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Partie 3. (Quoi ?) Etudes de Cas

3. Al 'Araf : la chaîne de la gâtine

3.a. Ortolano Eterno

La chaîne de la gâtine est une lignée de textes qui ont en commun l'expression de la vie en perspective. Tous ces textes prennent du recul sur la vie, dans une perspective métaphysique également, parce que ce recul même consiste en un plongement de la conscience dans la mort et l'au-delà. Tous sont des revues de la vie, personnelle ou collective, et de tous il émerge une conscience du gâchis, du péché et de la rédemption.

Ici nous n'avons réuni que des prototypes saillants de ce thème, des textes qui l'ont incarné dans la mesure et le style de leur époque, avec une manière personnelle à l'auteur, mais bien selon un esprit universellement humain. Ces textes incarnent l'invariant de la gâtine avec une grande clarté qui en fait d'excellents objets d'étude, mais l'invariant de la gâtine peut se trouver prégnant dans de nombreuses autres oeuvres. Nous ne devons considérer cet essai que comme le linéament d'un réseau plus vaste.

The Kasidah of Haji Abdu el Yezdi est un exemple impeccable de l'incarnation du thème de la gâtine à l'époque Victorienne, et il l'est dans la manière la plus aboutie. Il réunit à la fois la grande diversité des cultures, des traditions et des hommes comme le fait Dante dans la Commedia, et l'exprime dans cette concision d'escrimeur qui fait le style et la terribilità de Burton. Comme son auteur l'avait expliqué en exergue et comme nous l'avons vu aux chapitres précédents, il lui importe de considérer le développement de soi "avec une due considération pour les autres" ce qui donne au poème sa puissante expression chorale.

D'autres poèmes procèdent d'un tour d'horizon et de la mise en perspective de l'Humanité de cette manière : le Testament de Villon par exemple : "voyez l'état divers d'entre eux". Le Voyage est animé du même sujet : "et les moins fous, hardis amants de la démence". Dans Anabase Saint-John Perse exprime aussi bien la multitude - comme Victor Hugo dans la Légende des Siècles - même si elle est rapportée au lyrisme d'un seul : "l'étranger", narrateur détaché de son poème épique. Baudelaire, contrairement à Poe, invoque la multitude d'une manière qu'il tire peut-être de Villon, et qui donne une perspective profondément humaniste

176 à son expérience personnelle, ainsi que Sartre l'avait bien compris dans ses critiques. Cette manière va suffisamment influencer Eliot pour se ressentir dans le Waste Land. Mais le poème qui fait preuve de la plus grande abnégation - dans le sens de la négation du soi - reste celui de Burton, parce qu'il atteint à un humanisme universel, au delà des cultures et des traditions. Le mot même "Je", "I", n'y est jamais employé que comme observation, à la troisième personne, comme sujet de réflexion mais pas comme sujet de l'expression subjective c'est à dire que le "Je" est systématiquement détaché dans The Kasidah. Burton marque cependant la présence du poète par le "methink" (il me semble) personnel, et sa Qasîda qui commence dans le lyrisme ("il parvient dolent à mon oreille en feu") est un voyage parmi toute l'humanité, par amour pour elle.

Pour poursuivre les réflexions du chapitre précédent notons aussi que cet amour pour l'Humanité toute entière démarque considérablement The Kasidah du Bateau Ivre et du Canto Notturno. Comme nous l'avons vu la souffrance qu'exprime Leopardi dans le Canto Notturno, même si elle concerne une tierce personne, n'est qu'une projection de peurs et de souffrances personnelles plutôt que l'expression de l'empathie de l'auteur. Dante dans la Commedia essaye de suspendre son jugement, mais ses abondantes concessions à la bien-pensance contemporaine font parfois de son poème une construction froidement socio-légale dans laquelle le poète n'ose guère prendre de risque vis-à-vis des convenances de son temps. Il en est ainsi quand il place d'une façon indiscriminée tous les païens dans l'Enfer, ainsi que Mahomet auquel il réserve un sort atroce encore par convention et par concession à la bien-pensance inquisitrice de son époque, elle-même atrocement violente.

Baudelaire, lui, qui n'a pas le statut social de Dante de son vivant, ne juge pas sans se juger lui-même au fond, ce qui donne selon-nous à son Voyage une profondeur spirituelle supérieure à celle de l'Enfer de Dante. Ce que Baudelaire approche ce n'est pas la distinction d'avec les autres, mais l'incorporation de leur âme, de leur être, de leur expérience dans la conscience de la totalité. En cela il se rapproche davantage de Burton que Dante, et Burton, avant Byron, doit être considéré comme le poète britannique le plus proche de Baudelaire.

