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2.2.1 L’hypothèse d’une modularité de la ToM

La question de l’architecture du système cognitif qui permet la mentalisation fait écho à un débat plus général en sciences cognitives sur la modularité de l’esprit. La notion de mo-dule a été précisément définie par FODOR(1983) en listant plusieurs propriétés qui font d’une fonction cognitive un module : l’information doit être traitée rapidement, automatiquement, inconsciemment. Les modules doivent fonctionner indépendamment les uns des autres, avoir bénéficié d’une sélection naturelle positive et posséder des pré-spécifications innées. De telles contraintes ont été considérées comme trop exigeantes par certains auteurs qui ont proposé une définition plus ouverte du module cognitif comme par exemple une fonction spécifique de traitement de l’information (RAMUS2006). Dès lors que nous reconnaissons une certaine spé-cificité aux représentations et/ou aux processus cognitifs qui opèrent sur celles-ci, il devient nécessaire de questionner la nature modulaire de l’activité mentale intervenant dans la cogni-tion sociale. LESLIE, FRIEDMANet GERMAN(2004) ont proposé une architecture de l’attribution d’états mentaux qui fait s’articuler un module appelé "mécanisme de ToM" avec un processus non modulaire de sélection par inhibition : le mécanisme de ToM propose de manière automa-tique un ensemble d’interprétations mentalistes dont certaines seulement sont retenues par le processus de sélection, en fonction du contexte de leur occurrence. BARON-COHEN(1995) pro-pose que le mécanisme de ToM se fonde sur d’autres modules prés-requis de plus bas niveau,

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précocement acquis au cours du développement : le détecteur d’intentionnalité, le détecteur de la direction du regard et le mécanisme d’attention partagée (voir Figure 2.1 page 31).

FIGURE 2.1: Représentation schématique de l’architecture de l’attribution d’états mentaux à autrui selon BARON-COHEN(1995).

2.2.2 La théorie modulaire confrontée aux données de la psychopathologie

L’intérêt d’une organisation modulaire de la ToM est de pouvoir prédire en pyschopatho-logie des dysfonctionnements caractéristiques avec des doubles dissociations. Une organisa-tion modulaire de la ToM prédit par exemple l’existence de pathologies caractérisées par une atteinte spécifique du module de ToM, indépendamment d’une atteinte d’autre fonction cog-nitive comme la mémoire, l’intelligence ou les fonctions exécutives. Certains auteurs comme LESLIE(2000) ; BARON-COHEN, LESLIEet FRITH(1985) considèrent en effet que les mécanismes permettant l’attribution d’état mentaux sont spécialisés et peuvent faire l’objet d’altérations sé-lectives dans certaines pathologies comme l’autisme où le déficit en ToM est très documenté (YIRMIYAet al.1998; BARON-COHENet al.1999). Dans les faits, il est maintenant relativement admis que l’hypothèse d’une stricte modularité de la mentalisation ne rend pas compte de la complexité des phénomènes observés (APPERLYet al.2007). Tout d’abord, des déficits en ToM se retrouvent dans d’autres pathologies que l’autisme : en plus de la schizophrénie, ils sont également présents dans les troubles de l’humeur (WOLKENSTEINet al.2011; MARTINOet al.

2011), les démences (FREEDMANet al.2013) et la maladie de Parkinson (FREEDMANet al.2013). Cependant, la portée de cet argument doit être modulée par le fait qu’une pathologie spéci-fique, l’autisme, pourrait être caractérisée par un déficit spécifique du module de ToM alors que dans d’autres pathologies dont la schizophrénie, les déficits sur les mêmes tâches de ToM pourraient être expliqués par des altérations non modulaires de la mentalisation. L’analyse des

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corrélats entre troubles de la mentalisation et les autres fonctions cognitives laissent en effet à penser comme nous l’avons démontré précédemment que des recouvrement partiels de déficits interviennent dans la schizophrénie. De plus, les résultats provenant de la neuro-imagerie fonc-tionnelle démontrent l’existence de réseaux d’activation dont la spécificité n’est que partielle. Citons notamment l’implication de régions temporales médianes et polaires, pariétales et fron-tales inférieures ainsi que préfronfron-tales médianes lors de la passation de tâches de ToM chez des patients sans trouble psychiatrique (BRUNETet al.2000; VOLLMet al.2006; VANOVERWALLE 2009). Chez les personnes schizophrènes, des anomalies de l’activation des régions préfrontale médiane (BRUNETet al.2003; BRUNEet al.2008) et temporo-pariétale (BENEDETTIet al.2009; VISTOLIet al.2011) ont été retrouvées sur des tâches de ToM.

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Chapitre 3

Liens entre les déficits en mentalisation

et la clinique schizophrénique

3.1 Quels sont les symptômes expliqués par les déficits en ToM ?

La pathologie schizophrénique est très hétérogène et à ce titre, de nombreuses recherches ont tenté de relier les déficits d’attribution d’états mentaux avec certains types de troubles schi-zophréniques. Deux symptômes ont particulièrement étaient explorés : la désorganisation psy-chique et les idées délirantes.

