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1.2 Interface (2014) : réactualiser l’apport des Nouveaux Topographes

1.2.3 Rhétorique visuelle et enjeux communs

1.2.3.1 Aspects formels et dispositif de représentation

Les images d’Interface forment un tout assez homogène qui résulte de plusieurs choix formels et compositionnels de l’artiste. En grande partie, cette homogénéité est créée par l’ensemble de couleurs neutres qui oscillent entre les différents tons de bleu, de gris et de beige, ainsi que quelques touches de couleurs plus vives telles que le rouge, le jaune et le vert. Chaque image est habituellement composée d’un bloc coloré qui se découvre dans la forme du ciel, dans celle d’un mur ou dans le sable. Quelquefois, ces blocs de couleurs tendent vers l’abstraction, par exemple lorsque l’artiste cadre sa prise de vue à partir d'un mur extérieur, d'une dune de sable ou d'un tapis rouge à demi enseveli (Figure 10). Une attention particulière

est vouée à la lumière, qui est constante et directe; les images présentent très peu d’espace ombragé. Les motifs de l’environnement bâti photographiés par l’artiste sont tous assez géométriques; la ligne et les angles droits sont privilégiés et se trouvent simplement adoucis par les monticules de sable et les formes irrégulières des trous d’eau. Les paramètres compositionnels choisis par l’artiste, dont la division presque constante entre la terre et le ciel et l'alignement des bâtiments, favorisent l’horizontalité et la symétrie. La vision cadrée par l’artiste est souvent parfaitement frontale et il semble que chaque image présente un sujet central ou un point de rencontre au centre de l’image qui focalise le regard.

Du point de vue des structures visuelles, esthétiques et stylistiques, plusieurs recoupements existent entre cette œuvre photographique et les séries The New Industrial Parks near Irvine, California (1974) et Park City (1978-1981) de Lewis Baltz. La première ressemblance se situe sur le plan de l’utilisation du mode topographique et d’une forme de neutralité visuelle des images. Interface engage une économie de moyens, une certaine retenue et une forme de détachement vis-à-vis du sujet photographié. Cette approche visuelle fut également employée par Baltz dans l’étude typologique des nouveaux parcs industriels parsemant la région californienne40. À l’instar de l’œuvre de Batniji, les images de Baltz révèlent une vision du monde, un regard photographique façonné par les structures géométriques et par une exploration formelle qui favorise les éléments linéaires, la frontalité et les aplats de couleur. Malgré l’opposition entre l’utilisation de la couleur par Batniji et du noir et blanc par Baltz, la ressemblance entre Interface et l’œuvre South Wall, Semicoa, 333 McCormick Costa Mesa de Baltz est saisissante (Figures 11 et 12). Le cadrage rapproché, le choix de formes rectilignes et l’inclusion d’éléments hétéroclites dans le choix des objets représentés rassemblent ces œuvres qui transposent la banalité du sujet photographié en une image attrayante s’approchant d’une composition abstraite. Les corpus agissent également selon des principes compositionnels similaires. Un premier recoupement est visible dans cette vision horizontale d’un paysage presque vide où les motifs de l’architecture vernaculaire s’entremêlent à des parcelles d’éléments naturels. Dans les deux corpus photographiques, les signes du bâti et les objets sont au centre de l’image photographique et remplacent les

40 Cette série s’inscrit dans une perspective monographique et thématique élaborée dans les années 1970 (The Tract Houses, Maryland, Nevada et Park City), qui traite de vastes questions culturelles et philosophiques relatives aux zones industrielles du paysage urbain (CCA 2015).

personnages en tant que signifiants. Les divers éléments occupent une partie centrale de l’image mettant ainsi en évidence le vide environnant (Figures 13, 14, 15 et 16). Chaque objet ou infrastructure est bien en place, mais paraît ainsi presque dissocié(e) du paysage qui l’entoure.

Malgré les similitudes entre les deux corpus, certains éléments discordants sont cependant manifestes. D’abord, Interface se distingue de l’esthétique du documentaire pur et des images plus austères de Baltz en raison de sa dimension sensible, poétique et métaphorique assumée : certes, Batniji capte le paysage bahreïnien qu’il a sous les yeux et son regard est factuel, mais sa subjectivité et sa sensibilité demeurent néanmoins palpables dans les images. En comparaison avec les images de Baltz, l’utilisation de la couleur par Batniji confère à ses images un côté moins austère, plus attrayant. Dans Interface, l’anonymat stylistique et la neutralité visuelle sont plutôt remplacés par un langage contemplatif où les couleurs sont saturées et la lumière vive; on est face à une temporalité suspendue dans une réalité faite « d’empreintes, de traces et de contours » (Castant 2015).

Les règles de cadrage et de profondeur de champ semblent également être utilisées différemment par les deux artistes. Les images de Batniji sont prises avec un appareil numérique muni d’un puissant objectif : les clichés présentent donc au regardeur des images d’une clarté impeccable et un cadrage assez serré du sujet photographié. Dans Interface, la profondeur de champ semble réduite et bloquée pour le regardeur; les images sont presque toutes composées d’un élément visuel important – tel qu’un bâtiment ou un tas de sable – qui obstrue le paysage (Figures 17 et 18). Batniji créé ainsi l’illusion d’une vision encadrée en œillères empêchant ainsi une vision élargie du paysage bahreïnien. Il est vrai que plusieurs cadrages rapprochés de The New Industrial Parks near Irvine, California (1974) fonctionnent également de cette manière; néanmoins, dans ces images l’accent est mis sur les détails architecturaux, sur le bâtiment en lui-même. A contrario, plusieurs images de la série Park City de Baltz favorisent une vision du paysage suburbain ouverte et élargie sur le paysage. Mêmes distants dans l’image, les objets sont nets et bien en vue pour le regardeur. De grands angles, une profondeur de champ maximale et des lignes diagonales coupent la rigidité de la

prise de vue frontale et amènent le regardeur à prolonger son regard vers l’horizon naturel à l’arrière-plan des images.