Dans le Valais agricole, peu de gens étaient attirés par l'exercice de l'artisanat à titre pro fessionnel. Les professionnels du commerce et de l'industrie venaient donc plutôt de régions voisines ou éloignées, p a r exemple de la Lom bardie, du Piémont, de la Savoie, du Tyrol ou du Sud de l'A llemagne. Et jusqu'au milieu du 2 0 e siècle, la perspective d'o bte nir un bon ter rain agrico le dans la lointaine Am érique était plus attrayante pour la p opulation valaisanne que celle de travailler dans l'industrie des grandes villes européennes. Lorsqu'en 1898 la construction du tunnel du Simplon va comm en cer, les ouvriers viennent pratiquem ent tous d'Italie. Q u a n d on cherche un travail salarié — à bien des égards c'est une nécessité é c o n o mique — on privilégie d 'a b o rd l'em ploi qui peut être relié au m onde paysan: un service mercenaire pour faire l'appoint, jusqu'au mo ment où l'on peut mettre en place sa propre en treprise familiale, un em ploi saisonnier, et plus tard, un engagem ent dans l'industrie combiné à l'activité a g ric o le : c'est l'ouvrier-paysan du 2 0 e siècle.
Cette im age d 'u n e p opulation paysanne sans grande am bition pour le commerce et l'indus trie a p p a ra ît déjà dans les chroniques du 16e siècle et elle est décrite d 'u ne manière presque stéréotypée dans les récits de voyage des 18e et 19e siècles91, mais elle est aussi confirmée dans les documents locaux. Le banneret de Monthey, ville qui comm ença à s'industrialiser bien avant le reste du Valais, écrivit en Ì8 0 8 le texte suivant, dans lequel il faisait allusion avec sévérité à certains habitants de sa loca li té qui s'étaient essayés à différents métiers : « Le meilleur métier pour M on the y est de continuer à cultiver la terre comme nos pères l'ont fait (...) La seule industrie viab le pour M on the y est de reprendre en main la pelle, la pioche et la fa u x » .92 La noblesse cam p ag na rd e avait elle aussi peu de penchant pour l'industrie et le commerce. Les charges publiques ou les pos tes d'officiers dans les armées étrangères lui
Dans la culture agricole valaisanne, un artisanat tel celui du maréchal-ferrant était exclusivement au service du paysan: labourage à l'aide du mulet à Visperterminen, 1938.
a p p o rta ie n t, selon elle, plus de prestige que des activités artisanales ou com m erciales. Le m anque d 'in té rê t p o u r ce genre d 'a c tiv ité n 'était d o n c pas seulem ent une question de mentalité, mais aussi de structure de la so cié té : dans cette société à deux classes (avec d 'u n cô té le p a tric ia t des m agistrats et de l'autre la p o p u la tio n p aysa nn e), il m an qu ait dans les villes cette classe b o u rg eo ise qui p ra tiq u a it les métiers de l'a rtisa na t. Le but
prem ier de l'e x p lo ita tio n de la terre p a r le g ro up e fa m ilial é ta it d 'a tte in d re un degré d 'a u ta rc ie aussi gra nd que p ossible; c'est p ou rq uo i la p ro p rié té foncière et une gra nd e fam ille o ffra ie n t plus de prestige q u 'u n e a c tivité orientée vers le p rofit et l'adresse a rti sanale.
Le Valais pré-industriel a v a it p o u rta n t besoin d'artisans. O n ne p eu t p a rle r d 'u n e couche
Le forgeron et le charron étaient les deux principaux fournisseurs d'équipem ent et d'outillage pour l'agriculture: Anniviard en route pour ses vignes à Sierre.
