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L’altération de la vive voix dans son transport technologique : un processus déjà effectif en radio.

II — L’économie de la voix numérique : champ concurrentiel élargi et altération artificielle.

C. DE LA RADIO À L’ASSISTANT VOCAL : LA DÉSINCARNATION DE LA VOIX COMME ENJEU TECHNOLOGIQUE.

1. L’altération de la vive voix dans son transport technologique : un processus déjà effectif en radio.

La voix, en tant que conjugaison des sonorités de nos tempéraments et d’un arbitraire du signe linguistique, incarne le déploiement d’une personnalité vers une altérité, celle du monde physique ou des autres membres de l’espèce humaine. « Faire entendre sa voix, babiller, parler, chanter, rire ou pleurer, c'est vivre en sujet dans le monde des hommes »153. Le transport de la voix dans un espace médiatique — en un mot, créer une médiation — instaure une distance, qui en altère les composantes émotionnelles, supposant un travail pour en restituer l’authenticité. Ce travail, nous en avons évoqué une partie avec les voix de radio. Il s’étend pourtant à toutes les narrations médiatiques. Les travaux de Luc Boltanski, sociologue et directeur d’études à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS), sur le mécanisme de la compassion154, qui ne peut se réaliser naturellement que dans une situation d’immédiateté avec la scène de souffrance source de sympathie, et suppose d’en restituer la proximité à des publics qui en sont éloignés lorsqu’ils en visionnent ou en écoutent le reportage télévisé ou radiophonique, sont un exemple. Dès que la voix n’est plus vive au sens strict du terme, c’est-à-dire que nous interagissons directement avec sa source, elle est altérée.

Ce phénomène est à l’œuvre en radio. Le travail radiophonique de l’oralité consiste à effacer la trace de son maniement de la matière vocale et sonore au cours du processus de création pour

Castarède, M.-F., La Voix et ses Sortilèges, éd. Les Belles Lettres, 2004, p.11.

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Boltanski, L., La Souffrance à Distance. Morale Humaine, Médias et Politique, éd. Métailié, 1993.

créer son effet d’authenticité. Le surgissement d’une erreur est maladroit (pour reprendre les termes d’Erving Goffman155) car il rappelle cette distance, ici réifiée par la rupture du contrat qui unit l’animateur radio à ses auditeurs. Ce travail de la distance insérée dans la voix lors de son transport technologique est présent dans plusieurs dimensions de la radio, qu’il s’agisse du discours de l’animateur que nous avons évoqué dans une précédente partie ou de la polyphonie d’une émission, incluant des allers-retours entre le studio et l’extérieur par le biais de duplex ou d’interventions téléphoniques. Patrick Charaudeau résume cette polyphonie, régie par la notion de maniement de la distance introduite par le transport technologique de la voix, de la manière suivante :

« La multiplication des conditions de prise de parole est due au développement des technologies de la communication. A l’émission en direct du studio, s’est ajoutée l’émission enregistrée, en différé, surtout depuis l’apparition du magnétophone au lendemain de la deuxième guerre mondiale ; le duplex permet de réunir dans la même émission des paroles prononcées dans des lieux éloignés de plusieurs milliers de kilomètres ; le couple radio-téléphone fut utilisé dans les émissions de jeux et ensuite dans d’autres types d’émission, il favorisa l’aspect communicationnel de la radio, qu’il s’agisse des émissions de Ménie Grégoire ou des émissions de nuit »156.

Outre cette dimension énonciative qui se réalise explicitement et en direct dans un programme, l’incorporation d’une distance est effective dès le travail de la matière sonore par les travailleurs du son, désignant par ce terme les réalisateurs, les régisseurs-monteurs et toute autre profession de radio maniant le son avec des outils techniques. Cet aspect est analysé par Pierre Schaeffer, qui a entre autres activités fondé le service de recherche de l’ORTF (Office de Radiodiffusion-Télévision Française) dans les années 1960, avec la notion de « dynéma ». Nous nous fions pour retranscrire cette théorie au texte de Fabien Le Tinnier157, de l’université de Lausanne, qui explique la théorie de Schaeffer en rassemblant trois textes de l’auteur (son Essai sur

la radio et le cinéma, la retranscription de l’une de ses conférences intitulée « Le Laboureur et ses

Enfants », et « L’Art et les Machines ») pour plus de clarté.

Le chercheur entreprend de qualifier les « transformations » que subit la voix « entre la prise de son et sa diffusion, d’une façon précise entre la diffusion initiale fournie par le microphone et la

Goffman, E., « Radio Talk », in Forms of Talk, éd. University of Pennsylvania Press, 1981, p.320.

