• Aucun résultat trouvé

Partie 3 Présentation des outils développés, test d’une partie des outils et analyse

2. Apprendre à lire en français

Pour comprendre le bien-fondé de ces méthodes nous nous intéresserons dans cette partie aux processus d’apprentissage de la lecture chez les francophones natifs. Et tout d’abord, quelles sont les spécificités de la langue française à l’écrit, qui influent sur ces processus d’apprentissage ?

2.1. Spécificités du français écrit

Le français est une langue romane, utilisant l’alphabet latin constitué de 26 lettres. Nina Catach (1978 :52) a défini comme graphèmes les unités minimales écrites

correspondant à un son à l’oral. Elle a établi une classification de ces graphèmes selon leur fonction. Elle distingue ainsi :

- les phonogrammes : ce sont les graphèmes qui transcrivent un son prononcé à l’oral, un phonème. Les phonogrammes peuvent être constitués d’un, deux ou trois graphèmes. Ils sont appelés alors monogrammes (ex « t » pour le son /t/), digrammes (ex « ph » pour le son /f/) ou trigrammes (ex « ain » pour le son /%/).

Le système français écrit est à 85% phonographique, il est donc en grande partie basé sur la transcription de l’oral. Mais la correspondance phonie-graphie n’est pas bi-univoque, et c’est bien là toute la difficulté du système : un phonème n’est pas toujours transcrit par un seul graphème (exemple : le phonème /2/ peut s’écrire « an », « am », « en », « em », « aon ») ; réciproquement, un graphème peut correspondre à plusieurs phonèmes (exemple : la lettre « s » sera prononcée /s/ ou /z/ en fonction des lettres qui l’entourent). De plus, les digrammes ou trigrammes remettent en cause la valeur phonique des lettres qui les constituent (« ain » se prononcera /%/ et non /ain/). Enfin, il est souvent ardu de trouver la frontière syllabique dans un mot et de déterminer si un graphème donné est un monogramme ou s’il appartient à un digramme ou à un trigramme (exemple du « a », monogramme du phonème /a/ dans « banane », digramme du phonème /2/ dans « banque » et trigramme du phonème /%/ dans « bain » !)

Nina Catach a recensé 130 phonogrammes qui permettent la transcription de 33 phonèmes. Cette complexité rend le système français profondément opaque et difficile à appréhender. Néanmoins, on estime à une quarantaine le nombre de phonogrammes les plus courants - permettant de couvrir 80 à 90% des phonèmes de la langue- ce qui facilite l’entrée dans l’écrit.

- les morphogrammes : les graphèmes ne servent pas seulement à transcrire des phonèmes. Certains ont pour rôle de transmettre « un supplément d’information qui parle à

la pensée sans passer par le son » (Rafoni, 2007 :132). Ces graphèmes particuliers, dont

certains sont connus sous le nom de « lettres muettes » par les enseignants de l’école primaire, sont nommés morphogrammes et forment deux familles distinctes : les

morphogrammes lexicaux d’une part, qui « indiquent l’appartenance d’un mot à un famille de mots absente du contexte de lecture » (Rafoni, 2007 :133) ; ce sont par exemple le « t »

de « chat » et de « petit », le « d » de « bavard », qui sont effectivement muets ; les

de « amie »), les marques du pluriel (le « s ») et les flexions verbales, très nombreuses, souvent perceptibles à l’oral, qui diffèrent selon le mode, le temps, la personne et l’aspect du verbe (« chante », « chantais », « chantaient », « chantâmes», « chanterions », etc).

- les logogrammes : ce sont les mots dont la graphie permet de différencier des homophones (exemple : a/à, et/es/est, vert/verre/vers/vair etc). Ces homophones sont le plus souvent monosyllabiques et concernent des mots grammaticaux et quelques mots lexicaux. Ces homophones grammaticaux sont considérés comme des « mots-outils » et leur lecture peut être enseignée de manière globale, sans avoir recours à l’analyse phonographique qui ne serait pas efficace dans ce cas.

On peut se demander à juste titre pourquoi le système français est si complexe et opaque. Ce système découle d’un long processus historique, détaillé dans le mémoire de Christelle Berger (2013) et résumé ici : les lettres du système graphique français sont issues de l’alphabet latin, qui vient de l’alphabet grec, lui-même issu de l’alphabet phénicien. Les lettres de cet alphabet phénicien renvoyaient à des syllabes ou à des consonnes seules. Il « n’était plus une écriture idéographique (un signe par mot), mais pas encore alphabétique

(un signe par son, ou plus exactement un signe pour chaque consonne et chaque voyelle). »

(Walter, 1994, citée par Berger (2013 :21)). Les grecs se sont appropriés cet alphabet en le modifiant pour le faire correspondre aux sons de leur langue, puis les romains ont fait de même, créant l’alphabet latin qui comptait alors 23 lettres. L’évolution du latin vers le français au Moyen Age a conduit à l’apparition de nouveaux sons et les scribes ont dû imaginer de nouvelles combinaisons graphiques pour les transcrire ou pour les différencier : ainsi sont nés les digrammes ou trigrammes permettant de transcrire les nasales, le /k/ transcrit par « qu », le « h » muet, les lettres doubles (homme, femme). Catach (1978 :22) résume ainsi la situation : « On voit combien l’absence d’un alphabet adéquat /…/ conduisait

à une impasse, alors que grandissaient pourtant de jour en jour les exigences nouvelles d’une nation en formation. » A la Renaissance, les linguistes prônent le retour au « purisme »

du latin d’origine et cherchent à figer le français écrit, afin de « suivre l’ancienne

orthographe qui distingue les gens de lettres d’avec les ignorants et les simples femmes »

(De Mézeray, cité par Catach (1978 :31). Ils affichent ainsi à cette époque leur volonté d’utiliser la langue écrite à des fins de catégorisation sociale. L’orthographe du français a donc été marquée par ces évolutions et soulève toujours des débats passionnés si l’on se réfère aux différentes tentatives de réformes.