Quand Baudelaire chante le dégoût, la bêtise ou la méchanceté, il chante la part obscure de son âme. Burton atteindra à une plus grande maitrise encore, dans cet art puissamment poétique de la suspension du jugement, qu'il établit en principe du poème. Or cette suspension du jugement, il est compréhensible que des poètes socialement reconnus comme Dante et Victor Hugo n'aient pas su l'exprimer avec autant de verve que ces rebelles que furent Burton, Villon ou Baudelaire. Même si Dante fait preuve encore d'une certaine audace en utilisant la langue vulgaire déjà, c'est d'abord à des générations de troubadours et, en Italie par exemple, à Saint Francois en particulier, qu'il doit de pouvoir l'utiliser somme toute aussi facilement en son temps.

Nous avons souvent vu que la suspension du jugement est un thème récurrent chez Eliot, de la Love Song jusqu'aux Four Quartets, ainsi qu'il l'est chez Burton et chez Baudelaire ; il est d'ailleurs un invariant connu des soufis. Dans le Waste Land par exemple Eliot ne juge pas mais voyage, observe, déplore, puis enfin se relève. Il est ainsi tout proche de cet état des esprits "tendus comme des toiles" que décrit Baudelaire : "comme un patient, sous éther, sur une table".

Déplorer puis accepter et aller de l'avant, c'est le thème même de la gâtine, parce que son expression poétique est invariablement Commedia, c'est à dire qu'elle finit bien, ou parfois plus subtilement qu'elle est plongée dans la perspective d'une fin heureuse, voir qu'elle invite le lecteur à la considérer par lui-même. A l'image de l'histoire de Fatima, la faiseuse de tente,

177 il est affirmé que tout malheur ne saurait qu'être temporaire, c'est à dire mortel, alors que le bonheur final est permanent et éternel. Il est également affirmé un principe profond qui charge l'invariant de la gâtine d'un espoir universel : la fonction essentielle de l'Humanité est d'être heureuse, autant que c'est la fonction de la coupe que de contenir une boisson, ou la fonction du puits que de donner de l'eau. Il est affirmé clairement que la raison d'être de l'Humanité est le bonheur.

Il ressort cependant d'un effort mental pour, ainsi que le recommandait Chilon de Sparte en exhortant ses élèves à "considérer la fin" ou Jésus de Nazareth en jugeant l'arbre à ses fruits, voir le bonheur final au delà de la douleur immédiate. Or l'art d'inviter activement la conscience à produire un effort pour comprendre son sujet est une marque du modernisme au 20ème siècle, comme la Fontaine de Marcel Duchamp ou les Gluts de Raoul Rauschenberg ne peuvent être reçus sans que l'observateur ne fasse l'effort d'aller vers eux et d'y mêler sa propre conscience. Cependant, au delà de la ligne imaginaire qui définit le modernisme, les histoires-enseignement soufies ont toujours procédé de cet art, puisqu'elles invitent le derviche non pas à recevoir l'histoire passivement mais à la mettre en perspective. C'est exactement de cette manière que Burton écrit sa qasîda, et il en fait ce commentaire sans ambiguïté : il est une pratique naturelle chez le maitre soufi que de poser des questions sans en donner jamais la réponse à l'élève. The Kasidah of Haji Abdu el Yezdi est à ce titre un grand poème de conscience.

Si toutes les oeuvres qui ont exprimé le thème de la gâtine ont toutes abondamment recouru à la perspective littéraire, c'est que cette technique entre bien en résonance avec son sujet : la contemplation de la trace des hommes, individuelle ou collective. Prenons Al Aaraaf : "we pause'd before the heritage of men", une invitation à prendre du recul sur le destin de l'humanité un recul qui est pris depuis l'Araf, c'est à dire un faisceau entre le Paradis et l'Enfer. Le thème de la gâtine est parfaitement résumé par l'ortolano eterno, que Burton discute dans ses notes. Il s'agit de l'histoire qui relie la présence de l'homme dans son jardin, sa déchéance dans son jardin, sa mort dans son jardin, sa renaissance dans son jardin. L'ortolano eterno est un profond thème commun au Waste Land et la Kasidah. Le poème d'Eliot s'ouvre par la mort et précisément la mise en terre (humatus est in horto) et se termine par la perspective de la renaissance. Cette renaissance vient chez Eliot de l'abandon, de l'épuisement des désirs et en particulier de la conscience qui cesse de projeter des désirs immatures sur la terre, jardin commun de l'humanité.

Nous avons rappelé que l'aménagement de la terre est un thème essentiel dans Anabase : "de grands écobuages vus du large" comme il en va de l'interaction terre-conscience chez Baudelaire, dont la vie et l'oeuvre enseignent que l'enfer et le ciel sont au fond des mondes intérieurs de l'être humain qui les emporte avec lui partout où il va. C'est, nous l'avons vu également, le même point de vue qu'Emily Dickinson par exemple.

