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Article paru dans Le Monde le 9 mars

[...] le drame silencieux des inégalités hommes-femmes en Chine : en 2006, si l'on met de côté les enfants atteints de pathologies, près de 98 % des enfants chinois proposés à l'adoption par Médecins du monde étaient des filles. "La plupart du temps, elles sont abandonnées dans les jours qui suivent la naissance, explique la pédiatre Geneviève André-Trevennec, qui dirige la mission adoption de MDM, la plus grosse oeuvre de France. Avec la politique de l'enfant unique, qui s'applique avec rigueur dans les villes, les parents ne veulent plus de fille car ce sont les garçons qui transmettent le nom et qui prennent en charge leurs parents lorsqu'ils vieillissent."

La Chine n'est pas le seul pays touché par cette préférence marquée en faveur des garçons : selon la démographe Isabelle Attané, l'Asie est devenue le "continent noir" des femmes. En raison des avortements sélectifs, des infanticides et du manque de soins apporté aux filles, il manquerait, selon elle, 90 millions de femmes en Asie. "Ces discriminations sont particulièrement marquées dans quatre pays : la Chine, l'Inde, le Pakistan et le Bangladesh", précise cette sinologue et démographe chargée de recherches à l'Institut national d'études démographiques (INED). "Les différences de traitement entre les filles et les garçons sont tellement fortes qu'elles ont modifié en profondeur les équilibres démographiques de la région", ajoute-t-elle.

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Si l'on appliquait à l'Asie un taux de masculinité "normal" de 98 hommes pour 100 femmes - pour le calculer, les démographes prennent en compte la proportion naturelle de filles et de garçons à la naissance, les différences de mortalité infantile entre les deux sexes et le décalage d'espérance de vie entre les hommes et les femmes -, ce continent compterait 90 millions de femmes supplémentaires...

Où sont passés ces millions de femmes ? "Ce sont des filles qu'on a empêché de naître, qui ont été tuées après la naissance ou qu'on a laissé mourir en bas âge", résume Bénédicte Manier dans Quand les femmes auront disparu (La Découverte, 2006). Avec le développement de l'échographie, les familles d'Inde, de Chine, de Taïwan ou de Corée du Sud peuvent connaître le sexe de leur enfant avant la naissance. "La Chine interdit d'identifier le sexe du foetus lors de l'échographie mais il suffit d'un signe du médecin pour savoir qu'il s'agit d'un garçon ou d'une fille", raconte Mme Attané, qui a publié, en 2005, Une Chine sans femmes ? (Perrin). "Aujourd'hui, dit-elle, on estime que plus de 500 000 foetus féminins sont ainsi supprimés tous les ans en Chine."

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En Asie, les avortements sélectifs ont bouleversé l'équilibre entre les sexes à la naissance. Alors qu'en l'absence de discriminations, il naît 105 garçons pour 100 filles, certaines régions du continent affichent des taux de masculinité à la naissance plus que suspects.

Selon Mme Attané, il naît aujourd'hui 117 garçons pour 100 filles en Chine et 111 en Inde.

Dans certaines régions, les chiffres sont plus impressionnants encore : les Etats indiens du Pendjab et de l'Haryana ont recensé, en 1998-2000, 125 naissances de garçons pour 100 de filles. Dans les provinces chinoises du Jiangxi et du Guangdong, en 2000, le nombre de garçons avait atteint 138 pour 100 filles.

Les discriminations ne s'arrêtent pas à la naissance. Il suffit de comparer le taux de mortalité infantile des deux sexes pour comprendre qu'en Asie, les familles n'accordent pas le même prix à la vie d'un garçon et à celle d'une fille. En Europe, en Afrique et dans les Amériques, le taux de mortalité infantile masculin est toujours supérieur au taux féminin pour des raisons biologiques, mais l'Asie défie les lois naturelles en affichant - une nouvelle fois - un déséquilibre marqué en défaveur des filles. Au Bangladesh ou au Pakistan et surtout en Chine, leur taux de mortalité avant l'âge d'un an est nettement supérieur à celui des garçons.

Comment expliquer cette surmortalité des petites filles du continent asiatique ? "Elles sont tout simplement victimes de négligences dans le recours aux soins et l'alimentation, explique Isabelle Attané. Les protocoles vaccinaux sont mieux respectés s'il s'agit d'un garçon et, lorsqu'ils sont malades, on les emmène rapidement chez le médecin, alors que l'on tarde à le faire pour une fille." "La nourriture, elle aussi, est différente selon le sexe des enfants, précise-t-elle. En Asie, beaucoup de parents font tout pour conserver leur fils en bonne santé alors qu'ils considèrent qu'il est moins grave de perdre une fille."

Si les garçons sont des biens si précieux, c'est pour des raisons culturelles qui varient souvent d'un pays à l'autre. En Chine, les fils héritent des biens de la famille et, surtout, ils s'occupent de leurs parents lorsque le grand âge approche, une charge fondamentale dans un pays qui ne dispose d'aucun système organisé de retraite. En Inde, c'est la tradition de la dot qui porte malheur aux filles : lors de leur mariage, elles doivent apporter à leur belle-famille une somme importante qui oblige souvent les foyers modestes à s'endetter. Dans les régions hindouistes, seul un garçon peut embraser le bûcher funéraire de ses parents, ce qui leur permet d'échapper à l'errance éternelle. [...]

ANNEXE 4

Les anecdotes racontées par Chow Ching Lie sur le sort des fillettes achetées en tant que domestiques, pp.76-77 :

« C'est ainsi qu'un cousin de mon père, qui avait acheté une fillette de neuf ans, ne se gêna pas pour la séduire quelques années plus tard. La jeune servante se trouva enceinte. La femme de ce cousin, qui avait quatre enfants, en conçut une jalousie féroce. Par peur de son mari, elle n'osait pas frapper sa “rivale” qu'elle avait pourtant l'intention de tuer. Elle parvint à dresser ses enfants contre la malheureuse. Quand une occasion se présentait, ils cernaient la servante dans une pièce de la maison : la mère leur avait recommandé de lui donner des coups de pieds dans le ventre. Ils s'exécutèrent si bien que, très peu de temps après, la servante fit une fausse couche. Elle dut s'aliter et saignait abondamment. Alors l'épouse du séducteur la laissa mourir. Une autre histoire de servante est celle d'un ami de mon grand-père Tsou Hon, un vieillard vicieux qui possédait plusieurs petites esclaves et jeta son dévolu sur la plus jolie d'entre elles quand elle eut quinze ans. Pensant parvenir aisément à ses fins, il se heurta à une violent résistance. Alors, se méfiant de tout esclandre qui aurait pu attirer l'attention de sa femme, il résolut de venger l'affront subi par son amour-propre. Un jour d'hiver où régnait un froid pénétrant, il se jeta sur la petite servante, lui arracha ses vêtements et, l'ayant poussée, nue, sur le balcon, il referma la fenêtre derrière elle. Le balcon se trouvait au quatrième étage. Ne pouvant supporter ni le froid ni la honte de la situation, la servante se jeta en bas et mourut. »