155

Charaudeau, P., « Introduction : Problèmes d’Analyse des Médias », in Charaudeau, P., (dir.), Aspects du Discours

156

Radiophonique, éd. Didier Érudition, 1984, p.13.

Le Tinnier, F., « Dynamique de la voix enregistrée selon Pierre Schaeffer (1941-1963) », in Entrelacs, 2014.

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modulation finale envoyée à l’émetteur [ici l’objet technique] ». Le « dynéma » est l’équivalent du cinéma pour ce qu’il nomme les « objets sonores » (rassemblant la voix, la musique et les bruits), au sein duquel le matériau vocal est transformé à chacune des étapes qui le composent (allant de son enregistrement à sa diffusion à l’auditeur). Pierre Schaeffer distingue deux transformations simultanées des objets sonores : l’une « intensive » et l’autre « de caractère ». La première désigne les modulations de hauteur de fréquence sonore et de profondeur, notamment exprimées en termes de focalisation et de volume, de la voix. La seconde transformation est « statique » lorsqu’elle concerne une émission diffusée en direct, sur laquelle les modulations du technicien ne peuvent être que minimes ; elle est « dynamique » lorsque l’émission est enregistrée, car les modulations potentiellement réalisables sont bien plus nombreuses. C’est pour ces émissions enregistrées qu’entre en jeu la notion de « dynéma », car le « caractère dynamique, lui, non seulement autorise mais requiert généralement le montage, le mixage et l’art de l’ellipse, à la manière d’un monteur de cinéma qui colle et raccorde les plans entre eux pour ainsi constituer l’œuvre d’art »158. Dans le cadre d’un contenu « dynamique » sur lequel le technicien peut déployer la totalité de son art radiophonique, cinq types de transformations de la voix, émanation du corps, sont effectuées : la prise de son avec le microphone, l’enregistrement avec les technologies de phonographie, le mixage et le montage, la diffusion, puis la réception. Le mixage et le montage constituent ce que Schaeffer nomme le « dynamophone », qui constitue l’altération majeure de la voix. Le technicien privilégie en effet les éléments de sens « au détriment du reste des composantes de la voix exprimée (ex : le bruit alentour, la musicalité de l’élocution, le grain, la hauteur, etc.) »159. Le message ainsi créé est d’un « genre nouveau »160, qui n’appartient plus à la vive voix.

Le travail de la voix en radio, au-delà de ses aspects énonciatifs, a par conséquent une dimension technique qui en altère les qualités puisque sont privilégiés les éléments de sens linguistiques aux sonorités dont le référent est sensible, et qui communiquent elles aussi un message (qu’Iván Fónagy interprète comme un second encodage du code langagier). Comme l’indique le type de transformation que désigne Schaeffer, le « caractère » de la voix de radio n’est plus celui de la vive voix. Cette altération ne doit pas être entendue sous un angle qualitatif. Nous l’avons vu, la radio produit de nombreux effets chez ses auditeurs (d’intimité, de communauté, de réel et d’imaginaire ou d’évocation) que nous avons rassemblés sous le terme d’authenticité, accentués par

ibid. 158 ibid. 159 ibid. 160

un dispositif acousmatique. Il s’agit davantage d’un changement d’espace d’expression pour la voix, qui en transforme les propriétés. La voix de l’animateur se déploie dans un contexte radiophonique, tout comme la voix d’un chanteur enregistrée sur un CD sera enveloppée d’un certain travail du son en studio, qui lui confère des effets particuliers, que nous pensons comme une couche de sens supplémentaire. Pour illustrer notre propos, nous citerons Greil Marcus, critique musical américain, décrivant un enregistrement de « Last Kind Word Blues » chanté par Geeshie Wiley161. Les forts grésillements qui accompagnent le chant sur la bande, provenant de l’état des techniques d’enregistrement des années 1930, créent selon lui un langage à part entière — un « contexte sonore », condition et réalisation de l’œuvre :

« “Last Kind Word Blues”, comme l’a dit un auteur, “repose sur une couche de grésillements”. Mais ce n’est pas un simple bruit de fond. La différence réside dans le fait que ces grésillements, le murmure de la rivière Milwaukee, sont désormais inséparables de la voix qui chante. Ils nimbent l’interprétation d’une aura de lointain, d’égarement, d’abandon qui tout entière lui appartient depuis le départ. Le bruit de fond — “qui donne l’impression que la chanson peut disparaître à tout moment” — génère un langage au sein duquel même le mot le plus clairement prononcé demeure ambigu dans son contexte sonore, et ce contexte lui-même n’est perceptible qu’à travers ce voile »162.

2. La voix artificielle réduite à un déterminisme technologique : la quête d’une

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