• Aucun résultat trouvé

3. La disjonction mentale de l’homme et du monde : condition et défis de l’homme urbanisé

3.2. Santé psychotopique et données empiriques

3.2.3. Approches “ esthésiques ”

Des études récentes ont tenté de cerner plus précisément les effets des facteurs topographiques sur le bien-être des individus. Avant d’en passer en revue les résultats empiriques, nous résumeront les approches théoriques qui les sous-tendent, en empruntant l’essentiel de cette compilation à K. Henwood qui a traité en détail ce point dans un rapport publié par les soins de la Health Development Agency du gouvernement anglais.306

Le postulat fondamental de l’approche “ médico-environnementaliste ” admet que l’environnement physique est, en dernière instance, le principal facteur déterminant la santé des personnes. D’après cette littérature, la société n’a pas à s’en remettre à la seule expertise technique et médicale pour promouvoir la santé publique. Les individus doivent prendre à leur compte l’effort de pratiquer des activités physiques, en particulier la marche. Les services d’aménagement territorial et les collectivités locales doivent pour leur part faire en sorte que des lieux appropriés soient mis à la disposition du public en quantité et en qualité suffisantes.

La perspective “ socio-environnementale ” oriente la lecture du problème sous l’angle de l’exposition de la population aux risques sanitaires. Elle vise, par exemple, à différencier l’impact de polluants chimiques selon la proximité géographique des sources toxiques et selon

305 Cf. supra, note 165.

306 Karen Henwood, Environment and health : Is there a role for environmental and countryside agencies in promoting benefits to health ?, National Health Service, Health Development Agency, London, 2002 (www.hda-online.org.uk).

le profil socio-démographique des populations les plus exposées, ou encore à apprécier les effets imputables au bruit ou à la dégradation matérielle et sociale des lieux de résidence.

L’approche “ biomédicale ” vise à cerner les réponses de l’organisme aux états de stress.

Ces travaux ont mis en évidence, par exemple, les conséquences de l’exposition à des facteurs chroniques de stress sur les organes de sécrétion hormonale et de régulation immunitaire, ou sur l’ulcération de l’appareil digestif. Les auteurs de ces recherches parlent de pannes ou de ruptures d’adaptation de l’organisme par rapport aux sources de tension. Pour l’instant, cette approche a surtout privilégié l’identification du rôle explicatif des déterminants sociaux. Une importante étude épidémiologique britannique a notamment mis en évidence les risques accrus d’affections coronariennes encourus par les couches sociales les plus exposées à la précarité professionnelle. L’importance préventive de l’activité physique est soulignée sans toutefois prendre expressément en considération l’aspect topographique du problème.

Henwood énumère les postulats théoriques formulés pour expliquer les bienfaits de l’exposition à des milieux naturels aménagés ou natifs. Ainsi, le sociobiologiste E. O. Wilson a avancé l’hypothèse biophile (“ biophilia hypothesis ”) d’après laquelle la dépendance de l’espèce humaine envers la nature dépasse le seul enjeux de la survie physique. Selon Wilson, l’individu éprouve le besoin d’être en contact avec la nature afin de pouvoir satisfaire ses besoins de jouissance esthétique, intellectuelle et même spirituelle. Ce lien aurait pris forme au cours de la phylogenèse et exprimerait des préférences instinctives, voire génétiques, envers les milieux naturels. Henwood invite à une certaine réserve à l’égard d’une hypothèse aussi générale.

L’approche dite du rétablissement du stress (“ stress recovery ”) de R. Ulrich postule que le contact avec les milieux naturels (“ natural scenes ”) amorce des réponses physiologiques et psychologiques susceptibles d’alléger l’état de stress. Pour étayer son hypothèse, Ulrich se fonde sur des électro-encéphalogrammes montrant comment les individus exposés à la vue de paysages naturels sont à la fois plus éveillés et plus détendus par comparaison à d’autres situations.

R. Kaplan et S. Kaplan ont proposé une version plus fine de l’approche de Ulrich. Si ce dernier se concentre sur l’effet immédiat de l’exposition à l’environnement naturel, l’hypothèse de Kaplan et Kaplan porte sur les conséquences à plus long terme de l’effort mental nécessaire pour soutenir le haut degré d’attention sélective requis par les conditions de la vie moderne (on se souvient de l’analyse de Simmel). La fatigue psychique qui en résulte augmenterait ainsi les risques de fragilité psychique, ce dont atteste l’observation de phénomènes d’irritabilité, d’incapacité à planifier ou d’absence d’égards envers l’entourage. Kaplan et Kaplan proposent une approche dite de réactivation de l’attention (“ attention restauration ”). Le recours au contact avec la nature permet en premier de s’éloigner (“ getting away ”) géographiquement des sources de fatigue mentale. La qualité esthétique des lieux suscite l’admiration (“ fascination ”) de celui qui les observe, un état d’âme qui facilite la réactivation de l’attention. La richesse phénoménologique des milieux naturels permet aussi de se plonger (“ immersion ”) dans un

environnement suffisamment complexe et harmonieux pour fournir une matière captivante pour imaginer et tenter de comprendre l’organisation de l’ensemble.

