• Aucun résultat trouvé

« Depuis le moyen âge, Issoudun, comme Paris, aura gravi sa colline, et se sera groupé au-delà de la tour et du château. Cette opinion tirait, en 1822, une sorte de certitude de l’existence de la charmante église de Saint Paterne, récemment démolie par l’héritier de celui qui l’acheta de la nation. Cette église, un des plus jolis spécimens d’église romane que possédait la France, a péri sans que personne ait pris le dessin du portail, dont la conservation était parfaite. »

(BALZAC1960 : 131)

Un texte devrait se passer d’élucidation et se suffire à lui-même, l’usage veut qu’on le fasse parfois précéder d’un stimulant en forme de citation liminaire qui menace de déjà tout dire. Je prends le risque cependant en citant cet extrait de La Rabouilleuse (1842), un des récits de la Comédie humaine, parce qu’il m’inspire les remarques suivantes :

Si Honoré de Balzac regarde la disparition d’un témoin du passé comme une fatalité, il considère l’absence de relevés comme une négligence impardonnable et une marque d’inculture.

Instrument de connaissance, le texte littéraire annonce ou répercute, en les objectivant, des événements qui sont ensuite constitués dans d’autres langages, sous d’autres formes par d’autres savoirs (sociologique, scientifique, ...)1. Ces quelques lignes de Balzac semblent consonner avec le mouvement intellectuel et esthétique issu du romantisme qui, en

« s’inventant un Moyen Age », est à l’origine, en 1837, de la création de la Commission des Monuments historiques au ministère de l'Intérieur.

Dirigée par Prosper Mérimée, cette Commission décide en 1851 de dresser un vaste inventaire monumental de la France – connu sous le nom de mission héliographique – qu’elle confie à cinq photographes2, satisfaisant ainsi la demande tacite de l’écrivain !

Ces propos semblent anticiper une tendance qui s’affirme et dont la récente Exposition nationale avait fait une sorte de credo : préférer aux objets leur trace mémorielle. En termes d’encombrement et de tracas auprès d’administrations aussi surchargées qu’elles ont des budgets régulièrement réduits, ne vaut-il pas mieux avoir à gérer des banques de données qu’un ensemble d’objets concrets ?

1 Umberto Eco considère que « si une forme artistique ne peut fournir un substitut de la connais-sance scientifique, on peut y voir en revanche une métaphore épistémologique : à chaque époque, la manière dont se structurent les diverses formes d’art révèle – au sens large, par similitude, métaphore, résolution du concept en figure – la manière dont la science ou, en tout cas, la culture contemporaine voient la réalité. » (ECO1965 : 28)

2 Gustave Le Gray, Mestral, Edouard Baldus, Hippolyte Bayard et Henri Le Secq.

Il aurait fallu, pour satisfaire pleinement l’objectif de ce colloque

« Un siècle de protection des monuments historiques dans le canton de Neuchâtel. Bilan et perspectives », pouvoir présenter, à part égale, des réus-sites et des échecs de sauvetage d’architecture du XXe siècle, celui-là même couvert par cette commémoration. Force est d’admettre que les succès concernent des bâtiments anciens dont le caractère vénérable a faci-lité la sauvegarde3, mais qu’aucune réalisation d’architecture du XXesiècle, hormis les deux cas cités en note 11, ne vient servir le propos.

Parce qu’elle en met au jour un hiatus entre projet et résultat et révèle des déséquilibres structuraux, une situation d’échec peut constituer un excellent analyseur. Les deux occasions manquées décrites ici sont choisies sans amertume ou délectation particulière au ressassement de la défaite, mais pour permettre, peut-être, un éclairage différent sur le champ4 et les discours patrimoniaux.

Premier exemple, le pavillon d’enclenchement 1 de la gare de Neuchâtel construit, de même que le poste d’aiguillage 2 situé sous le rocher de Gibraltar, par le Bureau technique des CFF en 1939. Non seulement cet édicule est noté 3 au recensement architectural, soit en première catégorie du Plan de site, mais il figure dans le Guide d’architecture moderne et contemporaine en ville de Neuchâtel. Inutile de retracer ici l’histoire d’une tentative de sauvetage et de mise sous protection, avec ses rebondisse-ments, ses espoirs et ses désillusions, la presse s’en était chargée à l’époque5. Ce qu’il faut dire, en revanche, c’est que le régime d’extraterritorialité et l’obsession de rentabilité des CFF6 l’ont emporté, dans la pesée des intérêts, sur les prises de position d’un comité de sauvegarde7, sur l’intervention conjointe du canton et de la Ville, sur le soutien d’architectes et de spécialistes de l’architecture ferroviaire. Une année de négociations aura au moins permis, parce qu’elle a vu s’affronter des logiques différentes, de

3 Ainsi la propriété dite Evole de Montmollin à Neuchâtel (1684) qui, en dépit d’une note 1 au recensement architectural, était promise à la démolition et qu’un rapport, établi sous forme de fiche de recensement dont elle anticipait de quelques mois le lancement, contribua à mettre à l’abri des pelles mécaniques.