C'est aussi très exactement cette méditation, celle d'un enfer portatif, que Ridley Scott fait considérer à Christophe Colomb dans 1492, qui exprime très bien l'invariant de la gâtine dans le cinéma. Arrivant au Nouveau Monde, Christophe Colomb en décrit les habitants comme des hommes qui n'auraient jamais étés bannis du jardin d'Eden. Pourtant peu de temps après l'arrivée des premiers colons, ce rêve de renouveau est déjà brisé parce que les hommes y ont apporté leur enfer avec eux.

Que le thème de la gâtine soit aussi profond dans l'humanité est aussi parfaitement compris par Burton quand il définit son poème comme un "Lai de la Loi Supérieure". Ainsi culmine la motivation de ses distiques au neuvième chant : la loi supérieure de la vie, c'est de rechercher

178 le vrai et de faire plaisir à son coeur. C'est en ne suivant pas cette loi que l'homme va gâcher sa vie et sa terre, mais c'est en gâtant sa vie et sa terre que l'homme va finalement apprendre à respecter cette loi plus qu'aucune autre, parce qu'il y a plus de connaissance dans le péché suivi de la rédemption que dans l'innocence initiale.

La peur de gâter l'existence se trouve donc au delà des cultures, mais d'une façon fascinante elle n'existe que dans les sociétés urbanisées. Cette conscience en effet trouve son identité dans l'urbanisme, qui est partout associé à la fois à un meilleur niveau de vie, à une plus grande richesse individuelle et collective, à une mortalité infantile plus réduite, et donc in fine à ce que Seamus Heaney décrit comme le fait que l'on considère la mort comme "non naturelle" ce qui en fait le lieu propice à d'innombrables maladies de la conscience car l'ego qui ne considère plus la mort est fondamentalement un ego malade.

Dans les cultures natives et aborigènes en effet, l'invariant de la gâtine est rare ou inexistant parce que les natifs ne gâtent pas la terre. Nous devons par exemple considérer la civilisation Rapa Nui de l'ïle de Pâques, qui a gâté sa terre d'une façon aussi célèbre et éloquente pour nous autres citoyens du 21ème siècle, comme une civilisation clairement urbaine et industrieuse, qui produisait au delà de ses besoins et d'une façon non durable de toute évidence.

Or si certains natifs descendent de civilisations urbaines comme c'est souvent le cas en Amérique du Sud, il se peut que l'on retrouve ce mythe dans leur tradition orale, mais chez par exemple les aborigènes d'Australie, il ne faudrait pas confondre le mythe du Temps du Rêve (Tjukurpa en langage Anangu) avec le thème de la destruction et de la résurrection des civilisations. L'invariant de la gâtine porte la préoccupation d'un salut cosmique et personnel que la révolution industrielle va amener à de nouveaux sommets expressifs. Burton publiera son poème au faîte de l'ère Victorienne, Eliot publiera le Waste Land à l'apogée de l'Empire Britannique, et le dernier de ses Four Quartets au coeur de la deuxième guerre mondiale.

3.b. La septième Sourate

La septième sourate, Al 'Araf, est pour nous le prototype le plus pur de l'invariant de la gâtine. Elle met la conscience universelle en perspective. Ce faisant elle agrandit la conscience du lecteur et travaille donc sa magnanimité en l'invitant à s'élever vers ce qui transcende la vie et la mort des civilisations, le temps et l'espace. Elle porte également le principe de l'ortolano eterno, puiqu'elle décrit l'Homme comme vicaire (khalifa) de Dieu sur terre. Or ce thème, nous l'avons vu, représente la narration universelle. Tout récit est un courant de conscience, et l'agrandissement de la conscience est la seule chose qui permet de distinguer son avant de son après.

Egalement dans le soufisme, puisque tous les maîtres déclarent que le temps n'existe pas, c'est l'éducation de la conscience qui définit le temps, et en cela l'âme est seule maîtresse du temps et non le temps maître de l'âme. L'éducation de la conscience est le but transcendant de tous les récits, de toutes les philosophies, de tous les poèmes, et elle construit le temps.

179 7 :25 "Vous y vivrez et vous y mourrez, et vous en sortirez un jour" (Kazimirksi), ce qui est une définition du thème de l'ortolano eterno, et de la sortie du Samsara chez les bouddhistes

La sourate Al 'Araf décrit donc l'invariant adamique de l'interaction Homme-Terre. Elle décrit le désir d'Iblis de profaner l'Humain, ce qui le définit par rapport à l'Humanité dans le Coran (le Diable en Islam est l'être qui essaiera de profaner l'Humain aussi longtemps qu'il existera) mais également le fait que l'Humain se profanera lui-même. Ainsi la profanation de la terre et la profanation du soi sont mêlées, comme Adam est fait de terre. La terre elle-même est purificatrice en Islam, puisqu'elle peut, à défaut d'eau, être utilisée pour effectuer les ablutions rituelles avant la prière. La mise en terre de la dépouille mortuaire, le retour de la chair à la terre donc, est en soi une purification. Homo Humatus est in Horto...

