Je crois quela
Femme
nue estl'œuvre la plus complète, laplus harmonieuse etla plusbelle que M. HenryBataille ait écrite. Sa beauté essentiellevient de sasimplicité... Tout à l'heure,quandj'enexposerailesujet,sansdoutele jugerez-vousbanal.Un homme
épousela compagnedesesmauvais jours, puisil se lasse d'elle, il aime une autrefemme
et quitte pourcelle-cisafidèle associée...Y
a-t-ilriendemoins originalqu'unetelleaventure ?... Pourtantelle nous a pro-fondémentattachéset émus. Et cela, c'est le triomphe de l'auteur.Ilnedoit sonsuccès ni aux complications de Tinirigue, ni àlasurprisedes coups dethéâtre, ni à l'emploi despetits
moyens
scéniques, niau scintillementartificiel du dialogue;ille tire uniquement de la sincérité des sentiments, de la véritédescaractères, etde la pitié tendre et tragique dont sapièce est imprégnée...
En
l'écoutant, nousavions la sen-sationmême
dela vie,mais dela vie observéeparunartiste, parun poète, en qui s'unissent à un degré rare la lucidité psychologique etla sensibilité... Il semble que, cette fois,M. Henry Bataille se soit dépouillé de ses défauts pour ne laissers'épanouir quesesdons mer\^eilleux.
Point desubtilités paradoxalesou d'obscurités
— comme
danslaMarchenuptialeet Poliche. L'ouvrageest clair, direct.
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55—
développé selon lalarge méthodeclassique... Ilest sain (en-tendez: exemptdetoute inquiétude maladive). Lesquelques imperfectionsqu'onypeutrelever visentl'accessoire et non
leprincipal.Jeseraistenté de le qualifier de chef-d'œuvre,
s'iln'étaittéméraired'userd'un pareil termeetde devancer l'opinion de l'avenir... Il y a cependant un signe quine trompe pas : le petit frisson qui à de certaines minutes se
communique
aupublicet luidonnelacertitudequ'une chose profondeetdéfinitive a étédite... Plusieursfois, l'autre soir, ce frisson révélateurnous a secoués...Nuln'excelle
comme M.
Bataille à saisir l'insaisissable, à fixer les nuances fugitives, les complexités de l'atmosphère oùse meuvent ses personnages... L'auteurde laFemme
nue estunvoyant... Ily a toujoursun prolongement à ce qu'il écrit ; etce qu'iln'exprimepasformellement,illesuggère...On
sentait que c'était le fonds, le tréfonds d'un faiblecœur humain
endétressequiluimontait aux lèvres. Et tous nos cœurs tressaillirent... Ici, vraiment,M,
Henry Batailleestarrivé à l'absolue beauté ; il fait toucherdu doigt l'éter-nelle misèrede l'amour, du terrible combat où les adver-sairessont inégalement armés,oùtoujoursse mesurent deux égoïsmes.
JamaisM. Henry Bataille ne nous avait si intimement touchés ; jamais il n'avait si purement mis en valeur les noblesqualités quilui sont propres. Ilest poète, et par l'ex-trêmedélicatessedesasensibilité, etparlecharme duverbe.
Ilpétrit d'une main fine et savante ses personnages ; sous sacaresse légère, ilss'animent, ils respirent ; sans appuyer,
illes creuse jusqu'au tuf; sa lame d'acier aiguë et flexible lesdissèqueetne leur ôte pas les grâces ondoyantes dela vie
; pareil, encela, àGabrield'Annunzio, il a des images délicieuses quise graventdansl'esprit et ne s'effacent plus.
{Le Temps. 2 Mars1908.)
- 56
-De M. Nozière
(Poliche).M.
Henry
Bataille— comme
Racine etcomme
Georges de Porto-Riche—
nous montre des humains asservis à l'amour. Qu'importeaumalheureuxEsvoanik quecelle qu'il adore soitunelépreuse, et qu'elle luiaitdonnésonmal?Tan-dis quelesprêtres l'entraînent vers la blanche maison dans laquelleilseraenferméjusqu'à samort,tandisqueson père et sa mère sanglotent, c'est la blonde Aliette qu'il appelle ;
c'està sescheveux blondsqu'il songe et à ses bras cares-sants. Dans l'Enchantement, uneadolescente haitsoudain la
grande sœurqui l'a élevée : cette sœura épousé l'homme que, secrètement, aimait la cadette et bientôt les années de tendresseet d'affectionsont oubliées : iln'ya plus quedeux
femmes
qui se disputent âprementsauvagement unhomme.
Dans
Toti Sang, lajalousie lance l'un contre l'autre deuxfrères.
