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a) Le style

Habituellement, parler d’écriture plate est un reproche.

Style plat: style pauvre, signe cruelle d’un manque de talent.

Or, Annie Ernaux déclare qu’elle n’a pas le droit d’écrire autrement, au nom de la verité qu’elle cherche et de la fidélité qu’elle veut restaurer. 18 Pour pouvoir mieux comprendre le style d’Annie Ernaux et ses principes, il faut d’abord consulter la situation dans la littérature française de la deuxième moitié du XXe siècle. Dès les années 1950 a retenu l’attention le Nouveau roman qui est parfois considéré comme un « antiroman », parce que ses représentants sont en contradiction avec le roman traditionnel qu’ils accusent du mensonge. À ce propos Nathalie Sarraute a écrit dans son œuvre L’Ère du soupçon :

Non seulement romancier ne croit plus guère à ses personnages, mais le lecteur, de son côté, n’arrive plus à y croire [...] Nous sommes entrés dans l’ère de supçon. Et tout d’abord le lecteur, aujourd’hui, se méfie de ce qui lui propose l’imagination de l’auteur.19

Même si le Nouveau roman a éveillé l’intérêt surtout chez les critiques littéraires, il revient à côté de l’existentialisme parmi les mouvements littéraires les plus marquants de cette époque-là. Son plus grand apport réside probablement dans les nouvelles techniques narratives. Annie Ernaux commence à écrire quand le Nouveau roman prend son essor et il influence sa première œuvre Du soleil à cinq heures qui n’a pas été publiée.

Néanmoins le style d’Annie Ernaux a évolué et plus tard elle est « partie en guerre contre le roman »20 en commençant par son œuvre La Place. Ses trois premiers livres qui s’appellent Les Armoires vides, Ce qu’ils disent ou rien et La femme gelée sont des romans (surtout les deux premières œuvres sont influencées par le Nouveau roman et par les écrivains comme Nathalie Sarraute et Robert Pinget), mais au début de l’écriture de La Place l’auteur se rend compte que « le roman est impossible » (P, p.

24) et le ton des œuvres suivantes change beaucoup. En ce qui concerne le Nouveau

18 SAVEAN, Marie-France, La Place et Une Femme d’Annie Ernaux, op. cit., p. 90.

19 SARRAUTE, Nathalie, L’Ère du soupçon, Paris, Gallimard, 1956, pp. 69-75.

20 VIART, Dominique, VERCIER, Bruno, La littérature française au présent, Bordas, Paris, 2005, p. 36.

14 transformer la vie en roman qui est construit et inventé. Elle appelle son outil : « les moyens de la vérité »22, parce que c’est la vérité, surtout la vérité de la vie qu’elle veut montrer en évitant la théâtralisation et le spectacle. Elle essaye de se retourner vers l’origine sans falsifier.

Toutes ces tentations forment son style qui est indéterminable sur le champ littéraire puisque « la combinatoire qu’elle crée la fait échapper à toutes les déterminations »23, en quoi consiste le dessein de l’écriture de l’auteur qui veut

« éviter la mise en œuvre d’une certaine conception de la littérature »24. Annie Ernaux elle-même nomme son style « l’écriture plate » qui est considérée par la critique comme une sorte de « l’écriture blanche »25. C’était Roland Barthes qui a introduit ce terme pour désigner la manière d’écrire sans effets littéraires. Ce classement l’auteur commente ainsi :

J’ai souvent accueilli la définition d’ « écriture blanche », en référence à Barthes, [...] avec indifférence, parfois irritation. Il me semblait qu’on réunissait sous le même sigle des écritures présentant certes de ressemblances mais qui obéissaient certainement à des nécessités et des intentionnalités n’ayant rien à voir entre elles, qu’il s’agisse une fois de plus de ramener le nouveau au déjà connu. 26

Sa position est donc évidente, elle affirme que ses œuvres se ressemblent par quelques traits spécifiques aux autres textes rangés parmi « l’écriture blanche », mais

21 JARRY, Johanne, « Annie Ernaux : une femme au cœur de l’écriture », op. cit., pp. 14-17.

22 DUGAST-PORTES, Francine, Annie Ernaux, étude de l’œuvre, Bordas, Paris, 2008, p. 179.

(texte d’Annie Ernaux « ne pas prendre d’abord le parti de l’art ... » écrit à l’occasion du colloque « Écritures blanches »)