Le mot 'Araf partage la même étymologie qu'Arafat, la "Sainte Colline d'Allah" (le Mont Arafat près de la Mecque) que Burton invoque dans son premier chant. Il souligne que c'est là le lot de toute l'Humanité, à passer entre des visions du berceau et du tombeau, par des visions de cette colline. Le thème appartient au champ lexical du pélerinage, puisque The Kasidah est le chant d'un pélerin, mais revêt une signification plus subtile. Par ailleurs James Joyce évoquera le Mont Arafat dans Finnegan's wake, une oeuvre qui comme La Jeune Parque de Valéry cherche à décrire le changement de la conscience à travers une nuit. Dès 1954 James Atherton consacrait une étude à l'Islam et le Coran dans Finnegan's wake452 dans laquelle il démontrait que "Joyce avait étudié le Coran en détail". Les hauteurs (Al 'Araf) peuvent aussi être vues comme les murs du Jardin Muré de la Vérité chez Hakim Sana'I.

On retrouve aussi dans la septième sourate le thème qu'utilise Eliot dans les Choruses from The Rock. Ce bas-monde, "The Rock", est un lieu où le péché se transmet de générations en générations. Or Al 'Araf décrit la transmission des "turpitudes" (Kazimirski) par mimétisme de génération en génération

7 : 28 Quand les pervers ont commis quelque turpitude, ils disent : Nous l’avons vu pratiquer par nos pères, c’est Dieu qui le commande. Dis-leur : Dieu n’ordonne point d’action infâme ; allez-vous dire de Dieu ce que vous ne savez pas ?

Ainsi dans la sourate les péchés du père sont-ils clairement le fardeau du fils. Les prophètes sont dans les religions abrahamiques des revivificateurs de la religion qui s'opposent systématiquement aux fausses traditions que leurs pères, les générations précédentes, ont établies en pratiques sacrées alors qu'elles ne sont que les dégénérescences de la spiritualité adamique. Cela est bien représenté par l'image de Jésus dans les Evangiles par exemple, mais semble être plus génériquement un leitmotiv de l'histoire de l'Humanité. Il y a donc des

452 Atherton, James Stephen 1954 Islam and the Koran in Finnegan’s Wake. Comparative Literature 6(3) : 240– 255.

180 générations qui ont gâché la terre et qui ont imposé à leurs enfants d'en faire autant, érigeant le vice en vertu. Burton met en garde contre cette notion de bien coutumier, qui paraît ancienne et immuable parce qu'elle dépasse la mémoire d'un homme de quelques générations seulement, mais qui détruit l'Humanité par conservatisme : ce que le commun des mortels appelle bien ou mal a en réalité changé plusieurs fois selon les lieux et les époques, et à travers les temps chaque Vice a porté la couronne de la Vertu et inversement. Aujourd'hui par exemple à travers notre finance qui est profondément malade, l'égoïsme et l'avarice sont récompensés d'une façon très ostentatoire par nos sociétés, de sorte que des vices sont clairement érigés en vertus.

La lecture même du Coran possède nous le savons plusieurs niveaux de lecture, et il y aurait énormément à consacrer en particulier à une interprétation matriarcale du Coran, puisque la plupart des sourates invoquent justement Le "Matriciant", Al Rahman (également : le Miséricordieux). La racine ram en hébreu est la même que celle du mot vagin, qui est lui-même explicitement appelé "Yin Dao" en chinois c'est à dire "la voie du Yin". Le passage de la tradition musulmane d'un équilibre subtil entre principe féminin et masculin à l'hyper-patriarcat d'aujourd'hui qui vénère la violence, la vengeance et le meurtre est une des turpitudes que dénonce le vingt-huitième verset de la septième sourate. Or il relève de l'invariant de la gâtine d'une part parce qu'il s'agit du gâchis d'une tradition initiale, mais aussi parce que le principe de domination de la terre et de la nature est proprement patriarcal sur le plan anthropologique.

Les valeurs matriarcales abondent dans le Coran, qui place donc la miséricorde et le pardon au faîte de la foi musulmane. Or elles ont justement été occultées de générations en générations par ces "pères" que critique le vingt-huitième verset de la septième sourate. La crise de l'Islam moderne, et en fait de toutes les religions abrahamiques en notre temps, est fondamentalement une crise patriarcale, c'est à dire l'adoration des valeurs de destruction, de mort, de violence, de domination, de conservatisme, et de vengeance et l'occultation des

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