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L'art contemporain : un sujet de recherche à définir

Chapitre 1. Positionnement méthodologique

II.1.1. L'art contemporain : un sujet de recherche à définir

Histoire, marché, institution et art.

La définition de l'art contemporain se trouve être déjà floue lorsqu'on cherche à considérer sa naissance. La démarcation par exemple entre moderne / contemporain, si elle est un peu vague, est tout de même visible dans le sens où l'art moderne, s'il est un démantèlement des normes artistiques, se soucie de l'art en tant qu'art et comporte encore un cadre. A l'inverse, l'art contemporain s'est totalement défait du cadre.

Par conséquent, l'art est difficile à saisir. Ainsi, Jean-Philippe Domecq, dont l'approche est plus sociologique, insiste sur la difficulté de définir un art qui ne suit plus un schéma linéaire et historisant.

« Quand on commença, avec le cubisme particulièrement, à rompre avec le passé sans en rien vouloir garder, cette avant-garde avait pas mal de temps devant elle avant qu'une autre rompe avec elle : puisqu'elle passait pour la première. Quand une seconde vague arriva, celle-ci avait déjà une moindre espérance de vie puisqu'elle devait rompre avec la première, qui elle du moins avait rompu avec des siècles de tradition. Et la troisième vague à son tour eut devant elle moins de temps qu'elle n'en avait laissé à la seconde- et ainsi de suite, car à partir de là le rythme d'accélération était lancé, d'avant-garde en avant-garde, avec pour chacune une périodicité de quinze ans, puis dix, six, quatre- deux années à la fin des années 1970. »104

L'expression « art contemporain » remonte, selon la définition classique, aux années quatre-vingts où elle était très présente mais a déjà une petite histoire car l'art

104

contemporain est actif à partir des années soixante sous la notion d'art vivant. Selon Catherine Millet, la naissance de l'art contemporain est intrinsèquement liée à celle apportée par les conservateurs dont les fonctions se trouvent être métamorphosées en raison de la démultiplication de l'art. Ainsi « un large consensus demeure qui situe la date de naissance de l'art contemporain quelque part entre 1960 et 1969. »105

, époque où les conservateurs ont dû faire face à des changements radicaux en réponse à l'avant-gardisme.

Si l'on en croit les écrits de Catherine Millet, les courants actifs à cette époque participent fortement à l'art contemporain, notamment parce que les avant gardistes ont pour principe de dépasser tout art antérieur et d'être hors norme. Catherine Millet définit l'avènement de l'art contemporain en fonction des différentes facettes du temps, celle notamment du quotidien, de la nouveauté et de la participation. Dans un premier temps, l'effet n’est plus symbolique : « on ne voit pas un tableau représentant une chose, on voit cette chose même »106. Dans un second temps, l'art accentue sa production par une recherche effrénée de nouveauté, de là à rendre l'art éphémère. Enfin l'art appelle le

public à participer à l'œuvre soit en étant témoin, soit en étant acteur, cassant ainsi l'immuabilité de l'œuvre.

Ces trois étapes contribuent à l'avènement de l'art contemporain qui se voit être étroitement lié au changement du statut de l'art et de sa mise en exposition. Ce dernier constitue désormais une réelle problématique au regard de ceux qui ont pour tâche de le conserver. En ce sens, Catherine Millet insiste sur le fait suivant : « L'art que les conservateurs de musée désignent comme contemporain est principalement l'art qui par la nature de ses matériaux et procédés, les contraint profondément à modifier leur rôle et leur mode de travail. »107

On remarque que l'art contemporain procède aussi à une situation paradoxale du point de vue de l'histoire de l'art. L'intitulé de la discipline ne semble plus adapté au schéma de l'art contemporain dont la linéarité est difficile à concevoir. L'art de nos jours est totalement « atomisé » sous une multitude et infinité de formats et de matières

105

C.MILLET, L’art contemporain: histoire et géographie, Flammarion, 2006, p.26.

106

Idem, p.53.

107

(exemple de courants). Comment appréhender désormais une œuvre à peine créée et la

définir en fonction d'un courant ? Les critères ne peuvent plus être recherchés à partir de

l'œuvre seule. On remarque ainsi que beaucoup de théoriciens de l'art apportent à l'événement contemporain non plus une explication descriptive ou encore interprétative mais bien conceptuelle issue de la littérature ou de la philosophie ou encore de l'actualité médiatique. Nous parlons ainsi de l'art dit éphémère, ou bien du cyber-art ou encore de l'art graphique. Nous sommes contraints par le caractère contemporain de l'art d'y voir non plus des courants mais des tendances au même titre que la mode.

