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Tous trois

Tous trois, Paul de Tarse, Sénèque et Clément d’Alexandrie poursuivent une quête du Bonheur. Chez Paul de Tarse, elle le conduit à se retirer en Arabie. Chez Sénèque, elle l’amène à son expatriation en Corse. Chez Clément d’Alexandrie, elle le conduit à errer jusqu’à la découverte de sa ville d’accueil, Alexandrie. Pendant ces moments de retraite spirituelle, chacun à sa manière développe sa pensée sous la forme d’une véritable ascèse spirituelle.

Tous trois ont passé leur vie à faire évoluer la compréhension des conventions et dogmes en vigueur dans leurs milieux et en leur temps, offrant ainsi une autre manière de vivre. Paul de Tarse le fait en interprétant la Loi et les Prophètes dans le but de donner accès au salut des judaïsants, gage de bonheur éternel. Sénèque le fait en actualisant les dogmes stoïciens dans le but d’apprendre aux siens à outrepasser les difficultés de la vie et les tyrannies dont il témoigne tout au long de sa carrière en tant que conseiller auprès des empereurs romains. Clément d’Alexandrie pose, à nouveaux frais, les fondements de la vraie gnose en la distinguant des gnoses émergentes provenant du foisonnement des philosophies et multiples doctrines mystiques. Au travers de tous ces décloisonnements interprétatifs dogmatiques et de leurs actualisations, se retrouve, dans chacune de leurs élaborations, le principe d’une Raison universelle. Elle implique une référence à un ordre ou à un état supérieur d’élévation de l’humain. Il ouvre sur une dimension spirituelle et conduit, par des exercices spirituels, à un dépassement de soi vers la réalisation du bonheur.

Tous trois ont le souci et se sentent la responsabilité, tout au long de leur vie et au travers de leurs écrits, de véhiculer, à la manière de prophètes errants sur la terre, leur message du bonheur qu’ils destinent à leurs générations, mais aussi sans toujours le savoir, aux générations futures. Leurs périples, écrits, lettres, traités, discours de circonstance ont en ce sens une portée didactique. Ils transmettent des enseignements visant à faire grandir l’humain et à développer chez lui un savoir-vivre conduisant à la réalisation d’un « homme de bien ».

Tous trois ont, dans leurs entourages, des disciples qu’ils accompagnent et influencent. Ils leur donnent des conseils au travers de leurs écrits. Entre autres, Paul de Tarse considère ses disciples comme des compagnons de voyage. Parmi eux, se trouvent Timothée, Onésime, Philémon, Tite, etc. Quant à Sénèque, il échange dans ses correspondances comme un guide spirituel, notamment avec Lucilius, Sérénus, Helvia, Novatu, etc. Et Clément d’Alexandrie entretient, à la manière d’un pédagogue, des affinités avec son disciple Origène ainsi qu’avec une multitude de disciples qu’il nomme les Alexandrins.

Tous trois présentent la figuration d’un pédagogue qu’ils mettent en scène au travers du principe d’une Raison ou d’un ordre universel. Cette imagerie se retrouve dans les écrits de Paul de Tarse. Le rôle pédagogique de la Loi mosaïque se trouve supplanté par la venue du Logos, Christ (Gal. 3,24). Chez Sénèque, la figuration du pédagogue se retrouve dans la volonté de la nature avec les Questions naturelles, mais aussi par l’entremise de l’idée de la Providence. Chez Clément d’Alexandrie, on retrouve le principe d’un Verbe

au travers du Christ pédagogue. Bien qu’articulé dans une perspective antignostique261 (I, 30,3-31,1)262, ce pédagogue a pour fonction de guider les humains comme des enfants à qui on apprend à vivre. Cette paideia prend la forme d’une discipline de vie tant intellectuelle que morale. En l’occurrence, Christ dans son rôle de pédagogue enseigne aux néophytes comme aux croyants les mystères de la vie chrétienne et les guide vers une maturité spirituelle.