23 Ibid., p. 8.

24 THUMEREL, Fabrice, Annie Ernaux, une œuvre de l’entre-deux, op. cit., p. 85.

25 BARTHES, Roland, Le Degré zéro de l’écriture, Paris, éditions du Seuil, « Points », 1979.

26 DUGAST-PORTES, Francine, Annie Ernaux, étude de l’œuvre, op. cit., p. 175.

15 elle ajoute qu’il y a des différences importantes. En même temps il faut prendre en considération qu’Annie Ernaux n’a pas l’intention de créer une nouvelle terminologie ou un nouveau style littéraire. Le terme « l’écriture plate » a été pris de son contexte du livre La Place et l’écrivain déclare que « rien n’est plus éloigné de [son]

projet, [...] , que d’imposer une théorie, des définitions, [...] ».27

27 DUGAST-PORTES, Francine, Annie Ernaux, étude de l’œuvre, op. cit., p. 175.

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Refus de l’art et du roman : pas des métaphores ou des jeux avec la syntaxe, utilisation du passé composé au lieu du passé simple

Je hasarde une explication : écrire c’est le dernier recours quand on a trahi. (P, p. 9)

Annie Ernaux préface son œuvre La Place par cette citation au-dessus de Jean Genet. Le sentiment qu’elle a trahi ses parents en entrant dans une autre classe sociale parmi les bourgeois ne motive que la création de cette œuvre, mais aussi le choix de l’écriture lui-même. Elle affirme : « faire de mon père un personnage, de sa vie un destin fictif, me paraissait la trahison continuée de la vie dans la littérature ».28 Annie Ernaux veut éviter l’utilisation de la langue soutenue et d’un style châtié ainsi que la transformation de son père en personnage du roman, parce que ce serait comme « une nouvelle trahison ».29 A l’opposé de son père, elle a obtenu une formation supérieure et elle est devenue agrégée des lettres, c’est-à-dire qu’elle est capable de jouer avec les mots, mais son choix de l’écriture est différent. Annie Ernaux refuse l’écriture romanesque qui ne peut pas l’aider à comprendre et à connaître la vie de son père et elle se décide pour « l’écriture plate » par l’intermédiaire de laquelle elle peut enregistrer leur « amour séparé » (P, p . 23). Elle explique son style ainsi :

Plate parce que je décris la vie de mon père, ni avec mépris, ni avec pitié, ni à l’inverse en idéalisant. J’essaie de rester dans la ligne des faits historiques, du document. Une écriture sans jugement, sans métaphore, sans comparaison romanesque, une sorte d’écriture objective qui ne valorise ni ne dévalorise les faits racontés.30

Ses choix d’écriture nous paraissons donc d’être plutôt des absences ou des refus du style littéraire. Annie Ernaux déclare dans son œuvre Une Femme qu’elle

« souhaite de rester, d’une certaine façon, au-dessous de la littérature » (F, p. 23). Elle se débarrasse des procédés qui sont habituellement utilisés dans la littérature, ce qui

28 ERNAUX, Annie, « Vers un je transpersonnel » , op.cit., p. 221.

29 BOUCHY, Florence, La Place, La Honte, Annie Ernaux, op. cit., p. 38.

30 CHARPENTIER, Isabelle, « “Quelque part entre la littérature, la sociologie et l’histoire...” », COnTEXTES, n°1, 2006, p. 6 (Isabelle Charpentier cite l’entretien avec l’auteur du février 1992).

17 commente Fabrice Thumerel dans son étude Annie Ernaux, une œuvre de l’entre-deux ainsi : « elle est “dans le jeu littéraire”, mais sans réellement “jouer le jeu” »31. L’auteur se rend compte d’une valeur des mots et il n’oublie pas leur capacité de transformer la réalité. Elle s’applique à la pureté de l’expression et à la compréhension facile de ses phrases et ses mots ce qui vient de son milieu social d’origine où « l’on n’y prenait jamais un mot pour un autre » (P, p. 46). Ainsi Annie Ernaux renonce aux métaphores et aux phrases syntaxiquement compliquées qui incommodent le lecteur en lisant le texte.

