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Adaptation, mais renforcement des inégalités au sein de l’agriculture familiale 

Dans le haut delta, l’agriculture familiale s’est largement spécialisée depuis les années 1990 dans la riziculture en irrigation gravitaire, menée dans les casiers des grands périmètres (figure 5.9a ; photo 5.1, planche 6). Aménagés pour certains dès les années 1960, la plupart d’entre eux ont vu leur gestion transférée aux Unions hydrauliques à partir des années 1980. D’après nos enquêtes, chaque foyer nucléaire dispose en général aujourd’hui de 2 à 3 ha dans ces grands casiers, où deux campagnes de riz peuvent être conduites par an. Ces surfaces sont complétées par 0,5 à 1 ha dans les petits périmètres (périmètres irrigués villageois ou foyers) où les producteurs pratiquent une campagne de riz par an et souvent un peu de maraîchage (figure 5.9b et 5.9c). Les jeunes ménages les plus précaires n’ont souvent hérité que de 0,5 ha dans un grand périmètre dédié à la production de riz. Ils pratiquent plus largement le maraîchage (sur 0,5 ha) en louant une motopompe pour irriguer ensuite à la raie (figure 5.9d). À l’exception des Peuls souvent organisés en familles élargies et dont le troupeau collectif de 30 à 40 bovins peut être confié à l’un des jeunes membres de la fratrie, personne ne possède de ruminants.

Depuis les années 1990, les exploitations familiales côtoient des systèmes patro­ naux mis en œuvre par les agriculteurs suffisamment aisés pour avoir formulé des demandes d’allocations foncières dès cette époque et qui ont pu progressivement aménager des périmètres privés. Ces allocations foncières peuvent parfois s’étendre sur plusieurs dizaines d’hectares. Ces agriculteurs patronaux cèdent alors l’usage de la majorité de la surface à des investisseurs — riches urbains de Dakar, Rosso ou Richard Toll — qui réalisent à leurs frais l’aménagement de l’ensemble de la parcelle, et leur rétrocèdent ensuite en échange quelques hectares aménagés. Ces agriculteurs aisés, équipés d’une motopompe, possèdent ainsi aujourd’hui 4 à 5 ha situés aux deux tiers dans les grands périmètres ou dans les petits périmètres, ainsi qu’un périmètre privé dédié à la riziculture, où une campagne, souvent de contre­ saison, peut alors atteindre jusqu’à 20 ha.

Dans le bas delta, nos enquêtes montrent que les ménages les plus précaires (souvent jeunes) disposent de moins d’un hectare, d’une motopompe en copropriété et n’ont pas d’animaux. Plus des trois quarts de leurs cultures sont situés dans les grands péri­ mètres irrigués où ils alternent une année à deux campagnes de riz et une année de culture d’oignon (riz/riz//oignon). Le reste de leurs parcelles cultivées est pris en loca­ tion sur des terres de dunes dédiées à des cultures maraîchères de contre­saison peu

Ce document est la propriété exclusive de Hubert Cochet (hubert.cochet@agroparistech.fr) - lundi 04 février 2019 à 14h10

exigeantes en capital (aubergine, gombo et concombre). Leur récolte précoce joue un rôle clé dans le calendrier de trésorerie (système de production A ou SP A). Des ménages un peu plus âgés, équipés d’une motopompe et d’un pulvérisateur à dos mais toujours dépourvus d’élevage, sont à peine mieux lotis. Ils exploitent 1 à 1,2 ha en strict faire­valoir direct (SP B), avec toujours moins de la moitié de leur surface dédiée aux mêmes cultures maraîchères, plus risquées et plus gourmandes en trésorerie que le riz. Comparativement, le riz occupe donc une place importante de leur assolement. Le seul revenu agricole ne suffit pas à faire vivre ces familles, qui doivent s’orienter vers des activités salariées complémentaires pour dégager un revenu total par actif légèrement supérieur à celui des salariés agricoles de la région (figure 5.10).

D’autres exploitations familiales ne sont pas limitées en terres (0,45 à 0,6 ha par actif familial contre 0,3 ha dans la catégorie précédente), mais leurs parcelles sont situées sur les dunes et très peu dans les dépressions. Elles sont équipées d’une moto­ pompe, d’un ou deux pulvérisateurs à dos et d’un troupeau de 10 à 20 chèvres. Dans ces conditions, elles se sont largement, voire exclusivement spécialisées dans les productions maraîchères, qui occupent au moins les trois quarts de leur assolement

b

c

d a

Figure 5.9. Cultures maraîchères et rizicoles irriguées dans le haut delta : périmètres villageois (a), périmètres privés (b et c), grands périmètres (d) (Garambois, 2016).

