• Aucun résultat trouvé

27

à réécrire ce qu’il aura noté sur ses post-it, et il pourra les déplacer aisément lors des tâches suivantes). Une feuille de format double raisin est ensuite mise à sa disposition ; sur la droite de cette feuille, l’extrémité d’une flèche est tracée. Le sujet est invité à formuler les buts ou motivations de son développement professionnel, par écrit au bout de cette flèche. Le sujet a alors devant lui, une grande feuille avec les buts qu’il assigne à son développement, et sur des post-it les moments critiques de son développement. À partir de là, il procède à l’organisation temporo-spatiale des post-it, la flèche représentant la fin d’un axe temporel virtuel. En même temps qu’il colle ses post-it, il explique oralement, pour chaque moment critique, ce qui s’est transformé, et il laisse une trace écrite de ces transformations sous forme de mots-clés qu’il écrit en dessous du post-it. Au-dessus, le sujet est invité à placer des mots-clés, similaires ou différents, liés au questionnement propre à la recherche dans laquelle est effectué le recueil de données12. Ensuite, le sujet trace les liens qui unissent les différents moments repérés sous la forme d’une route « en illustrant la continuité, mais aussi les barrières, les obstacles franchis, les changements de direction, les détours, les retours, etc. » (extrait des consignes). Pour conclure cette première phase de recueil, le sujet est amené à s’exprimer sur les liens qu’il fait entre les buts de son développement (précédemment notés au bout de la flèche temporelle) et les différents moments critiques complétés de mots-clés.

Dans le cadre de projets de longue durée, la méthode prévoit que chaque sujet soit revu quelques années après cette première passation. Après s’être réapproprié la première représentation de son parcours et l’avoir éventuellement complétée s’il mentionne qu’il y a eu de nouveaux moments critiques depuis le premier entretien, le sujet est invité à réaliser une autre tâche qui part du moment le plus critique, ou le plus fondateur, de son parcours. Ce moment étant identifié, le post-it est recopié et collé au centre d’une page de format A3. Au-dessus du post-it, le sujet écrit les éléments qui ont, selon lui, joué un rôle déterminant dans ce changement : les contradictions internes ou externes s’internalisant ; les ressources, facteurs favorables, personnes adjuvantes ; les contraintes et personnes opposantes ; ses motivations, doutes et besoins ; ses représentations et croyances ; etc. Au-dessous du post-it, il reprend et complète tout ce qui s’est transformé lors de ce moment critique. L’activité se termine par une réflexion sur les liens qui unissent l’ensemble aux visées formalisées lors de la deuxième tâche. Cette seconde tâche qui vise à approfondir un moment pourrait être appelée « Galaxie » car elle permet de mettre en évidence un nombre important d’éléments assemblés, même si certains de ces éléments restent encore à l’état de « poussières ». Ils forment potentiellement système, la vision que le sujet a de lui-même dans le monde de son activité professionnelle à un moment choisi telle qu’il peut se la remémorer au moment de l’entretien.

La méthode d’analyse des données est abordée maintenant.

1.3. Analyser les données sur les trajectoires recueillies

Après avoir illustré le corpus obtenu par la Méthode trajectoire (1.3.1), cette section expose la méthode d’analyse des trajectoires recueillies (1.3.2).

1.3.1. Corpus obtenu après un cycle complet de recueil de données par la Méthode

trajectoire

À l’issue du protocole (voir supra, 1.2.2), le chercheur dispose de l’enregistrement de l’entretien ; d’une feuille double raisin sur laquelle figurent les post-it des moments critiques collés par ordre chronologique et accompagnés de mots-clés sur les changements qui se sont opérés ainsi que les buts du sujet notés à l’extrémité de l’axe temporel et la représentation d’une route qui relie ces éléments ; de photographies qui complètent le corpus. À l’issue du second entretien, s’ajoute à cela la collecte d’une « galaxie » associée à un moment : le corpus comporte donc également une feuille A3 sur laquelle, à partir du moment le plus critique, le sujet a noté ce qui a conduit à des transformations et ce qui s’est transformé. Le discours fait l’objet d’une transcription verbatim. Chaque dessin de

12 Par exemple, dans le cadre du recueil de données effectué pour le projet ANR ReVEA (Ressources vivantes pour l’enseignement et l’apprentissage), le sujet indique au-dessus du post-it ce qui a changé du point de vue de ses ressources pour enseigner et faire apprendre.

