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2.2 L’évolution de Schramm-Loewner

2.2.2 Application aux phénomènes critiques

À la figure 1.4 de la section 1.1.4, nous avons vu que les configurations de spins du modèle d’Ising au point critique arborent de vastes amas de « + » et de « − ». L’invariance d’échelle des amas laisse supposer que l’in- terface entre deux plages de spins différents est décrite par une courbe fractale. La théorie SLE est spécialement adaptée pour traiter rigoureu- sement ce genre de problèmes. L’interface y est alors représentée comme la trajectoire d’une courbe aléatoire γ. Ceci permet de modéliser les dif- férentes interfaces permises par les configurations du réseau, dans la li- mite thermodynamique. Bien que γ soit inconnue, l’équation (2.2.2) décrit le comportement local de l’évolution permettant son extraction du demi- plan complexe : ceci est suffisant pour parvenir à résoudre plusieurs pro- blèmes reliés aux modèles bidimensionnels sur réseau. Notamment, il est possible de dériver la fameuse formule de Cardy (voir section1.3.2), don- nant la probabilité qu’un amas de liens ouverts en percolation permette la traversée d’un rectangle de géométrie finie, par ces moyens. Pour réa- liser un tel tour de force, il faut d’abord établir une correspondance entre l’interface du modèle et une courbe SLEκ, pour un certain κ. La première bijection de ce genre a été obtenue par Smirnov [108] en 2001. Ce dernier a montré que les interfaces survenant en percolation critique sur réseau triangulaire sont décrites par des trajectoires SLE6. Au même moment (et indépendamment), Schramm [105] a obtenu la célèbre formule en suppo- sant ce lien. Dans les lignes suivantes, quelques propriétés satisfaites par une trajectoire SLE, dont l’invariance conforme, sont présentées dans un langage adapté à cette théorie.

Supposons un domaine D ⊂ C simplement connexe ainsi que deux points, a et b, se trouvant sur la frontière. Superposons à ce domaine un réseau de N cellules de surface ε2 et considérons qu’un modèle, comme celui d’Ising, occupe le réseau. On impose au système des conditions aux limites de type Dobrushin : un des deux segments reliant les points a et b

comporte des spins exclusivement « + » et l’autre « − » (voir figure 2.4). De telles conditions aux limites force la présence d’une interface entre

FIGURE 2.4 – Un domaine D de C simplement connexe avec conditions

aux limites forçant l’existence d’une interface reliant les points a et b de la frontière.

spins différents reliant a et b. Pour différentes configurations ω du réseau avec les conditions aux limites précédentes, différentes interfaces sont pos- sibles. Notons par Ωabl’ensemble des configurations comprenant ces cour- bes discrètes. Soit E ⊂ D un sous-ensemble contenant les points a et b. La probabilité que l’interface de ω ∈ Ωab traverse D en demeurant dans E est :

PN[E ; a, b] = (ZabN)

−1 X

ω∈ ΩE,ab pω,

où pω est le poids de Boltzmann associé à ω, Zab N =

P

ω∈Ωabpωet ΩE,ab ⊂ Ωab est l’ensemble des configurations où l’interface ne sort pas de E. Clai- rement, pour que cette probabilité soit non-nulle, E doit être un ouvert présentant un passage allant de a à b. Dans la limite thermodynamique N → ∞, prise en gardant la surface s(D) = Nε2 constante, PN[E ; a, b]

P[E ; a, b]donne la probabilité qu’une courbe continue relie les points a et bde la frontière en demeurant dans E ; on admettra qu’il soit possible de définir une telle probabilité. Physiquement, deux propriétés doivent être satisfaites par celle-ci.

Définition 2.2.3 (Invariance conforme). Soit φ : D → D0 une application conforme bijective. La probabilité P est invariante conforme si, sous l’action

de cette transformation

φ P[E ; a, b] = PE0 = φ(E) ; φ(a), φ(b).

La transformation conforme φ induit une transformation de l’espace Ωab des courbes allants de a à b. L’équation ci-haut signifie que la probabilité qu’une courbe relie les points a et b en restant dans E doit être égale à la probabilité que la courbe image par φ relie φ(a) et φ(b) en demeurant dans l’image E0 ⊂ D0

de E par φ.

