• Aucun résultat trouvé

LES FEMMES DE LIP AVANT LES LUTTES SOCIALES.

D ’ APRES GUERRE

La compatibilité des systèmes de domination sociale que sont le capitalisme et le patriarcat doit en premier lieu être appréhendée au regard des éléments de socialisation, définis comme « l’ensemble des processus par lesquels l’individu est construit – on dira aussi

« formé », « modelé », « façonné », « fabriqué », « conditionné » – par la société globale et locale dans laquelle il vit, processus au cours desquels l’individu acquiert – « apprend », « intériorise », « incorpore », « intègre » – des façons de faire, de penser et d’être qui sont situées socialement »212. L’étude des logiques d’apprentissage des normes et des rôles sexués revient, dans le cas qui nous occupe, à reconstruire les trajectoires individuelles à partir du déterminisme conjoint de genre et de classe. De fait, les femmes interrogées sont nées entre 1928 et 1953, et ont pour point commun de partager des formes diverses d’inégalités de destin. En tant que petites et jeunes filles, sœurs, épouses, elles sont confrontées à cette expérience de faire partie d’un groupe dominé dès la naissance213. Cela étant, il convient de mieux connaître

les mécanismes sur lesquels cette domination se fonde et comment elle se déploie.

On observe en premier lieu une sexuation marquée des espaces sociaux au cours de la socialisation familiale, à savoir que les femmes occupent traditionnellement l’espace privé et les hommes l’espace public. Selon les explications qui constituent (et sont les effets) de notre culture, les domaines politique, social, professionnel, économique et intellectuel appartiennent au domaine public. Les domaines émotionnel, sexuel et domestique sont de l’ordre du privé214.

Dès lors, le statut considéré comme étant le plus englobant est le pouvoir politique (celui des hommes : les affaires publiques) et le domestique (celui des femmes : la sphère privée) comme naturellement subordonné dans la vie sociale215. Cela va ainsi de pair avec une forte

différenciation des rôles sexués. La question à laquelle nous tentons de répondre dans cette première sous-partie consiste donc à savoir quelles sont les dispositions intériorisées

212 DARMON Muriel (2016), La socialisation, Paris, Armand Colin, p. 6

213 DEJOURS Christophe (2010), « Subjectivité et travail », in X. Dunezat, J. Heinen, H. Hirata, R. Pfefferkorn

(dir.), Travail et rapports sociaux de sexe, Paris, L’Harmattan, p. 125

214 SPIVAK Gayatri Chakravorty (1987), En d’autres mondes, en d’autres mots. Essai de politique culturelle,

(traduit de l’anglais en 2009), Paris, Payot, pp. 193-194

215 KERGOAT Danièle (2004), « Division sexuelle du travail et rapports sociaux de sexe », in H. Hirata, F.

61 respectivement par les femmes et les hommes interrogés, avant même d’être embauchés chez Lip.

Apporter des éléments de réponse à cette question implique en même temps de situer notre population d’enquête dans un contexte géographique, historique et socio-culturel précis216. En ce sens, reconstruire l’histoire du rapport social entre les sexes nécessite non seulement de mettre en regard les socialisations féminines et masculines, mais aussi d’en restituer les spécificités par rapport au lieu et à ses lois d’orientation. De fait, nous mobiliserons dans les pages qui suivent des études et travaux qui participent de notre appréhension des espaces de construction des identités sexuées. Trois domaines structurants retiennent alors notre attention : le fonctionnement du groupe familial d’origine, le poids de la morale religieuse et les parcours de formation.

Premièrement, les femmes de Lip grandissent au sein d’un groupe familial où la mère reste au foyer. Intégrant le fait que les femmes sont assignées à l’espace domestique, elles voient en outre leurs mères travailler continuellement sans pour autant que ce travail ne soit l’objet d’une reconnaissance. L’exemple des familles agricoles comtoises, très répandu parmi notre population, en constitue l’exemple le plus flagrant. Le carcan idéologique qui tend ensuite à normaliser les conduites féminines vient renforcer une domination fortement incorporée par les femmes. L’interdit sexuel fait peser sur les jeunes femmes toute une dynamique répressive qui vise à les maintenir dans le système de genre traditionnel. Ceci d’ailleurs bien que le territoire franc-comtois ait été le creuset d’innovations sociales. En effet, les femmes de notre population font état d’une éducation où la sexualité est taboue et strictement circonscrite dans le cadre du mariage, conformément aux prescriptions de l’Eglise catholique. Enfin, les femmes sont discriminées dans l’accès à la formation, ce qui implique pour elles une entrée précoce dans le travail en tant que non diplômées. Les hommes bénéficient quant à eux des dispositifs d’enseignement horlogers locaux, qui leur garantissent une reconnaissance directe du statut de professionnels dans la sphère du travail salarié.