Henwood fait état d’une littérature empirique grandissante qui a mis en évidence les effets apaisants dus à la présence de végétation et aux cadres paysagers de qualité, notamment chez les personnes souffrant d’une variété de troubles liés à des pathologies de dépendance, à des processus de deuil, à des syndromes post-traumatiques, à des séquelles de cas de viol ou d’inceste ou aux comportements d’adolescents désadaptés. De nombreuses études de cas témoignent de l’amélioration des conditions psychologiques des personnes qui, grâce à la fréquentation des milieux naturels, ont retrouvé des sensations de vigueur, de l’énergie physique et mentale, un degré accru de prise de conscience de leur condition et une amélioration corollaire du sentiment de pouvoir mieux contrôler le cours de leur vie future.

Henwood note cependant que les hypothèses de Ulrich et de Kaplan et Kaplan restent au stade exploratoire. Elle souligne également qu’il y lieu de se méfier de certaines comparaisons entre les milieux urbains et ruraux qui, influencées par “ les puissants mythes sociaux et les icônes idylliques des représentations bucoliques ”, ont tendance à exagérer l’impact pathologique de l’environnement urbain. Henwood regrette que les grands travaux de rénovation urbaine entrepris en Angleterre aient été mis en chantier avant d’avoir pu répondre convénablement aux questions qu’elle examine. Elle invite à ne pas négliger l’importance phénoménologique du contact avec la nature (activation des sens de la vue, de l’ouïe, ... , sens du déroulement des saisons, ...) et relève l’importance de promouvoir le sentiment d’appartenance aux lieux à travers une participation active à leur aménagement.

Sous l’égide de English Nature, l’agence gouvernementale britannique en charge de la protection du patrimoine naturel et géologique, L. Seymour a passé en revue une autre série de travaux qui ont tenté de mettre en évidence l’influence propre aux milieux physiques sur la disposition psychique de ceux qui les habitent.307 Elle fait état d’une meilleure résistance aux troubles psychiques chez les individus résidant dans un environnement construit qui permet l’accès à des jardins, à des parcs ou autres espaces verts, par comparaison aux citadins qui en sont privés. Ces espaces favorisent l’activité physique, en particulier la marche, dont l’effet bénéfique sur les états d’anxiété et de dépression est attesté par ailleurs. Le bruit, la surcharge des sollicitations cognitives typiques de la vie urbaine et la forte densité de population sont au contraire des facteurs déterminants lors de la manifestation d’états de stress, d’anxiété, d’agressivité et de vulnérabilité physique ou psychique. Quant à la disponibilité envers autrui, la confiance et le sentiment de sécurité, ils peuvent varier en fonction des lieux où les personnes se trouvent. Par exemple, la propension à aider un étranger serait moindre dans les milieux qui sollicitent fortement l’attention des individus, en particulier dans les zones à forte densité de trafic piéton ou motorisé. Seymour invite à une certaine prudence au sujet de l’opposition des milieux urbain et rural en tant que facteur explicatif de l’incidence des troubles du

307 Linda Seymour, Nature and psychological well-being, English Nature Research Reports N° 533, Peterbourough, May 2003, notamment pp. 8-9 et 11-12.

comportement. L’image salutaire du cadre rural occulte l’existence de problèmes spécifiques à ce milieu, tel l’isolement et ce qui en découle autant sur le plan économique (chômage, précarité, ...) que social. Seymour rappelle cependant le résultat de l’enquête nationale britannique de 1995 sur les attitudes du public qui a montré que 9 personnes sur 10 exprimaient fortement le souhait de pouvoir accéder plus aisément à la campagne afin d’y trouver des opportunités de régénération physique et psychique.

Aux Etats-Unis, M. Babcock et al. ont mené une enquête pilote dans le comté de Pima en Arizona dans le cadre du projet municipal “ Livable Tucson Vision Program ”. Les auteurs ont interrogé un échantillon d’individus afin d’apprécier, d’une part, la perception de la valeur qu’ils attribuent aux espaces ouverts (“ open space ”) et, d’autre part, d’identifier les caractéristiques paysagères perçues comme les plus désirables. Les participants devaient en un premier temps classer par ordre de préférence sept images représentant le type de paysage idéalement visible depuis les fenêtres de leur maison. Ils avaient ensuite à choisir l’éventuelle localisation de leur domicile parmi cinq illustrations de lieux de taille d’un mile carré de surface aménagée avec plus ou moins d’éléments naturels. Enfin, les personnes interrogées devaient se prononcer sur l’importance qu’ils accordent à la présence de ressources naturelles, culturelles, historiques et récréatives, ainsi qu’à la qualité paysagère (visuelle et émotionnelle) des lieux. La majorité des participants ont placé le milieu purement urbain (“ urban plan without open space ”) au dernier rang du classement de leurs préférences. Plus de la moitié des personnes interrogées ont indiqué qu’elles accordaient une grande importance à la présence de ressources naturelles, à la qualité visuelle des lieux et à leur capacité d’inspirer des sentiments positifs.