Une autre spécificité qui confirme son refus de l’art est l’utilisation du passé composé qui remplace le passé simple. L’auteur explique cette préférence dans son œuvre Se Perdre : « j’écris au passé composé parce qu’on parle au passé composé »32. Le passé simple ne lui convient pas, parce qu’il s’agit du temps grammatical qui apparaît exclusivement dans la langue littéraire. Annie Ernaux dit :

Le passé simple me rappelle mes rédactions d’élève, l’artifice par lequel je donnais de la noblesse aux actions ordinaires [...], il me rappelle une écriture qui n’avait aucune réalité, qui avait pour avantage principal d’être bien notée.33

Voilà plusieurs citations qui prouvent la présence du passé composé dans les l’avais placée il y a deux ans. L’infirmier a dit au téléphone : « Votre mère s’est éteinte ce matin, après son petit déjeuner. » Il était environ dix heures. (p. 11)

La Honte :

Mon père a voulu tuer ma mère un dimanche de juin, au début de l’après-midi. (p. 13)

Nous avons montré que le style particulier d’Annie Ernaux est caractérisé par l’écriture simple des faits réels et par l’économie des effets littéraires. Elle refuse de

31 THUMEREL, Fabrice, Annie Ernaux, une œuvre de l’entre-deux, op. cit., p.35.

32 ERNAUX, Annie, Se Perdre, Paris, Gallimard, 2001, p. 313.

33 ERNAUX, Annie, L’Écriture comme un couteau, op. cit., p. 129.

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« prendre d’abord le parti de l’art » (P, p. 24). Le mot « d’abord » est essentiel dans cette phrase-là, parce qu’il désigne un travail dur qui est caché derrière le terme

« l’écriture plate ». Quoiqu’elle écrive : « l’écriture plate me vient naturellement » (P, p. 24), elle doit s’efforce beaucoup en écrivant pour produire l’effet demandé. Étant donné qu’elle est professeur de la littérature, il est difficile pour elle de ne pas utiliser aucune technique littéraire. Annie Ernaux nous explique :

« l’adverbe “naturellement’’ [...] est à prendre non dans un sens vague de

“facilement’’ mais précis de “par un retour à la nature première’’ en l’occurrence culturelle. »34 Mais un effort de fuir la littérature n’est pas le seul qui détermine

« l’écriture plate » dans les œuvres La Place, Une Femme et La Honte.

34 DUGAST-PORTES, Francine, Annie Ernaux, étude de l’œuvre, op. cit., p. 179.

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Caractéristique du journal intime, « le je transpersonnel », la voix neutre,

« la distance objectivante »

Mais est-ce que ces trois livres d’Annie Ernaux sont vraiment des autobiographies comme il pourrait sembler au premier regard? Nous avons déjà signalé qu’Annie Ernaux dépouille ses œuvres de toute fiction. En même temps nous ne doutons pas que « l’auteur parle de lui »36 et qu’Annie Ernaux ne représente pas seulement l’auteur, mais aussi la narratrice et le personnage de ses œuvres. Or, dans La Place et Une Femme elle évoque surtout la vie de ses parents, ce sont eux sur qui l’auteur concentre son attention. Ainsi ses œuvres ne remplissent pas les critères de la définition de l’autobiographie de Philippe Lejeune, parce que l’écrivain ne met pas en évidence sa vie individuelle.

Annie Ernaux écrit ses livres à la première personne du singulier, mais elle déclare :

« je sors de l’autobiographie [...] le “je’’ de mon œuvre est collectif »37. Elle utilise le

« je » comme un moyen pour retrouver des vérités collectives ce qui fait la différence entre « l’écriture plate » et l’autobiographie. Annie Ernaux explique que son « je » et un « je transpersonnel »38 qui échappe à l’individualité et ainsi ses mots pourraient être également ceux de quelqu’un d’autre. Elle dit : « Je crois que j’écris parce que je ressemble à tout le monde. C’est la partie de moi qui ressemble à tout le monde qui

35 LEJEUNE, Philippe, Le Pacte autobiographique, Paris, Seuil, 1975, p. 14.

36 ERNAUX, Annie, L’Écriture comme un couteau, op. cit., p. 21.

37 CHARPENTIER, Isabelle, « “Quelque part entre la littérature, la sociologie et l’histoire...” », op. cit., p. 3 (Isabelle Charpentier cite l’entretien avec l’auteur du mars 1992).

38 Selon le titre de l’article d’Annie Ernaux: « Vers un je transpersonnel » , op. cit., p. 221.

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Mes livres répond certes, au désir personnel que j’avais de faire entrer mes parents dans la littérature. Mais avec eux, c’est aussi toute une classe sociale que j’emmène.

