. 137 : en Grèce, "tout groupement tend à prendre conscience de son unité sous forme d'une généalogie fictive, à se donner un ancêtre mythique (...)". Voir aussi P. Brulé, "La Liste des premiers rois d'Athènes", p. 38 : "le récit généalogique, en ce qu'il est générateur de temps, est producteur d'histoire."

22Voir l'étude de C. Jacob, "L'Ordre généalogique", p. 171 sqq. Voir aussi F. Jacoby, Atthis, pp. 134.

23A la suite de C. Jacob, "L'Ordre généalogique", p. 184, il faut se poser ces questions complexes : "il nous faut cependant réfléchir sur la nature du savoir ainsi constitué, sur ce qu'il permettait de penser, sur son efficacité sociale, politique, symbolique dans le monde des cités du Vè siècle : à quelles attentes, à quelles questions répondaient ces traités ? Quel était le statut du passé ainsi organisé par l'ordre généalogique et quels liens entretenait-il avec le présent de la cité ?"

24Voir I. Malkin, La Méditerranée spartiate, pp. 124-132 dans un chapitre intitulé "Mythe et généalogie". Il écrit ibid., p. 124 que ""Identité" et "origines" dans le monde de la colonisation grecque, furent souvent formulées en terme de parenté (...) mais il n'est pas d'identité collective sans une continuité bien définie à partir d'une source donnée".

25Voir l'énumération in M.P., F.Gr.Hist. 239 A.1 Jacoby : "Depuis le temps où Kékrops règna et que le pays s'appelait Kékropia, alors qu'il s'appelait auparavant Aktikè d'après Aktaios l'autochthone : 1318 ans". Sur cette liste, voir P. Brulé, "La Liste de premiers rois d'Athènes".

26Mais aussi oikiste comme Erechthée. Plut., Thes.,3.1 : "fondateur de la belle et illustre Athènes" (oijkisth;n).

27On connaît des autochthones qui, dans la Périégèse, sont vraiment fondateurs (oikiste) : par exemple Aégialée pour Sicyone (II.5.6), Aras pour Phlionte (II.12.3), Eumélos pour Aroè (VII.18.5), Phénéos pour Phénée (VIII.14.4).

28Isocr., Panath., 126 : "à partir de cette époque (Erichthonios), tous ceux qui vinrent après lui, et ils sont nombreux, transmirent à leurs enfants leurs biens et leur pouvoir, jusqu'à Thésée"

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Quant à ses prédécesseurs, ils n’existent pour ancrer l'autochthonie dans un passé le plus lointain possible. Car, dans cette généalogie perturbée, il y a toujours un autochthone qui précède. Erichthonios n'est pas le premier même s'il est mis en scène ainsi29. Kékrops non plus n'est pas au début de la chaîne : il

est par contre le premier roi30 ; quant à Aktaios il ne serait pas lui-même le maillon originel31. Comme c'est souvent le premier autochthone qui nomme la

cité32, la polis s'accole alors plusieurs noms et jongle d'identité entre Kékropia, Aktè avant de se dire enfin Athènes33.

L'ambiguïté entre fondation-colonisation et autochthonie se lit néanmoins dans la figure d'Erechthée34 : autochthone, il est aussi qualifié d'oikistes des

Athéniens35, il est l'éponyme d'une tribu clisthénienne36 et le demos porte son nom37 ; mais c'est surtout avec lui que la cité commence réellement son histoire

(ejnteu'qen d j ajrxavmenoi pavnte" oiJ genovmenoi met j ejkei'non, ojvnte" oujk ojlivgoi, ta;" kthvsei" ta;" auJtw'n kai; ta;" dunasteiva" toi'" auJtw'n paisi;n parevdosan mevcri Qhsevw").

29Erichthonios est apparemment lui aussi précédé par Porphyrion (Paus., 1.14.7). On connaît aussi un Périphas, transmis par Anton. Lib., Transf., 6 et Ogygès, "que le peuple croyait autochthone" (ajutovcqono"), et sous lequel se produisit le premier grand déluge selon Eus., X.10.7 (489).

30Selon Apd., Bib., III.14.1 et M.P., F.Gr.Hist. 239 A 1 Jacoby.

31Selon Paus., I.14.7 il y a un Porphyrion "qui a règné avant Actaios" (oiJ; Porfurivwna ejvti provteron jAktaivou basileuvsanta).

32Sur l'éponymie du fondateur et du pays ou de la cité, voir pour les Etoliens (Str., X.3.2), en Libye (Hdt., IV.45.12), en Béotie, pour la cité d'Alalkomenée (Paus., IX.33.5) et en Phocide, Castalie (Paus., X.6.4) ; c'est valable aussi pour Lélex (Paus., III.1.1), Pélasgos en Arcadie (Paus., VIII.1.4) et Ogygos en Béotie (Paus., IX.5.1).

33Aktaios/Aktè (M.P., F.Gr.Hist. 239 A.1 Jacoby), Kékrops/Kécropia (Paus., I.2.6 ; Apd., Bib., III.141 ; M.P., F.Gr.Hist. 239 A.1 Jacoby), Atthis/Atthide (Paus., I.2.6 ; Apd., Bib., III.14.5). Sur les noms successifs de l'Attique, voir P. Brulé, "La Liste des premiers rois d'Athènes", p. 39 et 45 sq.

34Que l'on ne confond plus heureusement avec Erechthée comme B. Powell, Erichthonius, p. 15 qui tisse des liens d'équivalence caricaturaux : "if Erichthonius was Poseidon, and Erichthonius was Erechtheus, then Erechtheus was Poseidon and all three are the same under different manifestations or were introduced under slightly varying circumstances."

35Sud., s.v. tettigofovroi: oiJ jAqhnai`oi: jErecqheu;" oJ ojikisth;" tw``n Ajqhnw`n, ajpo; th'" gh``" ejtevcqh.

36Pour exemple, voir Ant., 6.11 et 13.

37Dés Il., II.547 (dh'mo" jErecqh'o"). On parle d'Erechthéides, Ar., Eq., 1015 et schol. 1015 c ( jErecqeivdh wJ' uiJe; tou' jErecqevw") ; Soph., Aj., 202 ; Pd., I., II.19.

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comme "Athènes"38, car c'est Erechthée qui donne son nom définitif à la cité.

Les noms précédents donnés par les rois étaient des noms géographiques attribués au pays : Erechthée va nommer la cité Athènes du nom de la déesse39.

En cela, il incarne une figure plus politique. Mais, s'il est proche du fondateur, il n'effectue pourtant aucun geste de fondation : il naît, il nomme, mais ne trace pas. Il n'est pas non plus teinté d'altérité comme ces colonisateurs qui suivent la voix de l'oracle pour aller fonder ailleurs40 : il est le produit de sa propre terre, il surgit de l'intérieur. En fait, on le verra, son acte fondateur sera, plus que de naître, de mourir sous les coups de Poséidon qui le fait retourner dans le chthôn