so cia le bien définie de personnes exerçant une profession que dans les grandes localités de la va llé e du Rhône. C ette co uch e profes sionnelle se c o m p o s a it a van t to u t d'im m igrés qui se d é p la ç a ie n t de v illa g e en v illa g e pou r se faire une clientèle. Avec le temps, ils s'ins ta lla ie n t a vec leur fam ille et requéraient les droits civiques. C 'est ainsi que, p a r tra d itio n fa m ilia le et p a r m anque de p ro priété fo n c iè re, ces im m igrésform è re n tde s dynasties d 'a r tisans. C h a q u e région se s p é c ia lis a it dans certains métiers et m o n o p o lis a it ainsi c e rta i nes branches professionnelles. O n trou vait p a r exem ple des potiers d 'é ta in du Val d 'O s - sola, s p éciale m e nt de Bognanco, (les M a - ciaco, Possa, D ella Bianca), des forgerons de la Savoie, des fondeurs de clo ch e du Val d 'Aoste et des charpentiers du Tyrol. M arcus S e eb erg er nous cite un autre exem ple dans son étude «Le C h a u d ro n n ie r» 93: parm i les 23 chaudronniers recensés entre 1829 et 1880 à Sion, Leuk, Visp, Brig et N aters, deux d'entre
eux seulem ent sont originaires du Valais; les autres viennent p rin c ip a le m e n t du Piémont, surtout de la Valle di Locano.
C on trairem ent à l'a rtis a n a t professionnel des bourgs de la V allée du Rhône, l'a rtis a n a t des v illa ge s de m ontagne a p p o rta it seulem ent un g ain accessoire au p aysa n. C e d e rn ie r vivait avan t to u t de l'é le va ge et de l'a gricultu re qui influençaient l'o rg a n isa tio n v illa g e o is e et la m entalité des gens. O n e xerçait d o n c un a rti s a na t (charpentier, menuisier, charron, fo r geron, tonnelier, vannier, c o rd o n n ie r ou c o u turier, p o u r les hommes) selon le besoin, l'intérêt, les c a p a c ité s et les hab itud es fa m i liales et en dehors de l'a c tiv ité p rin c ip a le : l'agriculture. C om m e la profession n'était pas clairem ent d éfin ie e t que la c o n tre p a rtie d 'u n travail effectué p a r un tiers p o u v a it être du tra vail au bén éfice de ce dernier, il n'est pas to u jours fa c ile de faire la distinction entre profes sion et co up d e m a in entre voisins. La frontière
Fin ou renaissance de l'ancien artisanat? A te lie r de Fabien M elly, artisan à N a x,1 9 8 8 .
est encore plus d iffic ile à d éterm iner dans l'a rtis a n a t féminin (travail du textile) où la sp écialisatio n é ta it encore moins évidente. Il ne fa ut c e p e n d a n t pas sous-estim er l'im p o r ta nce de ces artisanats de c o m p lé m en t au sein de cette p o p u la tio n fo n d a m e n ta le m e n t p a y s a n n e ; ils garantissaient au v illa g e un haut d e g ré d 'a u ta rcie . O n tro u va it des a rti sans dans c h a q u e v illa g e et en nom bre relati vem ent g ra n d , com m e le confirm ent à c h a que fois des textes anciens. Par exem ple, un d ocu m e nt de 1382 d é n om bre p o u rM o n th e y , six installations actionnées p a r l'eau (mou lins, foulons, martinets). Un autre d ocu m e nt de Ì 761 parle, p o u r M a rtig n y -B o u rg , d 'a rti sans com m e teinturiers, tanneurs, selliers, foulonniers, forgerons ou même sculpteurs. Il s e m blerait que, à cause des ino nd atio ns dues à la rupture du g la c ie r de G ié tro en 1818, 41 ateliers, d o n t la p lu p a rt é taie nt a c tionnés p a r la force hydraulique, a ie n t été
détruits, entre Lourtieret Le C h â b le .94 O n trou ve aussi des ind icatio ns intéressantes sur le
19e siècle dans la «Saaser C hronik»: à cause des ressources a g rico le s restreintes, industrie et com m erce a v a ie n t un rôle relativem ent im p o rta n t dans le Saastal d éjà dans le passé. Au 19e siècle, les branches d 'e x p lo ita tio n é ta ie n t le transport, la m açonnerie et la forge, le travail des textiles et, vers la fin du siècle, m algré les problèm es de com m unication, même la fa b ric a tio n d 'é c h a la s et de traverses de chem in de fer.95 Dans le Valais paysan de la fin du 19e siècle, les forgerons p ra tiqu en t d é jà une division du travail étonnam m ent d if fé re ncié e: à cô té du m étier de forgeron en g én éral, il y a v a it celui de m aréchal-ferrant, du forg ero n spécialiste du c e rc la g e des roues de chars, les forgerons de sonnettes de Ba gnes, les forgerons de pics à Sembrancher, Zerm att, S aas-G rund et S aas-Alm agell et il semblerait q u'il y a it eu, à cette époque, au tour de i vingt cloutiers rien que dans le Saastal.