216 ARAMBASIN Nella (2013), Les affranchies : franc-comtoises sans frontières, Colloque transdisciplinaire des

62

1.1. Héritières du modèle de la mère au foyer

« Mais il l’avait située dans un ensemble de contre-environnement, de dedans et de dehors

simultanés. La maison, la planète-mer au dehors, et la manière dont le mot seule se rapportait à elle et à la maison et la manière dont le mot mer renforçait l’idée de solitude mais suggérait, aussi, une vigoureuse libération, une échappatoire aux limites tapissées de livres du soi. »217, Don Delillo.

Ce qui est commun à notre population – féminine et masculine – c’est qu’ils et elles ont assisté dès l’enfance à la solitude domestique de leurs mères. L’intérieur de la maison est en ce sens l’espace qui porte une qualification féminine. De même, les femmes de Lip intériorisent une assignation à l’espace domestique, un espace où travail incessant et non reconnaissance se confondent.

Ce constat correspond historiquement à une période définie par Françoise Battagliola comme étant « l’âge d’or de la famille et de la femme au foyer »218. En ce qui concerne notre échantillon, 86% des mères des personnes interrogées sont identifiées comme étant des femmes au foyer219. Il faut souligner d’abord que ce statut de mère au foyer est largement soutenu par

une série de politiques publiques qui impactent particulièrement les classes populaires. Le taux d’activité des femmes au niveau national est de 33,4% en 1962, soit 66,6% d’inactives220. Cette

tendance apparait de manière plus nette encore au niveau régional puisqu’en 1968 les franc- comtoises représentent seulement 25% des actifs, contre 70% pour les hommes221. Les statistiques varient par ailleurs selon la catégorie socioprofessionnelle de l’époux. Le taux d’activité des femmes d’ouvriers est un des plus faibles, soit 32% en 1968222. La conséquence

la plus immédiate de cet état des choses est cette attribution traditionnelle aux femmes – et ce exclusivement – des travaux domestiques.

Ainsi, ce qui est vecteur de domination, c’est l’absence de valeur réelle attribué aux travaux effectués par les mères dans la sphère domestique. Elles n’auraient pas de vrai travail,

217 Don Delillo (2001), Body Art, Actes Sud, p. 48

218 BATTAGLIOLA Françoise (2008), Histoire du travail des femmes, Paris, La Découverte, p. 87 219 Ou assimilées comme telles dans le cas des familles agricoles.

220 KERGOAT Danièle (2012), Se battre, disent-elles…, Paris, La Dispute, p. 35

221 Chiffres issues des recensements effectués par l’INSEE : catégorie socioprofessionnelle des actifs âgés de 25 à

54 ans aux recensements de 1968 à 2012, séries départementales et communales ; secteur d’activité des actifs de 25-54 ans aux recensements de 1968 à 2012, séries départementales et communales.

63 d’où l’absence de reconnaissance professionnelle qui discrimine originairement le travail féminin. Cela semble d’autant plus flagrant dans le fonctionnement des familles agricoles comtoises, où il est refusé aux mères le statut de professionnelles. Pourtant, les épouses d’agriculteurs sont traditionnellement investies de tâches collectives particulières, liées notamment à la culture coopérative locale223. De fait, le poids de la culture patrimoniale a longtemps participé à la relégation des femmes hors de la profession, soit à dénier le travail qui leur était matériellement assigné.