2.2. Méthodes d’apprentissage de la lecture

Plusieurs méthodes ont fait débat depuis 30 ans dans le milieu de la recherche pédagogique :

- les méthodes se basant sur les modèles « de bas vers le haut » (procédures dites

« d’assemblage ») : ce sont les modèles les plus anciens, qui partent de l’hypothèse que la

lecture d’un texte -et du coup l’accès à sa compréhension- se fait à partir de l’encodage des unités les plus petites. Ces méthodes prônent un apprentissage basé sur le déchiffrage des mots « hors contexte ». Elles ont été très décriées, mais comme le souligne Rafoni (2007), elles « ont alphabétisé des générations d’écoliers, et parmi eux, les plus grands esprits du

20ème siècle ».

- les méthodes se basant sur les modèles « du haut vers le bas » (procédures dites

« d’adressage ») : d’après ces modèles, élaborés à partir des années 1970, la lecture des

mots se fait non pas par encodage des unités graphophonologiques, mais à partir d’hypothèses sur le sens que le lecteur formule d’après le contexte linguistique et d’un adressage direct dans un dictionnaire mental. Ces modèles, qui ont mis en avant l’importance du sens et du contexte dans la lecture, ont cependant amené à des dérives dénoncées par Rafoni (op. cit.) : « Les adeptes de cette approche ont malheureusement basculé dans des

certitudes absolues en considérant que l’acte de lire était tellement lié au contexte qu’il pouvait se passer de toute référence grapho-phonologique ».

- les modèles interactifs : ces modèles considèrent que les procédures d’assemblage et d’adressage sont complémentaires dans l’apprentissage de la lecture. Ces modèles conjuguent donc les deux procédures.

L’apprentissage de la lecture représente toujours une énigme, malgré des recherches scientifiques de plus en plus poussées. Comme l’écrit Rafoni (2007 :160) :

« Personne ne sait au juste par quelle alchimie secrète l’enfant se met tout à coup à lire. L’institutrice le constate mais ne peut jamais le prévoir. Et c’est cette dimension insconsciente, non maîtrisable de l’apprentissage, que redoutent les enseignants : ne pas être assuré, quoi qu’on fasse, que l’élève saura lire à la fin de l’année parce qu’une partie non négligeable des processus d’acquisition échappe au dispositif pédagogique ».

2.3. Etapes de l’apprentissage de la lecture

Les travaux récents en psychologie cognitive et en psycholinguistique ont cependant permis d’établir une trame possible des stades d’acquisition de la lecture. Selon Rafoni (2007 :144), les recherches en psycholinguistique convergent vers la définition de 3 stades : - la phase logographique : l’enfant différencie l’écriture du dessin, sans pouvoir encore mettre en correspondance phonèmes et graphèmes. Il repère quelques mots par leur allure générale ou par des détails, mais de façon très approximative (par exemple Pierre, à 5 ans, reconnaît son prénom mais dira également « Pierre » en voyant écrit Pierrot, Pire, Père, …). Cette phase constitue « la première tentative d’accès au monde symbolique de l’écrit » (Rafoni, op. cit.).

- la phase alphabétique : dans cette phase c’est « l’articulation des correspondances

phonèmes-graphèmes qui permettra d’activer par tâtonnement phonologique le mot correspondant et ainsi de le découvrir. » Cette phase est laborieuse et coûteuse mais

représente un passage obligé vers l’autonomisation de la lecture.

- la phase orthographique : c’est la suite logique de la phase alphabétique ; à force d’entraînement au décodage grapho-phonologique, la forme orthographique des mots est progressivement mémorisée par l’enfant, qui se constitue ainsi un dictionnaire, ou lexique mental. Un nombre de plus en plus grand de mots est alors reconnu par accès direct à ce lexique, sans plus avoir besoin de passer par le décodage. L’enfant, alors en partie libéré de la contrainte de décodage, peut se concentrer sur le sens.

Le processus de décodage graphophonologique ne disparaît pas dès lors que la phase orthographique est activée : il est réactivé dès que le lecteur rencontre des mots complexes, étrangers ou inconnus.

Ces recherches scientifiques ont permis de mieux comprendre les processus en jeu dans l’apprentissage de la lecture. Elles ont permis de mettre fin à l’opposition entre les méthodes « syllabique » (de bas en haut) et « globale » (de haut en bas). Elles ont abouti à un consensus entre les deux et à l’émergence des modèles interactifs dans lesquelles les enseignants travaillent simultanément le sens et le code dès le début de l’apprentissage de la lecture. L’Inspection Générale de l’Education Nationale (IGEN) entérine cette approche : « La

résultats suffisamment convergents pour qu’on puisse définir une démarche d’apprentissage de la lecture à l’école, pour tous, plus favorable que les autres » (cité par Lecocq, 2012 :14).

Toutes ces données nous éclairent sur l’apprentissage de la lecture en français langue maternelle. Qu’en est-il de l’apprentissage de la lecture en langue seconde ?