*…+ Je pense – et c’est une de mes raisons d’écrire – que dans le destin individuel est contenu le social. C’est le social qui prime dans l’individu.41

Mais nous rencontrons dans ces récits autosociobiographiques aussi des pronoms

« on » et « nous » qui ne nous rappellent pas seulement le sens collectif de ces œuvres, mais aussi la cohésion de la famille qu’Annie Ernaux éprouve. Elle dit : « Je dis souvent “nous” maintenant, parce que j’ai longtemps pensé de cette façon et je ne sais pas quand j’ai cessé de le faire. » (P, p. 61) et elle parle de la vie de son père comme « d’une existence qu’[elle a] aussi partagée » (P, p. 24). Le pronom « nous » fait le lien évident entre la biographie et l’autobiographie. Voilà quelques exemples :

La Place :

A douze ans, il se trouvait dans la classe du certificat. Mon grand-père l’a retiré de l’école pour le placer dans la même ferme que lui. On ne pouvait pas le nourrir à rien faire. « On n’y pensait pas, c’était pour tout le monde pareil. » (P, pp. 29-30)

Simplement parce que ces mots et ces phrases disent les limites et la couleur du monde où vécut mon père, où j’ai vécu aussi. Et l’on n’y prenait jamais un mot pour un autre. (P, p. 46)

Un jour, il fait déjà noir, à l’étalage d’une petite fenêtre, la seule éclairée dans la rue, brillent des bonbons roses, ovales, poudrés de blanc, dans des sachets de cellophane.

On n’y avait pas droit, il fallait des tickets. (P, p. 51)

Les cabinets étaient enfin dans la cour. On vivait enfin au bon air. (P, p. 52)

Parce que ces façons de vivre étaient à nous, un bonheur même, mais aussi les barrières humiliantes de notre condition (conscience que « ce n’est pas assez bien chez nous »), je voudrais dire à la fois le bonheur et l’aliénation. (P, pp. 54-55)

39 CHARPENTIER, Isabelle, « “Quelque part entre la littérature, la sociologie et l’histoire...” », op. cit., p. 3 (Isabelle Charpentier cite l’entretien avec l’auteur du mars 1992).

40 SAVEAN, Marie-France, La Place et Une Femme d’Annie Ernaux, op. cit., p. 21.

41 CHARPENTIER, Isabelle, « “Quelque part entre la littérature, la sociologie et l’histoire...” », op. cit., p. 8.

21 Honte d’ignorer ce qu’on aurait forcément su si nous n’avions pas été ce que nous étions, c’est-à-dire inférieurs. Obsession : Qu’est-ce qu’on va penser de nous ? (P, pp.

60-61)

On ne savait pas se parler entre nous autrement que d’une manière râleuse. Le ton poli réservé aux étrangers. (P, p. 71)

L’une de ses réflexions fréquentes à propos des gens riches, « on les vaut bien ». (F, p. 32)

On ne parlait de la sexualité que sur le mode de la grivoiserie interdite aux « jeunes oreilles » ou du jugement social, avoir bonne ou mauvaise conduite. (F, p. 60)

Entre nous, la gentillesse, presque la timidité de ceux qui ne vivent plus ensemble.

(F, p. 67)

La Honte :

Il y avait une période de silence, où une voix chuchotait juste « on entendrait une mouche voler » puis une explosion de cris, des phrases confuses. (H, p. 20)

En juin 52, je ne suis jamais sortie du territoire qu’on nomme d’une façon vague mais comprises de tous, par chez nous, le pays de Caux, sur la rive droite de la Seine, entre Le Havre et Rouen. (H, p. 42)

Croyance générale qu’on ne peut aller quelque part sans connaître et admiration profonde pour ceux ou celles qui n’ont pas peur d’aller partout. (H, p. 43)

Le centre, c’est là où l’on ne va pas faire ses courses en chaussons ou en bleu de travail. (H, p. 48)

Descendre du centre-ville au quartier du Clos-des-Parts, puis la Corderie, c’est encore glisser d’un espace où l’on parle bien français à celui où l’on parle mal... (H, p. 57)

On évaluait les personnes en fonction de leur sociabilité. Il fallait être simple, franc et poli. (H, p. 68)

On ne pouvait pardonner à ceux qui niaient l’existence des autres en ne regardant personne. (H, p. 70)

Le pire dans la honte, c’est qu’on croit être seul à la ressentir. (H, p. 116)