L'art contemporain ne peut nous permettre de nous poser sur un schéma linéaire mais nous devons nous référer à un schéma de liaison, un réseau. C'est peut-être en ce sens qu'Anne Cauquelin pose comme point de départ le fait que l'art ne puisse plus être dissocié d'un système dont le critère d'évaluation du contenu de l'œuvre ne dépend

pas directement du marché de l'art mais d'une institution qu'elle nomme « Etat contemporain ». On ne peut plus s'attacher à définir l'art sans qu'il soit imprégné par le degré d'appréciation des agents actifs dans ce système : « le producteur, l'acheteur - collectionneur ou amateur- en passant par les critiques, les publicitaires, les commissaires, les conservateurs, les institutions, musée-Etat, Frac, Drac, etc. »108

Raymonde Moulin, par exemple, a désacralisé le milieu de l'art contemporain par l'analyse d'un marché d'un art détenteur de « services esthétiques », sociaux et

financiers. L'œuvre se voit être réduite à un produit marchand, elle est un : « bien

meuble»109

. Il est certain que de nos jours, le marché de l'art apporte une attribution désormais monétaire à la valeur artistique. Dans le contexte pragmatique du marché de l'art contemporain, le seul critère de la valeur artistique est son prix. Seuls les grands collectionneurs peuvent acheter cher et paradoxalement, leurs achats constituent un label en matière de valeur artistique. Quant aux artistes à succès les cotes de leurs

œuvres montent à mesure qu'elles passent d'une collection à une autre et que l’État enfin

les appuie par des achats.

La situation pose problème, car face à l'impact du marché, l'art contemporain,

108

A.CAUQUELIN, L’art contemporain, PUF, 1992, p.7.

109

visant l'hétérogénéité et l'originalité, est de nos jours soumis au principe du marché qui peut aboutir à un conformisme.

Dans cet « Etat contemporain »110

, Anne Cauquelin distinguera ainsi l'art

moderne, l’objet du régime de la consommation de l'art contemporain et l’objet du

régime de la communication. La sociologue s'attache à définir l'art contemporain comme l'art de la communication dont les embrayeurs principaux sont Marcel Duchamp et Andy Warhol. Ils ont été à l'origine de ce qui fera de l'art contemporain un art de la communication. Par leurs démarches, les deux artistes ont profondément remis en question les principes de l'art sur la scène artistique. Les démarches artistiques prouveront que l'art n'est plus une question de contenu mais de contenant et de localisation. La seule exposition de l'objet permet de reconnaître qu'il y a art. La création se voit être réduite à sa fonction la plus primaire, celle de montrer et de sélectionner objet, lieu et moment. La médiation du lieu et du milieu est en ce sens indissociable de l'art car sans elle, l'objet resterait quelconque. L'objet banal témoigne aussi du fait que l'art n'a rien de particulier et qu'il profite lui aussi du jeu de la communication par le biais de la répétition en série, de la labellisation, de l'effet de mode.

Une définition équivoque

L'art contemporain a toujours fait l'objet de débats mais c'est comme si, en dehors de ces débats, l'art contemporain ne pouvait être. Depuis le début il a toujours été associé à des discussions et des critiques mouvementées. L'art contemporain, qui pourtant perdure, est à la fois dénigré et ovationné. On lui reproche notamment d'être ou trop cérébral, à la limite de l'ennui ou trop folklore, de ne susciter aucune émotion esthétique, de ne ressembler à rien ou à n'importe quoi, de ne profiter que des aléas du marché, d'être un art élitiste, d'être ridiculement cher.

Les polémiques sont d'autant plus fortes qu'elles portent à la fois sur un différend dans l'espace public entre artiste et public, entre initiés et non-initiés et du

point de vue des œuvres sur un différend entre les formats des œuvres qu’on ne sait plus

110

où classer Yves Michaud ironise ainsi sur la situation :

« Le tri vaut appréciation. Constater qu'il n'y a plus de critères

esthétiques revient à dire qu'on n’a plus les moyens de faire des distinctions.

D'où le thème corrélatif que l'art contemporain « c'est n'importe quoi »- un grand bazar, un souk, un supermarché, etc.-et que tout s'y vaut »111.

En effet, l'art contemporain se voit qualifié de n'importe quoi par bon nombre de non-initiés et lorsqu'il trône sur une place publique, les habitants sont souvent choqués par les investissements de l'Etat. Ne parlons pas de l'urinoir de Duchamp ou

des œuvres plus récentes, telles que celles de Cindy Sherman dont la vente est décrite par Sarah Thornton « On démarre à 140 000. 150. 160. 170. 180. 190 – une nouvelle enchère le monsieur au fond de la salle. Adjugé à 190 000 dollars ».112

La situation est ainsi confuse. Elle l'est d'autant plus que nous ne savons plus

comment distinguer les œuvres entre elles et les œuvres de celles qui ne le sont pas.