3.1.1 ToM et désorganisation

Il existe de solides arguments scientifiques pour dire que les patients présentant une désor-ganisation prédominante sont aussi ceux qui présentent les déficits les plus marqués en ToM. Ainsi, une méta-analyse portant sur 29 articles a démontré que les patients désorganisés présen-taient des déficits en ToM significativement plus importants que les autres groupes de patients (SPRONGet al.2007). De même, les performances sur une tâche de réarrangement d’images im-pliquant des personnages en interaction (coopération et tromperie) étaient négativement corré-lées chez les patients schizophrènes au facteur de désorganisation de la PANSS alors qu’aucune corrélation n’existait avec les signes positifs (ABDEL-HAMIDet al.2009).

Cependant, des doutes ont été émis sur la spécificité du lien entre la désorganisation et la ToM dans la schizophrénie. Lorsque que la compréhension des fausses croyances est évaluée à

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l’aide d’un paradigme de séquençage d’images, il semble que les patients schizophrènes désor-ganisés présentent des difficultés de séquençage d’un évènement (y compris dans la condition contrôle où l’évènement à séquencer obéit à une logique purement physique) alors que seuls les patients schizophrènes non désorganisés présentaient une difficulté spécifique au séquen-çage des images impliquant la compréhension d’une fausse croyance (ZALLAet al.2006). Des patients présentant une schizophrénie désorganisée ont été testés sur une tâche de réarrange-ment d’images sur la base de fausse croyance et de tromperie : les différences mises en évidence entre patients et témoins étaient entièrement expliquées par les différence de QI et de mémoire de travail (BRUNE2003). Enfin, il a été démontré que la corrélation négative entre performance en ToM et désorganisation mesurée par la PANSS était entièrement expliquée par les perfor-mances de planification exécutive mais pas par le QI (ABDEL-HAMIDet al.2009).

Ces considérations à propos de la non spécificité de l’association entre déficit en ToM et désorganisation ne doivent pas faire minimiser l’importance clinique de la difficulté à com-prendre les états mentaux d’autrui dans ce sous-groupe de patient schizophrènes. Des outils cliniques ont notamment été développés pour mesurer les conséquences du déficit d’attribu-tion d’états mentaux en termes de désorganisad’attribu-tion du discours chez les patients schizophrènes. Parmi ces instruments, l’échelle d’évaluation des troubles de la communication schizophré-niques (OLIVIERet al.1997; BAZINet al.2009) mesure les troubles de la mentalisation simulta-nément aux troubles du traitement du contexte en imposant des contraintes conversationnelles testant la capacité à clarifier et à résumer le discours ainsi qu’à maintenir une représentation de l’état mental de son interlocuteur et de son intention communicative. Les performances des patients schizophrènes sur cette échelle clinique sont significativement inférieures à celles des patients maniaques ou déprimés.

3.1.2 ToM et délire

Plusieurs auteurs ont postulé l’existence de liens entre un déficit en ToM et les idées déli-rantes dans la schizophrénie. Cependant, les résultats sont moins cohérents que pour les liens avec la désorganisation : cette relation n’apparait notamment pas dans les méta-analyses pré-cédemment citées. Cependant, il a été démontré que les patients présentant une idéation dé-lirante paranoïde prédominante étaient moins performants que les témoins pour comprendre

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des histoires de fausse croyance alors que les autres groupes de patients schizophrènes soit ne présentaient aucun déficit, soit présentaient un déficit généralisé de compréhension d’histoires incluant de moins bonnes performances sur les questions contrôles évaluant la mémoire (FRITH

et CORCORAN1996). Une autre étude réalisée chez des patients schizophrènes et chez des pa-tients déprimés avec et sans idées délirantes persécutives a montré que les performances en tromperie étaient inférieures chez les patients avec syndrome délirant persécutif que chez ceux sans syndrome délirant persécutif, indépendamment du diagnostic (CORCORAN et al.2008). Enfin, il a été démontré chez des enfants de 7 à 13 ans présentant des hallucinations acoustico-verbales que de bonnes capacités de mentalisation agissaient comme un facteur protecteur vis à vis de la formation d’idées délirante qui n’était pas réductible aux capacités cognitives géné-rales (BARTELS-VELTHUIS, BLIJD-HOOGEWYSet van OS2011).

3.1.3 Autres associations

Les patients présentant un appauvrissement psychomoteur prédominant ont de moins bonnes performances en fausses croyances de premier ordre que les patients désorganisés ou avec une distorsion de la réalité (MAZZA et al. 2001). De même les performances de compréhension de l’ironie sont significativement corrélées aux symptômes négatifs mais pas aux symptômes positifs, sans que la dimension de désorganisation n’ait été prise en compte dans cette étude (MITCHLEYet al.1998).