4 Si les objets du patrimoine sont et deviennent de plus en plus hétéroclites, le simple fait d'être distingués des objets ordinaires maintient entre eux un fil rouge et donne au champ une unité de principe.

5 Voir par exemple, IAS 15/16, 15 août 2001, p. 287 ; L’Express, 15 septembre 2001, p. 5, 2 novembre 2001, p. 7 ; Le Temps, 28 septembre 2001, p. 18 ; Hochparterre, novembre 2001, p. 10 ; TEC21 36/2001, p. 28.

6 Outre sa mise hors service lors du passage du système d’enclenchement électrique à un dispositif informatisé et la nécessité de prolonger une voie, les CFF faisaient également valoir, à l’appui de leur décision de démolir, le mauvais état de ce bâtiment d’exploitation. Les réalisations de l’architecture moderne sont souvent menacées par ce qui en fit la qualité principale : le recours à des techniques constructives « audacieuses », parfois imparfaitement maîtrisées (ici dalle en porte-à-faux), la mise en œuvre de certains matériaux insuffisamment entretenus (ici huisseries métalliques et béton armé).

7 C’est un trait marquant de ce type d’opération que d’être souvent conduite par des associations ou des particuliers qui prennent ainsi le relais des collectivités publiques ou de l’Etat.

mesurer la complexité des motiva-tions culturelles, historiques et esthétiques, qui entrent en jeu dans le cadre d’une opération de sauvegarde et leur peu de poids face à des enjeux économiques8. C’est l’occasion aussi de rappeler qu’en l’absence d’accès et surtout d’un nouvel usage à même d’habiter l’objet à préserver, l’exercice de conservation est voué à l’échec car il n’est plus conduit, en somme, que « pour la beauté du geste ».

Le second exemple aborde la démolition prochaine, dans le cadre du projet de la Maladière, déjà baptisé chantier du siècle, des salles de gymnastique de Pierre-à-Mazel construites par l’architecte Maurice Billeter en 1950. En dépit d’une note 2 au recensement architectural, soit en première catégorie du Plan de site, et du fait de figurer dans le Guide... déjà cité, leur démolition a l’aval de la commission d’urbanisme et des instances consultées ; elle n’a suscité aucune réaction.

8 A un certain stade des négociations, tout se passe comme si l’objet perdait de sa consistance, en termes de valeur intrinsèque, et n’avait de prix que celui qui pourrait être investi dans sa future restauration.

Fig. 1. Construit pour recevoir un magasin, un atelier, des instruments de contrôle et d'aiguillage, ce poste d’enclenchement se distingue par l'aérodynamisme de son volume, son fenestrage qui différencie étages et fonctions, sa toiture en porte-à-faux. Son anonymat même dit peut-être que, si la maîtrise de l'édilité ferroviaire échoit aux ingénieurs, ceux-ci sont per-méables aux images architecturales « à la mode », en particulier au streamline, à son vocabulaire exaltant la performance technique, la vitesse et l'esthétique de la machine. (Photo Yves André).

Fig. 2. Première étape du complexe sportif de la Maladière projeté dès 1945 sur des terrains de comblement, l'ensemble comprend deux volumes reliés par le bloc des vestiaires et des douches.

L’intérêt réside dans la hiérarchisation de ces trois corps et dans la superposition de deux salles de gymnastique. Le béton est mis au service d’une ordonnance héritée du classicisme dont les qualités de retenue et de concision sont appliquées ici avec un soin qui confine au rigorisme constructif.

L’architecte a soigneusement traité la mise en œuvre du matériau pensé en termes de charpenterie:

poteaux, cadres, assemblages. Le jeu de l’ossature et du remplissage (interprétation des ordres architec-toniques simplifiés), les effets de parement (mise en valeur des granulats) et de bordure, la modénature rendue fonctionnelle (les corniches reçoivent les chéneaux) donnent à l’ensemble une expression plastique dépouillée de tout sensualisme formel.