C'est un vrai cauchemar de se retrouver face à une installation et de ne pas être certaine que le bouton rouge ne déclenchera pas l'alarme à incendie. Il faut ainsi observer

comment se comportent les publics du musée d’art contemporain de Nice face aux multiples œuvres de Tinguely. Certes, nous provoquons le débat, mais nous devons

admettre que les non adeptes n'ont pas tort et qu'il est difficile de parler d'art quand ce qui est face à nous n'est ni sublime, ni beau, et surtout très cher.

Plusieurs disciplines, nous le verrons, se sont attelées à la tâche et nous même nous allons devoir investir ces lieux. Car l'art contemporain ne se limite plus à la discipline de l'histoire de l'art et, par ailleurs, intéresse des disciplines variées

(philosophie, sociologie, psychologie, communication…) et dont les outils de recherche

renvoient à des thèmes différents (le goût, la réception, le public, le marché, les médiations, etc...).

111

Y.MICHAUD, Critères esthétiques et jugement de goût, Jacqueline Chambon, 1999, p.51.

112

Le premier constat est donc clair : l’art contemporain ne se limite pas à l’art. Le paradoxe est d’autant plus difficile car l’adage de «l’art pour l’art » a fait de l’art un

format communicationnel aux sujets extrêmement variés. De fait, il nous faut donc partir du point de départ à toute cette situation qui fait du monde de l'art un monde indéfini. Il nous faut prendre position. Qu'entendre ainsi par art contemporain ?

Le débat sur l'art contemporain est historique et comporte différentes facettes qui relèvent actuellement de la question des critères esthétiques et du jugement de goût. Et cette question de nos jours est d'autant plus mise en défaut par la présence d'un art si déroutant qu'on ne sait plus ce qu'il veut dire et pourquoi. Mais la question comporte un

paradoxe car toute œuvre contemporaine n'est pas déroutante et nous ne savons plus

comment distinguer cet art provocateur, représentatif de l'art contemporain et des indignations des non-initiés, d'un art discret et pourtant tout aussi contemporain. La

situation nous semble paradoxale car face à une œuvre, il nous arrive nous-mêmes de nous poser la question : est-ce de l'art contemporain ? ou encore, tout simplement, est-ce

de l’art ?

A force de qualifier l'art contemporain de provocateur, d'anti-conformiste, on ne sait pas si l'on peut qualifier certaines peintures, par exemples figuratives, de contemporaines. Par ailleurs, certains des amateurs que nous avons rencontrés nous ont eux-même posé la question de savoir si le croquis existait en art contemporain. Par leurs

sélections et leurs goûts, on remarque que l’art contemporain est loin de cet univers excentrique dont il est question dans les débats sur l’art contemporain. Parfois, ces

derniers semblent véhiculer des représentations de l’art contemporain qui ont pour conséquence d’influencer la représentation stéréotypée de l’art contemporain. Ce qu’il ressort de nos rencontres, c’est que l’art contemporain comporte des facettes très variées et parfois très simples dans leurs techniques ainsi que dans leurs formats. On est donc

loin de l’univers duchampien dont l’urinoir avait provoqué la colère de certains

critiques.

L’exemple du dessin en art contemporain montre à quel point certaines techniques dites classiques renvoient à une dissociation contemporain/classique.

Pourtant certains critiques prouvent que l’art contemporain ne se dissocie pas des

croquis. Un numéro de Beaux-Arts magazine y consacre tout un dossier. Il rappelle

simplement que l’art contemporain ne s’affranchit pas des techniques plus classiques de l’art, c’est la représentation qu’il en fait qui rend l’œuvre contemporaine et non

classique. Ce qui ajoute un élément à notre réflexion. L’art contemporain, bien qu’il

expérimente toutes sortes de techniques et de formats, est qualifié de contemporain à travers ses représentations.

La réflexion doit être ainsi reprise autrement. Au fond, la question est : qu'est ce qui est représentatif de l'art contemporain et que véhiculent les médias comme étant des objets d'art contemporain ? On pourrait penser que les médias augmentent la capacité à critiquer l'art tel qui il est mis en avant, notamment parce qu'elles étendent l'information a un vaste public et non plus a un cercle d'initiés ou de privilégiés. Or, selon nous, c'est aussi épuiser l'ensemble des significations de l'art contemporain sous une même représentation outrageuse et déroutante. Nous pensons, par exemple, aux recherches de Nathalie Heinch, notamment l'étude portant sur les performances de Christo, ou encore de Buren. Rien n'a été plus médiatisé et plus polémiqué, et surtout plus décrié par les publics, et pourtant rien n'est plus représentatif de l'image qu'on a de

l'art. C’est pourquoi, il faut en ce sens clarifier la situation de l'art contemporain et ce

que nous entendons par « art contemporain ».