Tous trois, au cours de leur vie, font face à des tyrans ou à des persécutions. Tantôt ils sont poursuivis, tantôt bannis et rejetés, tantôt exilés ou errants. Ce qu’ils vivent les amène à se questionner et à développer plusieurs thèmes communs portant sur les domaines de la vie et de l’activité humaine : la mort, la vie, les vices, les passions, la souffrance, la liberté, la richesse et la pauvreté, la sagesse, la faiblesse humaine, les autorités et le pouvoir, l’élévation de l’humain par l’esprit, le principe d’une communauté comme participant à une même humanité rassemblée sous une Raison universelle, en fonction d’un ordre cosmique.

Un d’entre eux

Un d’entre eux, Clément d’Alexandrie, atténue un mouvement dialectique important. Il part d’une posture où la distinction entre foi et savoir reste en arrière-plan de la condition de l’humain vers une posture où les premières tensions entre la foi et le savoir s’affirment plus franchement. Pour remédier à une telle situation, l’œuvre de Clément d’Alexandrie tente de rétablir les équilibres entre ces deux ordres, mais aussi à aplanir les distinctions.

261 Clément d’Alexandrie lutte pour un gnosticisme orthodoxe, une « vraie gnose » fondée sur le Logos en

opposition à un gnosticisme aux folles prétentions des hérétiques et de leur « prétendue connaissance », dans Clément d’Alexandrie. Le pédagogue. Claude Mondésert et al., p. 29.

Ainsi, il propose une figuration de l’humain qu’il articule autour de sa dignité et de sa noblesse. Sa compréhension large de l’histoire lui sert de prisme pour lire la condition du genre humain. Il fait appel tant à l’économie du divin qu’à celle des vérités que la philosophie avait entrevues. Autrement dit, Clément d’Alexandrie présente une doctrine, riche en intuitions fécondes, par rapport au principe stoïcien de la Raison universelle, qu’il identifie au travers de la personne et du rôle du Christ. Il parle d’un Logos incarné, « Dieu fait homme pour nous faire à notre tour des dieux, assumant les prérogatives les plus élevées que les philosophies anciennes ont pu attribuer au démiurge ou à la Sagesse, instrument du démiurge »263. La figuration qu’il propose sur la condition humaine se présente de manière articulée autour du principe de la gnose, et donc du Logos Christ en tant que Raison universelle, éternelle et d’essence divine. Elle éduque le genre humain : « texte grec christos logos paidagôgos »264. Avec cette idée de la Raison Universelle, qu’il puise au dogme du stoïcisme, il universalise en même temps le rapport entre foi et savoir. Le Logos a aussi inspiré les philosophes. Il constitue le médium qui fonde son idéal religieux ainsi que son idéal de la culture. Pour lui, « ce ne sont pas seulement les rapports de la foi nouvelle avec la vérité des vieilles philosophies qui l’intéressent ; il va beaucoup plus loin et veut que la vie tout entière se conforme aux principes de la Raison Universelle, mais dans une perspective dite chrétienne : lettres, arts, vie sociale et familiale, éducation, travail, loisirs »265. Clément d’Alexandrie, bien que fondamentalement chrétien, présente dans ses élaborations dogmatiques l’incarnation du Verbe, Christ, à la foi comme le point culmunant du devenir humain, mais aussi à fois