28

trajectoire est reproduit sous la forme d’un schéma respectant la disposition des éléments, ainsi que les formes et les couleurs des écrits et des tracés.

La figure 1.2 illustre les données recueillies pour un sujet.

Figure 1.2. Les données recueillies pour un sujet : représentation visuelle de la trajectoire, photographies, transcription de l’entretien (Loisy, 2018d)

1.3.2. Méthode d’analyse des trajectoires

Après avoir présenté la méthode d’analyse générale, les cadres d’analyse du développement en mouvement, de l’expérience vécue, et du développement du milieu sont exposés.

1.3.2.1. Méthode d’analyse générale

Les discours transcrits font, classiquement, l’objet d’analyses thématiques de contenus doublées de lectures flottantes pour rechercher les thématiques se dégageant à l’intérieur de chaque discours et entre les discours (Bardin, 2007).

Concernant la représentation visuelle, l’attention est particulièrement portée à tout ce qui, quelles que soient les figurations, peut symboliser l’émergence d’une contradiction, qui est le moteur du développement (Vygotski, 1934/1985a), la réorganisation intrapsychique (des temps de « pause » ou de « retour sur soi »), voire de crises ou de rupture (Schneuwly, 2018).

L’analyse finale porte sur les congruences et les divergences entre discours et figuration. Les représentations visuelles des trajectoires viennent redoubler la conceptualisation donnée à entendre par le discours ; cela permet, du point de vue méthodologique, une triangulation des données.

1.3.2.2. Cadre pour analyser le développement « en mouvement »

Le développement s’analyse du point de vue de sa « double face » (Friedrich, 2018) : une face normative et une face analytique. Sa face analytique renvoie à l’analyse des étapes du développement et des rapports (de l’enfant dans les études originales) au milieu. Il est à noter que si l’on considère la normativité du point de vue de la directivité, alors, au versant normatif, on pourrait opposer celui de l’imprévisibilité du développement mu par les mobiles du sujet qui peuvent rester hors de sa conscience. Sa face normative correspond au développement téléologiquement et axiologiquement orienté vers des formes idéales et finales. Lorsque la mère parle à son jeune enfant, elle emploie un vocabulaire et des formes grammaticales d’un niveau plus élevé que ce que l’enfant est capable de produire, « a fully perfected form of speech » (Veresov, 2017, p. 52), une forme de discours simplifiée, mais parfaite, qui n’est attendue chez l’enfant qu’à la fin de la période de développement. Il s’agit d’une forme idéale dans le sens qu’elle agit comme un modèle de ce qui devrait être atteint à la fin de la période de développement, et d’une forme finale dans le sens qu’elle représente ce que l’enfant est supposé atteindre à la fin de son développement.

29

Sur le versant normatif, la trajectoire recueillie est analysée du point de vue du rapport du sujet à des normes, qui, potentiellement, peuvent être en tension. En tension explicite, car il existe de grandes orientations conceptuelles contrastées, « deux conceptions archétypiques du curriculum13 que Bobbitt14 qualifie, l’une d’avocat de la culture et l’autre d’utilitaire » (Lenoir, 2018, p. 55), et que les données recueillies peuvent révéler. Un enseignant impliqué dans une pluralité de mondes sociaux porteurs de normativités différentes peut se trouver dans une situation inextricable. Les normes peuvent être en tension implicite, car il peut aussi exister un écart entre les discours et les actes, entre les modèles évoqués et ceux qui caractérisent les actes. Ces valeurs implicites masquées derrière les mots employés, quand un concept porteur d’espoir, « tout concept qui fait naturellement partie de l’univers de l’humanisme » (Rœgiers, 2018, p. 106), est employé, mais que les actes ne le reflètent pas, sont sources de tension ; Rœgiers évoque ces tensions à propos des curriculums, mais elles peuvent exister dans d’autres situations sociales.

1.3.2.3. La méthode des unités pour analyser le rapport à l’expérience vécue (perezhivanie)

« L’influence du milieu sur le développement de l’enfant se mesurera, parmi d’autres influences, par le degré de compréhension, de prise de conscience, de capacité à donner du sens à ce qui se passe dans le milieu. » (Vygotski, 1931-1934/2018a, p. 117).