1.1.1. Une assignation au domestique

Le modèle familial d’origine qui prédomine dans notre population d’enquête se caractérise par une nuptialité intense et précoce, une surfécondité marquée et une forte présence des mères au foyer. Ces propriétés rejoignent les profils sociologiques identifiés dans des régions à forte population ouvrière et paysanne. Les thèmes de la mère éducatrice et de la stabilité de la famille, garantie par la présence de la femme au foyer, sont très prégnants dans les milieux populaires224. D’après l’étude d’Olivier Schwartz sur les populations ouvrières du nord de la France, la voie maternelle se présente comme un avenir porteur, incitatif et valorisant225. Mais cela n’est pas indifférent des politiques publiques de l’époque, qui participent activement au maintien des mères dans l’espace domestique. Ainsi, des années 1930 jusqu’aux années 1970, la société industrielle organise le différentiel de genre selon le modèle de l’ouvrier masculin et de la femme au foyer, sur qui repose l’entièreté du travail domestique.

1.1.1.1. Impacts des politiques de la mère au foyer

Les politiques familiales menées entre les années 1950 et 1970 valorisent la maternité, ce qui se traduit par un système de prestations sociales apportant des compléments de ressources conséquents aux familles226. La légalisation tardive de la contraception et de l’Interruption

223 JACQUES-JOUVENOT Dominique (1997), Choix du successeur et transmission patrimoniale, Paris,

L’Harmattan, p. 104

224 BATTAGLIOLA Françoise (2008), Histoire du travail des femmes, Paris, La Découverte, p. 47 225 SCHWARTZ Olivier (1990), Le monde privé des ouvriers, Paris, PUF, p. 206

226 En France, l’Allocation Mère au Foyer (AMF) est instituée en juillet 1939 et convertie fin 1941 en Allocation

de Salaire Unique (ASU). Les taux sont progressifs selon le nombre d’enfants, et revalorisés très fortement pour le deuxième et le troisième enfant.

64 Volontaire de Grossesse (IVG) favorise de plus la recrudescence des familles nombreuses. De fait, en 1960, les prestations familiales versées en raison de trois enfants correspondent à 150% du salaire moyen d’une ouvrière227. Parallèlement, la politique du salaire d’appoint appliquée

par les entreprises rend peu rentable le travail ouvrier pour les mères de familles. De même, en 1945, le quotient conjugal fournit une compensation fiscale pour les ménages à un seul apporteur de ressources. Sur un plan strictement économique, il est logique que le choix de l’inactif se porte sur le moins « gagneur » des deux conjoints, soit les épouses228. Dès lors, on

peut aisément conclure que les politiques publiques ne font que conforter les hommes dans leur rôle de pourvoyeurs de ressources, et ralentissent le mouvement des femmes vers le travail salarié.

A cela s’ajoutent des facteurs structurels qui favorisent la permanence du modèle de la mère au foyer. Le fait par exemple que l’activité professionnelle de l’homme assure à la fois les revenus et la protection par la sécurité sociale de l’ensemble de la famille229 ; mais aussi le

manque de structures pour la garde d’enfants en bas âge. Là encore, la faiblesse des salaires féminins compense difficilement les charges familiales dues à l’absence de la mère au foyer230.

Enfin, l’obligation jusqu’en 1965 de fournir l’autorisation de l’époux pour exercer une activité rémunérée joue indéniablement dans le sens du maintien des femmes au domicile. Il en résulte une vision dominante de la place des femmes dans le contexte des années 1950-1960 principalement axée sur l’espace domestique. Au-delà du simple calcul économique, il s’agit d’une obligation morale qui pèse sur les femmes, à travers cette idée que « les mères sont

irremplaçables »231. A contrario, l’éloignement paternel que requiert entre autres

l’investissement dans la carrière professionnelle ne semble pas être réprouvé socialement.

« Moi je dis les gosses, il faut qu’y ait quelqu’un. Faut qu’y ait quelqu’un quand ils

rentrent de l’école. Moi j’avais…j’avais D. et puis B. quand ils rentraient de l’école ‘Maman ! T’es là ?’, c’est leur premier mot. », (Rose, Mariée, 3 enfants, Mère au foyer).