Définition de l'art contemporain : définition contemporaine de l'art

Choquant dès le départ, se débarrassant de tous formats traditionnels, il est

certain que la polémique était inévitable. On dit de l’art contemporain qu’il débute lors

des premières provocations duchampiennes. Il est difficile de considérer les premiers mouvements de l’art contemporain car dès lorsque l’on ne s’attache qu’à la rupture occasionnée par les mouvements artistiques, l’art contemporain ne peut être représenté qu’en fonction des scandales qui ont bousculé l’histoire de l’art. De ce fait nous

pourrions aussi associer l’art contemporain à l’impressionnisme ou encore à l’art

moderne dont on oublie le décalage esthétique et révolutionnaire occasionné. Bien que

de manière commune l’art contemporain soit lié à de la provocation, il est impossible de

contemporain souffre. Face à cette situation paradoxale entre un monde où l'art se voit représenté par des icônes fortes du milieu et un monde quotidien où l'art contemporain se fait plus discret, la question se pose de savoir ce qu’est l'art contemporain ? Cela est

une démarche nécessaire dans notre recherche si l'on veut approcher la question du rapport à l'art contemporain.

Anne Cauquelin, selon nous, montre aussi que l'art n'en est pas moins dépourvu de sens car l'ironie à laquelle s'emploient les embrayeurs de l'art contemporain n'a pour but que de se jouer du système qui l'entoure. Il donne à l'art contemporain, ce qui le distingue des autres courants, le paradoxe d'une lucidité ludique. Si l'objet d'art représente le banal, il n'en est pas moins vrai que cette démarche détournée et déroutante, rend compte du sérieux qui l'anime quant à ce qu'il dénonce de la réalité qui nous entoure. Il y a donc toujours une volonté à dire les choses et bien que Duchamp cherchait à se démarquer de la figuration, il en a détourné les codes en exposant un objet banal, qui sorti ainsi du contexte n'est plus banal.

Anne Cauquelin définit aussi l'art contemporain comme l'art de la communication en tant que langage. Elle écrit ainsi : « Dans un jeu de désignation et de

monstration, qui consiste à pointer l'objet déjà là […] l'assistance peut venir d'un nouvel assemblage mais aussi, et plus nécessairement, des intitulés qui l'accompagnent. […] Or

les mots sont des signes impalpables, peu pesants, que la chaîne de la communication peut faire circuler dans l'apesanteur »113

. L'art de la communication ne se résume pas à une dépendance des agents du milieu de l'art mais aussi une démarche artistique qui dit et qui reste le point de départ de toute action. L'art contemporain est un art de la communication aussi bien par son jeu, par sa médiation que par sa démarche. Il n'y a pas d'art qui n'ait revendiqué une identité théorique que celle-ci soit comprise ou non.

On constate, de nos jours, que l'art contemporain renvoie à un autre paradoxe. Si l'on compare les sélections des artistes, on observe souvent qu'il s'organise autour de deux types de tendances : un art contemporain avec ses détournements hors cadre et un art contemporain qui garde le cadre mais détourne le figuratif. La nouvelle figuration en

est l’exemple le plus représentatif (en dehors de l’art conceptuel ou abstrait). Kehinde

113

Wiley, par exemple, réhabilite l'art du portrait où des jeunes hommes afro-américains prennent des poses héroïques en jeans et t-shirts avec comme arrière plan des ornementations rococo. En raison de ce constat Anne Cauquelin explique :

« Dispositif morcelé: d'une part le mot d'ordre duchampien est respecté –

l'activité artistique n'est plus centrée sur l'esthétique – mais en même temps couleurs, formes, rapport au réel en représentation illusionniste, présentation traditionnelle avec toiles sur châssis ou objet mis en vue, tout cela est maintenu. »114

Toutefois il n'en est pas moins vrai que si l'on reprend les propos de l'auteur, l'arrivée en force de la nouvelle figuration reste sous la tutelle de l'art contemporain dans le sens où c'est toujours une rupture avec les canons esthétiques. Kehinde Wiley prend pour support et s'applique à une technique de la figuration traditionnelle. Pour autant ce qu'il représente est banal et ce qu'il détourne avec beaucoup d'humour sont ces mêmes canons esthétiques.

Nous opterons ainsi pour une définition certes globalisante mais sensée. Car il est impossible d'aller plus loin sans préciser une forme d'art qui interdit toutes précisions, de par son énoncé, c'est l'art en train de se faire. Attribuer des critères sur ce qui est ou non de l'art contemporain aboutirait à des procédures aléatoires. Paul Ardenne lui-même insiste sur cette position inconfortable :

« L'art contemporain est apparition continuelle, « surgissement » (la Vorsprung

heideggerienne). Surgissement qu'il s'agit d'envisager sous l'angle de la surprise (l'art

n'est pas forcement attendu) mais aussi en fonction de sa quantité, au regard d'une offre