Maman
Colibri oubliesesdevoirs,sonmari,sesgrandsfils poursuivreun gamin qui ne tarderapas à l'abandonner.
Lapetiteprovinciale qui,danslaMarche Nuptiale, a quittéla respectabledemeuredeses parents pour suivre son profes-seurdepiano, reconnaît qu'elle s'est donnéeà unêtre indi-gned'elle et elle se tue. Cette toute-puissancede la passion, c'est lesouci de M. Henry Bataille. Chacune de ses pièces étudie un casavec uneminutieuseattention. Mais il ala fa-culté de généraliser : derrière le Breton lépreux, la vierge perverse, les frères ennemis, l'épouse
mûre
qu'affole la jeu-nesse, la provinciale en mal d'idéal, nous apercevons des typesétemelset douloureux. La psychologie deM.
Bataille est si exacte et son émotion si sincère que ces héros, bien qu'exceptionnels, représentent pour nous les souffrances quotidiennes del'humanité.S'il choisit des situations rares, des caractères peu com-muns, desmilieuxqui nenoussont pas habituels,c'estqu'ils sont particulièrement favorables aux ravages de la passion.
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57-Un
liomme quimené
une existence paisible, qui est doué d'un•rganisme sain, qui vitdansuneatmosphère puren'est certes pas à l'abri de la maladie. Mais il ne présentera sans doute point ces complicationsviolentes quiséduisent le mé-decin.De même,
l'auteurdramatique, qui examine curieu-sement les troublesde l'âme etdela chair, recherche néces-sairement l'e-KCcptionnel, le cas. Cecine veut pas dire qu'il créedesmonstres auxquels nous nesaurionsnousintéresser,il nousprésente seulement des personnages d'une intensité supérieure.
C'est ce qu'a fait Racine.
Nous
ne rencontrons guère, dans lessalons,desjeunesfillesaussifarouchesqu'Hermione, desfemmes
aussi féroces que Roxanc, des épouses que l'amour rend follescomme
Phèdre. Cependant, nous recon-naissons sans effort que ces héroïnes sont vraisemblables.C'est qu'elles ont vécu dansdes temps fabuleux ou dans de lointains pays. M. Henry Bataille ne sait évoquer la cour de Pyrrhus, le sérail d'Amurat ou lademeure de Thésée : car nous n'admettonsplus qu'onnous peignenoscontemporains et nos compatriotes dans des décors de l'antiquité ou de l'Orient. Il est obligé decréer des milieuxétranges dans les-quelsla passion peut se développer librem.ent, mais qui ne sont pointfroids
comme
lespalais detragédie.Etvoici quecesfantoches qui nousétaientapparus dans le
décor factice et triste d'un restaurant endormi, deviennent des êtres vivants,tumultueux, cruels, sublimes. C'est qu'ils ont été secoués par la passion. Lesmasques sont arrachés, lesdéguisements tombent: voici des femmes qui se déchi-rent, voici un
homme
qui attend en souriantl'issue decette luttedontil est l'enjeu ; voici le personnage grotesque qui devient presquesurhumain. Cettesociété de fêtards un peu faisandés devfent primitive, violente, mélancolique.Nous
sommes
loin du restaurant qu'on couvre,pour l'hiver, d'un linceul; noussommes
loin, au^si, du boudoir aux rideaux-
58-bleus; la tristesse rêveuse de l'automne pénètre Poliche et Rosine. Ilssont naturels, douloureux et simples
comme
un jardinqui se fane,comme
une gare sous la pluie.Ce n'estpasseulement l'amourqui atransformécesêtres:
c'estl'âme poétique et subtiledeM.HenryBataille.Ilexcelle à découvrir sous la banalitédes aptitudesl'intérêt des
senti-mentsetsousledécorinsignifiantlecharmeintensedela vie.
Il aperçoit le tragique quotidien qui frissonne dans larue, dansunsalon, dans un caféde nuit. Dans une aventure
fu-tileil verse la fine émotion dont son
cœur
déborde. Il est vrai, il est sincère, il est profondet jamaisilneprêta àses personnages un langageplus simple. Il ne reculemême
pas devant les expressions argotiquescomme
s'il voulait nous rappelersouvent quecesmaîtressespourqui l'on souffresont de petitesbourgeoises assez vulgaires.Car satendresse n'est pas dénuéed'ironie etil semoquerait decesfemmes
si elles ne subissaient ni ne possédaient la divine puissance de l'amour.Je ne saurais direassez haut combien cette comédie m'a secoué etm'acharmé, M. Jules Claretie qui Tareçue,mérite de longs applaudissements.
(Gil Blas. II décembre 1906).