227 COMMAILLE Jacques, STROBEL Pierre, VILLAC Michel (2002), La politique de la famille, Paris, La

Découverte, p. 77

228 BLUNDEN Katherine (1982), Le travail et la vertu. Femmes au foyer : une mystification de la révolution

industrielle, Paris, Payot, p. 27

229 COMMAILLE Jacques, STROBEL Pierre, VILLAC Michel (2002), op. cit., p. 77 230 BATTAGLIOLA Françoise (2008), op. cit., p. 89

231 BLUNDEN Katherine (1982), Le travail et la vertu. Femmes au foyer : une mystification de la révolution

65 L’extrait qui précède montre que l’idéologie de la mère au foyer prônée par les politiques publiques est fortement ancrée dans les milieux populaires. Ce qui est au centre de la filiation, c’est la disponibilité de la mère pour ses enfants232. De même, les femmes de Lip

intériorisent cette priorité maternelle inhérente au rôle féminin. Mais ce modèle de la mère au foyer ne peut être évoqué seulement au titre de représentation de la famille patriarcale. Ce schéma est en effet surtout opérant parce que les mères, en étant à la maison et au plus près de leurs enfants, assument l’entièreté des travaux domestiques, et les enseignent notamment à leurs filles. C’est ainsi que l’infériorisation des femmes sur la base du travail domestique se trouve socialement reproduite.

1.1.1.2. L’apprentissage des travaux domestiques

Les femmes de Lip sont éduquées par leurs mères pour endosser (comme elles) l’essentiel des travaux domestiques. Cela renvoie plus largement aux pratiques observées dans les classes populaires au cours des années 1950 et 1960 : généralement, ce sont les femmes qui font la cuisine, la vaisselle, le ménage, la lessive, les courses, s’occupent des enfants etc. Ainsi, les mères sont surchargées de travail mais disposent de certaines prérogatives sur la vie du foyer, notamment en ce qui concerne l’éducation des enfants. A ce titre, ce sont la plupart du temps elles qui apprennent à leurs filles les savoir-faire de l’ordre domestique, alors qu’elles en déchargent dans le même temps les garçons.

L’ouvrage d’Olivier Schwartz intitulé Le monde privé des ouvriers révèle que c’est la mère qui gère le déroulement quotidien de la chose familiale, elle en a à la fois « la charge et

le gouvernement. La charge au sens où c’est elle qui garantit la continuité du foyer, qui assure le quotidien, prépare les repas, s’occupe des enfants, veille au bon ordre des lieux. C’est elle qui assume les difficultés financières, les relations avec l’institution et affronte les contraintes matérielles et sociales auxquelles doit faire face la famille. »233. L’auteur souligne en outre qu’il

y a une contradiction inscrite dans la position féminine au sein de la famille : servitude domestique d’une part, détention d’un pouvoir d’autre part234. C’est ainsi que les mères usent

de leurs prérogatives domestiques pour faire de leurs filles des aides familiales. En effet, dans leur milieu familial d’origine, les femmes de Lip ont davantage appris à être des ménagères

232 BLOCH Françoise, BUISSON Monique, MERMET Jean-Claude (1991), « L’activité féminine : une affaire de

familles », Sociologie du travail, Vol. 33, n°2, p. 253

233 SCHWARTZ Olivier (1990), Le monde privé des ouvriers, Paris, PUF, p.177 234 Idem, p. 179

66 accomplies qu’à se préparer à entrer sur le marché du travail. En outre, l’apprentissage des travaux ménagers s’effectue pour le compte et au sein du groupe familial d’origine :

« On nous proposait Condé, oui le lycée...c'était un lycée, un lycée

d'apprentissage...Alors là, on nous proposait de la couture, c'était pas si mal la couture, de la cuisine, et puis je sais plus quoi d'autre...Que pour les femmes. Et je me souviens de ma mère qui avait toute une ribambelle d'enfants, elle...quand elle a su ce qu'on nous proposait, elle a dit ‘mais moi tout ça je peux lui faire faire à la maison, pas besoin...elle apprend à la maison, pas besoin...pas besoin qu'elle aille à l'école pour faire ça !’. Donc moi je suis restée à la maison...y avait à faire hein ! », (Odile, aînée d’une famille de 14

enfants, originaire de Besançon).