263 Ibid., p. 18. 264 Ibid., p. 19. 265 Ibid.

comme le médium constitutif de l’histoire. Il en va d’une véritable économie du salut, certes, mais qui malgré tout demeure en même temps « résolument philosophe »266. Platon fait autorité d’ailleurs de temps à autre dans ses écrits. Il lui emprunte par exemple l’idée de la connaissance qu’il intègre à la perfection. De la sorte, il invite l’humain à vivre un exercice spirituel gnostique parfait tant sur le plan de la doctrine que sur celui de la conduite267. D’un autre ordre, il emprunte aux stoïciens la pratique de la vertu et de l’apathie. Il prône des principes moraux en faisant des rapprochements dogmatiques entre la Raison universelle et le Logos. En ce sens, pour Clément d’Alexandrie « la foi demeure à la base, et la charité le couronnement de la vraie vie chrétienne ; la foi doit s’épanouir normalement en une connaissance mystique, qui [est] la gnose orthodoxe, et la charité doit s’élever et s’intensifier jusqu’à une union également mystique, d’où découle naturellement pour le chrétien cette vertu divine qu’est la parfaite liberté intérieure, l’apathia »268. Dans ce siècle épris de philosophies et de mystères, le christianisme reste non seulement profondément attaché à la religion, comme la vraie et unique religion et mystère par excellence du salut, mais aussi à la pensée païenne, comme celle d’une « vraie philosophie »269.

Tous

Tous, au travers de leurs écrits, articulent à la manière des stoïciens un certain rapport entre foi et savoir. Pour analyser ce rapport dans leurs écrits, je propose de circonscrire les dialogues de Paul de Tarse, Sénèque et Clément d’Alexandrie en fonction de trois

266 Ibid., p. 21. 267 Ibid., p. 25. 268 Ibid. 269 Ibid., p. 18.

thèmes d’exercices spirituels, à savoir la discipline du jugement et de l’assentiment, la discipline du désir et la discipline de l’action. Ces exercices se trouvent en fait au cœur de la figuration de « l’homme de bien » chez Épictète, une représentation de l’humain que l’on retrouve sous la désignation du « nouvel homme », en contraste avec le « vieil homme » de temps à autre chez les trois anciens. Avec ce prisme dialogique, je fais converger cette quête de « l’homme de bien », en étant attentif au tricotage du terme humain comme nom propre dans leur écriture. Humain, finalement un mot comme un autre, qu’il soit au nominatif, au vocatif, à l’accusatif, au génitif ou au datif. Aussi, un mot qui nous parle de la traduction de l’humain comme œuvre et, par cette entremise, en assure la survie au travers de la langue. Un mot, un graphème qui, dans l’écriture, résiste. Un mot qui suggére en même temps tout un programme d’ascèses spirituelles induit par un dialogue intérieur. Un mot qui avait, dans les récits de la Genèse, renvoyé de manière ancestrale à

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et qui se traduit chez Sénèque par le latin hŏmo; chez Paul de Tarse et chez Clément d’Alexandrie, par a;nqrwpoj (anthropos). Un graphème, comme une coquille vide dans l’écriture, qui parle de « se » savoir « humain », un « homme de bien » au travers d’une écriture de soi. Ce graphème donne maintenant à explorer à nouveaux frais le champ de l’humain laissant croire que la page est blanche pour libérer l’expérience de la pensée des carcans théoriques relatifs aux conflits entre foi et savoir. Sans pour autant se réclamer d’une approche exégétique, quand bien même ici athéologique, les corpus de Paul de Tarse, de Sénèque et de Clément d’Alexandrie servent pour nous de laboratoire de pensée conduisant à une autre expérience spirituelle, la nôtre certainement.

Sous cet angle, les occurrences des graphèmes hŏmo et a;nqrwpoj (anthropos), ainsi que leurs mises en scène implicites par la désignation du « je » de l’humain sont mobilisées et analysées dans l’écriture des anciens. Alors, que l’humain qui écrit parle et se parle de lui, ces graphémes permettront d’apercevoir en même temps, au travers du prisme conceptuel d’une discipline spirituelle trilogique provenant d’Épictéte (cf. la discipline du jugement et de l’assentiment, la discipline du désir et la discipline de l’action), l’émergence des résonances du sacré, de la foi et de la théologie, comme celles du profane, de la philosophie. Ces résonances renvoient aujourd’hui à l’idée du savoir, et plus précisément à celle de la philosophie comme d’une manière de vivre.

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