Stebler mentionne aussi un exemple instructif concernant le village de Visperterminen à la fin du 19e siècle. Tandis qu'on ta nn ait le cuir à Visp, pas moins de vingt à trente cordonniers faisaient les souliers dans le v illa g e 96 (alors q u'il ne co m p tait que 6 0 0 habitants environ). Visp était donc le centre régional d'un artisa nat spécialisé avec infrastructure com pliquée et Visperterminen le centre local pour le petit artisanat. L'autoconsommation au villa ge était en relation avec une certaine autarcie au ni veau régional.
Is paysan é tait son propre artisan dans de nombreux domaines. Les artisans profession nels remplissaient avant tout une fonction de bras droits de l'agriculture, restant partie inté grante du m onde paysan. Le prestige étant lié aux propriétés foncières et aux activités qui en découlaient, les artisans, qui venaient d 'a il leurs et qui ne possédaient pas de terrains, en étaient pratiquem ent dépourvu. Une existence paysanne ne leur était offerte que s'ils en traient dans une famille par mariage, ce qui était tout aussi rare que d 'o b te n ir la b ou rgeoi sie dans une commune de montagne. Donc, malgré le fait que chacun était d é p e n d a n t de l'autre, il existait une différence sociale très net te entre la paysannerie et l'artisanat. Cette re lation comm ença seulement à se modifier avec le changem ent radical qui s'amorça au d éb ut du siècle dans les régions de montagne, la carrière de Pierre M a b illa rd , forgeron à Sion, est un exemple ty p e de ce changem ent imposé par cette nouvelle situation. N é en 1899, dans une famille paysanne de 14 en fants, M a b illa rd ressent très tô t les répercus sions de la crise de l'agriculture traditionnelle. Il quitte sa famille à l'â g e de 15 ans pour aller à Sion. Il veut absolum ent apprendre un mé tier, «n'im porte lequel», et il trouve finalem ent une place d'apprentissage chez un forgeron. Après son m ariage en 1924, M a b illa rd s'es saie encore une fois à l'agriculture. M ais, selon ses propos, il n'a pas de chance avec le bétail. Il devient ind épendant en 1930 et occupe tem porairem ent jusqu'à cinq employés. C ep en
dant M a b illa rd n'assurera pas son salaire en tant que forgeron mais en tant que serrurier et plombier. Il installera surtout dans les mé nages, des prises d'eau très dem andées à l'é p o q u e .97
la disparition de l'agriculture autarcique s'ac co m p ag na d 'u n changem ent profond de l'arti sanat traditionnel : l'artisanat dut soit se ratio naliser et s'a d ap ter à la nouvelle situation du marché, soit g a rd e r sa form e traditionnelle mais en endossant de nouvelles fonctions. Il devint un art, l'incarnation d 'un m onde id é a li sé, fo rt recherché par la société industrielle. En tant que tel, il ne produit plus des biens de c o n sommation d'utilisation courante mais il d e vient une sorte de prestation de service au contenu significatif. « N ous réalisons ce que les gens rêvent» d it la tisserande.98 Dans les jour naux on parle de la renaissance du temps, «où l'activité humaine n'avait pas comme moteur le profit et la vitesse».99 Après des années de cri se, l'artisanat traditionnel revient en force, la dem ande est à la hausse. Il n'y a plus à lutter pour décroch er une comm ande, comme c'était le cas il y a quelques années; on co n naît même aujourd'hui le sentiment d ésagréa ble de devoir refuser du travail. Décidément, la clientèle n'est plus la même...
César Popilloud, charron. Martigny, 1987. Rose M onnet, chapelière. Pinsec, 1988.
M ath ild e Heinzmann-Gottsponer, brodeuse de rubans de cha- Lukas Zimmermann, forgeron. Visperterminen, 1988. peau. Visperterminen, 1989.