D’après nos entretiens, il est récurrent que les femmes enquêtées aient endossé un rôle d’aide familiale au sein du foyer d’origine, notamment pour soutenir la charge de travail qui repose sur la mère, et ce d’autant plus que la famille est nombreuse. Très souvent, on impose aux filles le travail domestique que l’on n’exige pas des garçons. Les jeunes filles, surtout les aînées, sont sollicitées par leur mère pour le ménage et la charge des enfants. Elles aident leurs mères, et s’occupent de leurs frères et sœurs plus petits qu’elles235. Ainsi, en milieu populaire,

la jeune fille commence l’apprentissage du maternage et du ménage avant de quitter l’école236.

Dans le cadre de leur insertion précoce dans les tâches domestiques, les filles deviennent aussi les domestiques de leurs frères, qui ont le « privilège » d’en être dégagé. Les garçons n’étant pas requis pour ces tâches, la socialisation des filles est rapidement marquée par cette idée que « pour les hommes, c’est pas pareil »237.

« Ma maman, il fallait qu’on fasse tout pour nos frères, on leur cirait leurs chaussures,

quand c’était le moment des tennis fallait leur blanchir…Bon maintenant on dirait ‘oh !’, mais on faisait hein ! (…) Je repassais leurs vêtements, je faisais à manger quand…ouais. Non non oui…mais c’était…on était soumises hein un peu…Fallait oui…oui les hommes ils étaient plus privilégiés que nous les filles, les garçons. C’était pas pareil hein ! », (Joëlle,

famille de 7enfants, origines rurales).

235 DELSALLE Paul (2013), « Le travail des filles et des fillettes dans les villes comtoises aux XVème, XVIème

et XVIIème siècles », in Actes du colloque Les affranchies : franc-comtoises sans frontière, Besançon, Presses Universitaires de Franche-Comté, p. 94

236 HOGGART Richard (1957), La culture du pauvre, Réédité en 2007, Paris, Les éditions de Minuit, p. 90 237 SCHWARTZ Olivier (1990), Le monde privé des ouvriers, Paris, PUF, p. 95

67 Ces propos traduisent bien l’idée que l’intériorisation de la domination par les femmes de Lip passe par l’apprentissage des tâches domestiques en tant que filles. Ils renvoient aussi à une époque où les membres des classes des milieux populaires ne sont pas encore touchés par l’idéologie intellectuelle selon laquelle hommes et femmes devraient se partager les tâches ménagères238. Enfin, ce sont les propos d’une femme qui a grandi dans une famille agricole, là où l’absence de reconnaissance qui enlève toute valeur réelle aux travaux féminins apparait de manière flagrante.

1.1.2. L’absence de reconnaissance du travail féminin

L’invisibilité qui touche le travail domestique effectué par les femmes, et qui sert de base à la théorisation du patriarcat par Christine Delphy dès 1970239, est un aspect central de la domination intériorisée par les femmes de Lip. Plus que d’apprendre à faire le ménage, la cuisine ou le maternage, elles éprouvent dans leur milieu familial d’origine le fait qu’un travail d’homme vaut plus qu’un travail de femme. Ceci puisque la famille est aussi le lieu où se fabrique une asymétrie entre les sexes dans le rapport au travail et à l’emploi : « la place de

chaque groupe de sexe est corrélativement déterminée dans la famille et dans l’emploi, les hommes et les femmes étant simultanément concernés par les deux sphères. Ce qui compte, c’est que la division du travail opère une partition entre les hommes et les femmes, dans l’emploi comme dans la famille, chacun ayant une place spécifique dans la famille qui renvoie à celle qu’il a dans l’emploi, et réciproquement »240. Ainsi, s’intéresser à la division familiale

du travail en milieu agricole rend plus explicite le différentiel sexué en vertu duquel les femmes ne sont pas socialement construites pour devenir des professionnelles, contrairement aux hommes.

Précisons en outre que parmi notre population féminine, la moitié des enquêtées a grandi dans une famille dont la vie s’organisait autour de l’activité agricole. Ceci s’explique par la spécificité du territoire comtois, caractérisé par une économie rurale locale qui a perduré tout au long du XIXème siècle jusqu’à la seconde guerre mondiale. Or en 1970, seulement 8% des

Documents relatifs