L’enquête pilote de Babcock et. al s’appuyait toutefois sur un échantillon limité et statistiquement non représentatif de la population étudiée (notamment sur-représentation des jeunes et sous-représentation des résidents hispanophones). Dès lors, on ne saurait interpréter leurs résultats sans quelque réserve. 308

En Espagne, enfin, l’intéressante étude de P. M. Galindo et J. A. C. Rodriguez a également privilégié l’approche fondée sur l’analyse des préférences.309 Les auteurs ont pu analyser les réponses fournies par un échantillon représentatif d’environ 400 adolescents, âgés de 15 à 19 ans, scolarisés dans les écoles de Séville. L’étude de Galindo et Rodriguez était articulée en trois parties. Afin de mesurer l’appréciation esthétique des paysages urbains (“ cityscapes ”), les participants devaient d’abord évaluer l’opinion relative à 25 photographies de lieux de la ville à l’aide d’une notation étalée de 1 à 5. Pour calibrer la réponse émotionnelle suscitée par les différents lieux urbains, les auteurs ont soumis à chaque participant une photographie choisie au hasard parmi une cinquantaine d’images disponibles. Les adolescents devaient imaginer qu’ils

308 Mary Babcock et al., Open Space Issues in Expanding Urban Environment : An Integrated Assessment for the Municipalities of Tuscon and Vail, Pima County, Arizona, Chapter 4, ‘‘ The social, aesthetic and economic value of open space ’’, Arid Lands Resource Sciences, University of Arizona, Tucson, 1999.

309 Paz Galindo Galindo et José Antonio C. Rodriguez, “ Environmental aesthetics and psychological wellbeing : relationships between preference judgements for urban landscapes and other relevant affective responses ”, Psychology in Spain, Vol. 4 No. 1, 2000, pp. 13-27.

se trouvaient dans le lieu photographié et devaient préciser dans quelle mesure ils se sentaient : confortables, excités/stimulés, anxieux/mal à l’aise, désintéressés (“ bored ”), à l’aise/tranquilles, et en sécurité. Ils avaient ensuite à répondre à la question : “ est-ce un joli coin ? ’’ en notant leur appréciation sur une échelle de 1 à 5. Enfin, les participants devaient donner trois raisons pour expliquer pourquoi ils avaient attribué une bonne ou une mauvaise note au lieu représenté sur la photographie.

L’analyse de corrélation conduite par Galindo et Rodriguez a montré que les sentiments de confort et d’excitation étaient fortement associés à l’attractivité esthétique des lieux (coefficients r de Pearson d’environ 0.6 à 0.7), suivis de la tranquillité et la sécurité (r compris entre 0.35 et 0.45) - un échantillon de personnes moins jeunes aurait vraisemblablement modifié l’ordre d’importance de ces variables. Les sentiments de malaise et d’ennui donnaient en revanche des corrélations négatives (r d’environ -0.4).

Les auteurs ont ensuite dénombré la fréquence des réponses suscitées par l’image soumise à l’appréciation des adolescents interrogés. Les lieux les plus appréciés étaient associés avant tout à la catégorie “ naturalité ” (présence de végétation et absence de trafic, bruit et pollution). En deuxième lieu, la préférence pour les lieux était justifiée par les émotions positives qu’ils avaient inspirées (impression de tranquillité, sentiment plaisant et de confort, plaisir esthétique).

Au troisième rang, on trouvait les conditions d’aménagement (espaces ouverts, lumineux, d’organisation harmonieuse, bien desservis et de localisation centrale). Les réponses concernant la catégorie “ manutention ” (propreté des lieux, qualité des équipements) et la dimension

“ socioculturelle ” (familiarité des lieux, caractère historique) étaient les moins fréquentes de l’échantillon.

Les lieux mal notés étaient surtout caractérisés par l’absence de “ naturalité ” et par des traits sociaux déplaisants (endroits esseulés, manque d’atmosphère, lieux dangereux, surpeuplés ou habités par des couches sociales défavorisées). Les remarques sur le mauvais état d’entretien des lieux venaient ensuite. Suivaient enfin les sentiments négatifs suscités par les lieux (tristesse, ennui, impressions désagréables) et le type d’aménagement (absence d’espace, lieux sombres, désordre des éléments du décor, localisation périphérique).

Galindo et Rodriguez ont déduit de leur analyse que les lieux d’habitation doivent permettre aux individus qui les habitent de satisfaire deux besoins importants. D’une part, le sujet éprouve le besoin d’échapper à la monotonie phénoménologique de maints habitats urbanisés, et recherche dans d’autres milieux les sources d’une stimulation sensorielle de qualité esthétique meilleure. D’autre part, les lieux doivent permettre d’alléger l’intense sollicitation nerveuse qui opère dans les milieux urbains. Il est significatif de noter que les lieux désignés par les adolescents comme les mieux aptes à stimuler leur attention esthétique et à leur fournir un environnement plaisant étaient ceux le plus fréquemment cités dans la catégorie “ naturalité ”.

Inversement, les lieux les moins susceptibles de satisfaire leurs attentes apparaissant sous la catégorie “ absence de naturalité ”.