(Photo Yves André).

Le fait de ne plus être adapté aux normes sportives constitue déjà un obstacle dirimant à l’intégration du bâtiment dans un projet. Mais, phénomène aggravant qui touche nombre de réalisations architecturales du XXesiècle, un des points d’accrochage d’éventuelles mesures conservatoires – l’apparte-nance à un ensemble bâti homogène ou à un site remarquable – fait défaut.

Située dans un secteur de développement suburbain, cette construction connaît effectivement un voisinage où presque rien architecturalement n'est à conserver.

Ces deux exemples sont l’occasion de quelques variations, libres et éventuellement contradictoires, sur le thème de la conservation et du changement :

– Ils montrent la portée relative du recensement architectural et démentent l’opinion selon laquelle celui-ci serait une antichambre du classement9; remarque que les personnes ayant eu à le présenter en séance de commis-sion d’évaluation, notamment, ont plus d’une fois entendue. Après quelques décennies de recensements, vient le temps des bilans. En 1998 déjà, un congrès organisé à Zoug s’interrogeait sur le rôle effectif des inventaires. Les deux exemples présentés ici démontrent que le recensement est plutôt un outil d’information, qu’il possède un pouvoir normatif limité10 mais une incontestable valeur documentaire.

Seul le classement a, en définitive, quelque chance de mettre le bâtiment à l’abri, en termes de mesures conservatoires11. Le « rappro-chement plus étroit de l’inventaire architectural et des politiques de conservation » évoqué par les auteurs d’un article consacré aux « Claires maisons » construites par l’architecte Jacques Favarger à Lausanne en 1929 (BARBEY, GILLIARD, TEYSSEIRE1990 : 41) reste à consolider dans le canton de Neuchâtel.

– Conçus pour apprécier l’architecture dite « traditionnelle », les outils méthodologiques du recensement peuvent se révéler inadaptés pour appréhender les réalisations du XXesiècle ; il est impossible d’appliquer les mêmes paramètres d’analyse à une maison rurale du Valanvron, au château de Cressier ou à l’auberge de jeunesse du Suchiez (Louis-G. Carbonnier, François Wavre, architectes, 1930). D’où la

9 Responsable de nombreux recensements dans le canton de Neuchâtel, j’ai une meilleure vue sur ce qui est appelé poétiquement « la collecte des données » que sur leur exploitation, mais il est certain que le Service cantonal de la protection des monuments et des sites, consulté pour les permis de construire, fait souvent valoir les commentaires du recensement dans ses argumentaires.

10Même si les plans d'aménagement, inscrits dans un emboîtement réglementaire complexe, un feuilleté de lois allant de la confédération à la commune, intègrent les observations du recensement.

11C’est le cas de la Maison blanche (Charles-Edouard Jeanneret dit Le Corbusier, 1912) classée par le canton en 1979 et par la confédération en 1994, ou encore du temple Saint-Jean (André Gaillard et Daniel Grataloup, 1969) classé en 2001.

nécessité de doubler ce premier travail par des inventaires parallèles ou des études monographiques consacrés à certaines catégories d’objets.

– Le concept de patrimoine s’inscrit dans un système spécifique de repré-sentations culturelles. Or le caractère implicite de toute représentation culturelle, qualifiée volontiers de spontanée ou d’évidente, voile souvent les mécanismes profonds dont elle relève et interdit l’analyse voire l’auto-critique. Ce concept repose sur un rapport spécifique au temps – un temps linéaire – et une représentation particulière du passé et de la mort qui, dans la pensée occidentale à tout le moins, institue une césure définitive entre présent et passé. Dès le XVIe siècle, se dessinent les bases nouvelles du concept de patrimoine dont les supports matériels sont désignés comme appartenant à un passé révolu et vis-à-vis duquel les individus entretiennent un rapport essentiellement nostalgique. « La perte et son contrepoint, la compensation, s'inscrivent dans une mise en scène globale qui affronte sauvegarde et logique marchande ; aporie des sociétés industrielles condamnées à la destruc-tion de ce qu'elles produisent puisque la demande condidestruc-tionne le renouvellement. Face à l'obsolescence et à la consommation accélérées des objets, la passion du passé que l'on peut lire dans les stratégies du patrimoine est peut-être l'expression douloureuse de cette subor-dination à l'impératif économique de destruction. » (MAILLARD et MONDADA 2002 : 89)