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(SP C et SP D). Ces exploitants combinent des productions exigeantes en trésorerie (oignons et piments) et en fumure organique (piment), et d’autres cultures moins risquées (aubergine amère). Néanmoins, ils mettent en location la moitié de leurs terres, faute d’une trésorerie suffisante pour les exploiter en propre.

Mieux dotés en terres avec 0,8 ha par actif familial (SP E) et en proportions équi­ librées entre périmètres rizicoles ([riz/riz//oignon] ou [riz/riz//friche 1 an]) et terres de dunes dédiées aux cultures maraîchères, certains producteurs familiaux ont progressivement évolué vers des systèmes patronaux, où plus de la moitié du travail agricole est fourni par des salariés. Le riz occupe environ le tiers de leur assolement et les deux tiers restants sont consacrés à des cultures plus exigeantes en trésorerie (tomate, oignon et piment). Ces producteurs sont également en capacité de réaliser un peu d’embouche ovine.

Les familles les plus aisées sont les seules à avoir conservé un troupeau bovin et caprin avec des mères reproductrices, conduit au niveau de la famille élargie, qu’elles complètent d’embouche ovine. Ces agriculteurs ont disposé des appuis nécessaires pour se voir attribuer de vastes surfaces (5 à 10 ha par actif familial) dont l’essentiel est pour l’instant mis en location, ce qui leur assure une confortable rente foncière (SP F). Cette aisance foncière et financière leur a permis de se spécialiser assez largement dans les cultures maraîchères (oignon et piment).

En considérant l’ensemble des sources de revenus agricoles, extra­agricoles et la rente foncière, les écarts de revenus par actif entre les foyers les plus pauvres et les familles les plus aisées peuvent ainsi varier d’un facteur un à cinq (figure 5.10).

0 500 1000 1500 2000 2500 3000 3500 4000 Salarié permanent SP A SP B SP C SP D SP E SP F

Revenu familial total

(en euros par actif familial et par an)

Revenu agricole / actif fam. Revenu extérieur / actif fam. Rente foncière / actif fam. 0,3 ha / actif familial 0,45 à 0,6 ha / actif familial 0,8 ha / actif familial 5 à 10 ha / actif familial

Figure 5.10. Niveau et composition des revenus par actif des principaux systèmes de production (enquêtes réalisées en 2016).

Nos enquêtes montrent que la place des revenus extra­agricoles (emploi salarié) est non négligeable dans les revenus totaux des familles du bas delta. Ces revenus jouent un rôle clé en matière de trésorerie pour financer les campagnes de riz et surtout de maraîchage. La place centrale de la main­d’œuvre salariée dans le fonctionne­ ment des systèmes de production ressort de la lecture de la figure 5.11. L’immense majorité des exploitants y ont recours :

− pour couvrir certaines pointes de travail (récolte notamment) de façon journalière ; − par l’emploi de salariés saisonniers durant la contre­saison, notamment pour les cultures maraîchères ;

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Si la main­d’œuvre journalière est plutôt recrutée localement (jeunes actifs souvent issus des ménages plus pauvres), la main­d’œuvre saisonnière ou permanente est le plus souvent originaire d’autres régions du Sénégal, majoritairement de Casamance. Elle est composée de jeunes actifs qui migrent dans la région du delta du fleuve Sénégal durant la saison sèche, période où la charge de travail agricole est moindre dans leur région d’origine. Les systèmes patronaux (SP E par exemple) sont ceux qui mobilisent le plus de main­d’œuvre salariée.

0% 20% 40% 60% 80% 100% SP A SP B SP C SP D SP E SP F en euros par ha

Revenu agricole / ha Salaires / ha Intérêt K / ha Location / ha

Figure 5.11. Répartition de la valeur ajoutée créée par hectare entre revenu agricole, salaires des ouvriers agricoles, location du foncier et intérêts du capital emprunté (enquêtes réalisées en 2016).

Le choix assumé d’une agriculture à plusieurs vitesses