On décrira maintenant l’interface par une courbe γ avec γ0= aet γ∞ = b. Pour la deuxième propriété, on supposera des configurations où l’inter- face est tracée jusqu’en γt0 = c, 0 < t0 < ∞, comme sur la figure 2.5. La coquille de la trajectoire jusqu’en c sera notée par Kc.

(a) La traversée est amor- cée jusqu’en c.

(b) La coquille Kc est reti-

rée des domaines D et E.

FIGURE2.5 – La probabilité dans les deux situations est la même.

Définition 2.2.4 (Propriété de Markov). Sachant que a et c sont reliés par une interface γ, la probabilité que l’interface reliant a et b reste dans E est égale à la probabilité que c relie b dans le domaine où la coquille Kc est retirée :

PE ; a, b

Kc = P[E\ Kc; c, b]. La probabilité conditionnelle PE ; a, b

Kc signifie qu’on restreint Ωabaux configurations où a et c sont reliés par la trajectoire γ[0,t0] (qui doit aussi

rester dans E). Cette propriété implique que l’interface décrite par γ ne peut s’intersecter avec elle-même puisque la coquille de la courbe a l’ef- fet d’une frontière en ce qui concerne l’évolution de l’interface. Schramm [104] a montré, en 2000, qu’une courbe γ décrite par une coquille K peut satisfaire les propriétés 2.2.3 et 2.2.4 si et seulement si elle correspond à SLEκ, pour un certain κ ∈ [0,∞). Autrement dit, parmi toutes les possibili- tés, seul l’ensemble des trajectoires SLEκsatisfait aux exigences physiques. L’interface décrite par ces trajectoires constitue un exemple d’observable physique liée à un exposant de la table de Kac étendue.

Outre la relation entre SLE6et la percolation déjà mentionnée, quelques autres correspondances ont été obtenues. Notamment, la marche aléatoire avec effacement des boucles (loop-erased random walk) et SLE2, ainsi que le contour des arbres générés uniformément (uniform spanning trees) et SLE8 (Lawler, Schramm et Werner [73]). Plusieurs rapprochements ont aussi été suggérés : SLE8/3pour la marche aléatoire auto-évitante, SLE3pour le mo- dèle d’Ising, SLE4 pour le modèle de l’explorateur harmonique, etc. De plus, un lien avec les théories conformes des champs a été proposé. Il est admis que la charge centrale c en théorie des champs conformes est liée au paramètre κ par l’équation

c = (8 − 3κ)(κ − 6)

2κ .

Notons que chaque valeur de c < 1 correspond à deux valeurs de κ : une comprise entre 0 et 4 et une autre, κ0 = 16/κ, « duale » à κ, plus grande que 4. Par exemple, les valeurs κ = 2 et κ = 8 sont duales et correspondent toutes deux à c = −2.

D’autres liens ont été tissés entre le formalisme probabiliste et les théo- ries physiques des phénomènes critiques. Nous terminons ce paragraphe en en citant quelques-uns. Il est rare en physique de n’étudier qu’une seule des interfaces d’un modèle comme trajectoire SLE : il est plus commun

de traiter les configurations dans leur ensemble, c’est-à-dire en considé- rant toutes les interfaces pouvant se présenter. Suite au développement de la théorie SLE, les probabilistes n’ont pas tardé à définir un espace de probabilité décrivant la limite thermodynamique des configurations, avec toutes leurs interfaces. Cet espace est connu sous le nom d’ensemble de boucles conformes (conformal loop ensemble) et est noté CLEκ(Camia et New- man [20], Werner [118]). Du côté des physiciens, plusieurs ont cherché à incorporer les nouveaux outils probabilistes aux descriptions physiques. Notons par exemple l’évolution simultanée de plusieurs interfaces (Bauer, Bernard et Kytölä [9]), la construction d’un espace vectoriel basé sur SLEκ qui pourrait former un module de l’algèbre de Virasoro (Kytölä [69]) et les liens entre SLEκet divers modèles physiques, comme les ensembles de Dyson circulaires et les modèles ADE sur réseau (Cardy [22, 23]). Cette courte liste ne se veut évidemment pas exhaustive.

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