22 Nous voyons bien que La Place, Une Femme et La Honte, les œuvres tout à fait originales, se trouvent à la frontière de l’autobiographie et de la biographie en décrivant la vie quotidienne des parents de point de vue de leur fille. Mais il faut ajouter qu’Annie Ernaux saisit aussi l’histoire de ses parents avant sa naissance et la narration de cette période-là n’est pas donc fondée sur ses propres souvenirs, mais sur les souvenirs de sa mère qu’elle nous passe. Annie Ernaux nous raconte par exemple que ses parents avaient déjà une fille qui est morte de la diphtérie avant qu’elle naisse. « Ma mère racontait en s’essuyant les yeux avec un chiffon sorti de sa blouse, “elle est morte à sept ans, comme une petite sainte. ” » (P, p. 47) Cet événement a beaucoup influencé la vie de l’auteur, parce qu’il se sent toujours comme « un produit de remplacement »42, ainsi que sa production littéraire où se trouvent de nombreux thèmes de la mort. Elle dit : « Je suis née parce que ma sœur est morte, je l’ai remplacée. Je n’ai donc pas de moi. »43

Le constat des faits sans les émotions et « la distance objectivante » sont d’autres aspects de « l’écriture plate ». Au début du livre La Place Annie Ernaux parle de la mort de son père. Il s’agit sans doute des souvenirs très douloureux, mais l’écrivain n’éprouve aucun sentiment. « Mon père est mort deux mois après, un jour pour jour.

Il avait soixante-sept ans et tenait avec ma mère un café-alimentation [...] » (P, p. 13).

Pareillement, elle décrit avec sécheresse le décès de sa mère dans le livre Une Femme :

Ma mère est morte le lundi 7 avril à la maison de retraite de l’hôpital de Pontoise où je l’avais placée il y a deux ans. L’infirmier a dit au téléphone : « Votre mère s’est éteinte ce matin, après son petit déjeuner. » Il était environ dix heures. (F, p. 11) Elle s’efforce de la « froideur apparente »44, c’est pourquoi elle remplace maman par ma mère. Elle avoue honnêtement : « J’essaie de décrire et d’expliquer comme il s’agissait d’une autre mère et d’une fille qui ne serait pas moi. Ainsi, j’écris de la manière la plus neutre possible [...] » (F, p. 62) Annie Ernaux conserve avec conscience l’objectivité et la voix neutre dans ses œuvres pour ne pas verser dans les jugements,

42 JARRY, Johanne, « Une femme au cœur de l’écriture », op. cit., p. 16.

43 ERNAUX, Annie, Je ne suis pas sortie de ma nuit, Gallimard, Paris, 1997, p. 42.

44 SAVEAN, Marie-France, La Place et Une Femme d’Annie Ernaux, op.cit., p. 179.

23 méthodes de son écriture et de son but ce qui produit un effet de puzzle. « La Place se présente comme un texte très aéré, compte tenu à la fois des très nombreux paragraphes et des blancs de volumes variables qui les séparent. »46 Au fur et à mesure l’auteur nous présente le portrait du personnage ou plutôt « la mosaïque de la mémoire de la narratrice qui nous est donnée à lire »47. Cette « présentation fragmentaire »48 met au jour le mécanisme de la réminiscence d’un passé lointain de l’auteur et elle est un des traits qui caractérisent le journal. Parmi d’autres revient par exemple le dévoilement des choses intimes et la description du monde interne.

Le livre La Honte est consacré à l’aveu que l’auteur fait tout au début. Elle parle de la scène quand « [s]on père a voulu tuer [s]a mère. » (H, p. 13), ceci est la première phrase de l’œuvre. Annie Ernaux avoue : « J’écris cette scène pour la première fois.

Jusqu’à aujourd’hui, il me semblait impossible de le faire, même dans un journal intime. » (H, p. 16) Il est évident qu’elle ne cache rien devant le lecteur.

Quoique les textes La Place, Une Femme et La Honte portent quelques éléments caractéristiques communs avec le journal intime, Annie Ernaux elle-même déclare qu’elle n’a écrit que deux journaux intimes49 qui s’appellent Se Perdre et Je ne suis

45 SAVEAN, Marie-France, La Place et Une Femme d’Annie Ernaux, op. cit., p. 38.

45 SAVEAN, Marie-France, La Place et Une Femme d’Annie Ernaux, op. cit., p. 38.

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