Comme cela a été présenté succinctement supra (1.1.2.1 de la section 1.1) à propos des molécules et des éléments de l’eau (H2O), Vygotski a montré l’intérêt de dégager de petites « parties du tout » complexes qui restent, tout en les simplifiant, porteuses des caractéristiques inhérentes du tout, dans une méthode qu’il dénomme « méthode des unités ». L’intérêt des unités réside dans le fait qu’elles réfractent l’influence du milieu sur le développement. La notion de , traduite par « expérience vécue » est très présente dans l’ouvrage La science du développement de l’enfant. Textes pédologiques 1931-1934 paru en cette année 2018, elle est notamment l’exemple donné pour les unités permettant d’analyser le développement :

« Une expérience vécue est une unité qui est représentée sous une forme indivisible, d’un côté par le milieu, c’est-à-dire ce qui est en train d’être vécu… et de l’autre, la façon dont je la vis singulièrement, c’est-à-dire que toutes les particularités personnelles et celles du milieu sont simultanément représentées dans l’expérience vécue » (Vygotski, 1931-1934/2018a, p. 116).

L’expérience, telle qu’elle est vécue, le rapport du sujet à cette expérience, permet de comprendre les rapports entre le milieu et le développement du sujet : « Les facteurs essentiels pour déterminer l’influence du milieu sur le développement psychologique, sur le développement de leur personnalité consciente sont les expériences vécues » (Vygotski, 1931-1934/2018a, p. 113).

Il faut entendre l’expérience vécue comme le rapport de la personne à son milieu, c’est ce qui est éprouvé (Sève, 2014) ou le « destin de ce qui est éprouvé » (Clot, 2018), ou bien encore un « facteur réfracté à travers l’expérience vécue » (Vygotski, 1931-1934/2018a, p. 113). Cette

expérience vécue, donc personnelle, est fondamentale dans le développement « l’expérience vécue d’une certaine situation, d’un certain aspect du milieu, détermine quelle sera l’influence de cette situation ou de cet environnement » (ibid., p. 113), « ce facteur réfracté à travers l’expérience vécue… peut expliquer comment il va agir sur le processus de développement ultérieur » (ibid., p. 113). Ce n’est pas seulement ce qu’offre le milieu qui détermine le développement, ni la personne elle-même, mais ce rapport. La personne prend conscience d’un événement, lui donne sens, s’en empare pour le dépasser et se dépasser. Le chercheur doit alors « trouver le prisme particulier qui réfracte l’influence du milieu sur le développement » (ibid., p. 115). Ainsi, le milieu offre des stimuli externes, mais « c’est l’activité même qui est à la source de ses propres stimulations pertinentes » (Sève, 2014, p. 23) : l’adaptation active de l’humain transforme le milieu selon sa volonté « la stimulation s’est convertie en

13 Le terme qui n’est pas en italiques l’est dans le texte original.

30

autostimulation15 » (ibid., p. 23) ; c’est la signification qui régit les comportements. Vygotski se situe dans un matérialisme dialectique qui rend compte de l’émergence du nouveau : le stimulus externe crée une réaction, mais sans déterminisme, puisque cette réaction se dépasse dialectiquement « dans la détermination personnelle et sociale du16 stimulus déclencheur même » (ibid., p. 24).

L’expérience vécue est une unité de facteurs personnels et de facteurs du milieu ; dans l’unité que constitue l’expérience vécue, les caractéristiques propres à la personnalité plus celles de la situation forment une unité indivisible. Précisément, il ne s’agit pas de connaitre de manière exhaustive toutes les caractéristiques constitutives de la personnalité, mais de « savoir lesquelles ont joué un rôle décisif dans la relation de l’enfant à une situation donnée » (Vygotski, 1931-1934/2018a, p. 116). Ces propriétés constitutives ou caractéristiques personnelles « sont mobilisées par une expérience vécue donnée, laissant une empreinte, se cristallisant dans cette expérience vécue » (ibid., p. 117). Dans le chapitre Développement de la personnalité écrit dans l’Histoire du développement des fonctions psychiques supérieures de la même période, Vygotski écrit que la personnalité est un concept historique renvoyant au développement culturel qui se construit « à partir du fait que l’enfant s’applique à lui-même les procédés d’adaptation qu’il applique dans son rapport aux autres » (Vygotski, 1931/2014, p. 535) ; ailleurs (Vygotski, 1931-1934/2018a), il mentionne, parmi les caractéristiques constitutives des personnes, les personnes excitables, sociables, vives, actives versus apathiques, inhibées, limitées, donc des traits psycho-affectifs.

La Méthode trajectoire a été expérimentée dans le cadre de deux projets de recherche. L’objet de la section suivante est de présenter les apports de cette méthode à l’étude du développement.