– Dans le domaine patrimonial, le temps, avant d’être un assassin, est une plus-value : le critère d’ancienneté joue encore un rôle déterminant, ce qui rend l’appréhension de l’architecture contemporaine malaisée12 (expression d’une forme de mythe selon lequel l'esprit de discernement n'appartiendrait qu'au futur et que l'éloignement dans le temps rendrait meilleur juge). La valeur historique se construit par la mesure qui sépare le moment de l’observation de celui de la production de l’objet observé. Mais – et ceci semble démentir ce qui précède – cette distance peut devenir de plus en plus réduite, comme s’il suffisait qu’un objet ait eu lieu – dans des circonstances parfois particulières, il est vrai – pour devenir emblème, objet témoin. Preuves en sont les démarches pour conserver Blur, le Monolithe ou le Palais de l’équilibre d’Expo.02 quand bien même le mot d’ordre de cette manifestation – qui en faisait au demeurant tout l’intérêt – était « tout doit disparaître ».

12 « Lorsqu’il s’agit d’ouvrages proches de nous dans le temps, il faut sans doute un recul de vingt-cinq ans environ pour apprécier avec la distance nécessaire les traits distinctifs qui méritent une protection attentive de l’édifice. C’est en somme la marge qui sépare la critique architecturale de l’histoire des bâtiments, intervalle indispensable pour atteindre une certaine objectivité dans l’interprétation de l’œuvre. » (BARBEY, GILLIARD, TEYSSEIRE1990 : 42-43).

– Dans le cadre de projets impliquant la démolition de certains objets, frappés d’obsolescence ou dont la reconversion n’est pas possible, il faudrait établir une charte et un protocole de travail obligeant à accorder un certain pourcentage du budget à des relevés architecturaux et à une documentation photographique aussi complets que possible.

L'incroyable fourre-tout, le « bric-à-brac mémoriel » (ROBIN2003 : 40)13 qu’est devenue la notion de patrimoine, parce qu'elle mobilise, sans dissociation cognitive, l'histoire autant que le sentiment, trahit la société qui la fonde, au double sens où elle la révèle et la dessert. Et c'est malgré tout dans cette alternance de négation et de reconnaissance, de fétichisme et d’oubli, qu'il faut chercher à dégager d’autres concepts, à élaborer une méthode critique qui, en inscrivant au fondement de son approche les marques de cette aporie, saurait trouver une voie entre le « tout au patrimoine » et l’amnésie générale.

Nadja MAILLARD

Adresse de l’auteure : Nadja Maillard, avenue des Sports 18, 1400 Yverdon-les-Bains.

Bibliographie

Honoré de BALZAC, « La Rabouilleuse », dans La Comédie humaine, tome XVI, Lausanne, 1960, pp. 27-326.

Umberto ECO, L’œuvre ouverte, Paris, 1965.

Gilles BARBEY, Dominique GILLIARD, Eric TEYSSEIRE, « De l’inventaire à la protection de l’architecture moderne », dans Nos Monuments d’art et d’histoire.

Numéro thématique : La Nouvelle architecture 41, 1, 1990, pp. 41-51.

COMMISSION FÉDÉRALE DES MONUMENTS HISTORIQUES, Erkenntnisgewinn oder Macht-mittel ? Grundlage und Anwendung von Inventaren – Sources de connaissances ou instruments de pouvoir ? Le principe des inventaires et leur exploitation. – Exposés du colloque de Zoug, 12-14 novembre 1998. Volume 6, Berne, 1998.

Georges DIDI-HUBERMAN, Devant le temps, Paris, 2000.

Marc GUILLAUME, « Invention et stratégies du patrimoine », dans Patrimoines en folie, Paris, 1990, pp. 13-20.

Nadja MAILLARD, Guide d’architecture moderne et contemporaine en ville de Neuchâtel, Neuchâtel, 2001.

Nadja MAILLARD, Danilo MONDADA, « Le temps, matière d’architecture ? », dans L’Hôtel d’Angleterre à Lausanne. Histoire et architecture, Lausanne, 2002, pp. 88-91.

Paul RICŒUR, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, 2000.

Régine ROBIN, La mémoire saturée, Paris, 2003.

13Autour des thèmes de l'obsession et de la saturation mémorielles, voir aussi RICŒUR 2000 et DIDI-HUBERMAN2000.