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PARTIE I. POSITIONNEMENT THÉORIQUE ET ÉTAT DE L’ART

Section 1. LA VALEUR, UN CONCEPT PHILOSOPHIQUE DÉVOYÉ

C. Adam Smith, le dernier scolastique, et ses héritiers

Héritier direct des scolastiques, notamment thomistes, Smith va transformer le concept de valeur en une fonction simplificatrice, puis ses héritiers, Ricardo, Marx, tenteront, en vain, de normaliser cette approche objective.

Lapidus (1986) retrace les origines de la pensée de Smith sur la valeur en invoquant l’école scolastique et thomiste de Salamanque (existence d’un prix naturel à côté d’un prix légal), et deux de ses héritiers, Grotius (opposant prix commun et valeur individuelle subjective) et Pufendorf (évoquant un prix de caprice, individuel et un prix commun, dérivant des coûts de production). Pufendorf fut traduit par Carmichael, maître de Hutcheson, auquel Smith succéda à la chaire de philosophie morale de Glasgow. Smith est donc le dernier scolastique, héritier de Saint Thomas. L’homme dépassionné de Smith est celui qui investit sagement, économise, vit frugalement et améliore sa situation et son patrimoine (Leloup, 2000). Ce trait de caractère de ce que nous appelons un entrepreneur est développé à la fois dans la Théorie des

sentiments moraux et dans la Recherche sur la nature et les causes de la richesse des nations.

Ceci suppose donc des hommes vertueux, c’est à dire fondamentalement prudents, avec deux qualités essentielles, la raison, qui nous permet de « discerner les conséquences les plus éloignées de nos actions », et « cet empire sur soi-même, qui nous rend capables de nous abstenir d’un plaisir actuel, ou de supporter une peine actuelle, pour obtenir dans l’avenir un plus grand plaisir, ou pour éviter une plus grande peine. » (Smith, 1860 [1759], p. 217) Cet empire sur soi-même passe souvent par la persévérance dans la sobriété et le travail. La valeur est déterminée « presque toujours » (idem, p. 205) par l’utilité, idée développée par Hume. Les thématiques que Smith développe dans la Théorie des sentiments moraux sont puritaines, au sens développé par Weber : la division du travail doit être recherchée, pour les puritains, car elle démultiplie la production et répond à ce commandement divin, en améliorant le bien être collectif : « ce que Dieu exige, ce n'est pas le travail en lui même, mais le travail rationnel a l'intérieur d'un métier. » (Weber, 1905, p. 122)

Depuis Aristote, la chrématistique, recherche du numéraire, mesure la valeur d’échange, : « la valeur d’un objet ou d’un service ne peut être exprimée que relativement à celle d’autres objets ou d’autres services, contre lesquels il est ou il pourrait être échangé. C’est là une notion élémentaire, qui est cependant beaucoup trop souvent perdue de vue. » (Colson, 1918, p. 42) Smith va d’abord partir d’une analyse des besoins (la chréia d’Aristote), soit physiologiques soit « intellectuels », puis il leur donne une valeur, en différenciant valeur en

usage (l’utilité d’un objet) et valeur en échange (faculté que donne un objet d’en obtenir d’autres). Confondant ensuite valeur, richesse, prix, monnaie et coût, Smith va définir la richesse comme la quantité de travail d’autrui qu’un homme peut acheter et en déduit que : « Le travail est donc la mesure réelle de la valeur échangeable de toute marchandise. » (Smith, 2002 [1776], p. 34) Le travail a un prix qui donne la valeur des marchandises. A partir de ce moment, la valeur devient une simple conception, une fonction explicative.

Tous les successeurs de Smith se réfèreront à cette approche partielle, et toutes les théories de la valeur « ne font que développer, préciser et rectifier des notions faciles à retrouver, sous une forme plus ou moins explicite, dans les œuvres des fondateurs de l’Ecole libérale, notamment de celui d’entre eux qu’il sied particulièrement de honnir, Ricardo. » (Colson, 1918, p. 42)

Ricardo, à partir de la différence smithienne entre valeur en usage, ou valeur d’utilité, et valeur en échange, expliquera ensuite que « ce n’est donc pas l’utilité qui est la mesure de la valeur échangeable » (Ricardo, 2002 [1817], p. 9) mais la rareté et « la quantité de travail nécessaire pour les acquérir » (idem). Ricardo reprend le problème de la valeur, en distinguant valeur absolue (réelle) et valeur relative (d’échange), préfigurant Marx (Lapidus, 1986). Très vite, Marx67 note ensuite l’incohérence de Smith sur la mesure invariable de cette valeur en termes de travail ou de blé et propose comme invariable, le temps de présentation du produit sur le marché : « l’accroissement de valeur d’une marchandise naît du temps plus ou moins considérable que nécessitent sa production et son transport sur le marché » (idem, p. 26) et le rapport entre capital utilisé et travail utilisé (ibid., p. 29) Plus généralement, Lapidus avance l’idée que, concernant deux biens, « leur valeur relative se règle sur les quantités relatives de travail consacré à leur production. » (ibid., p. 32) Valeur n’est pas richesse, tempère Ricardo qui se détourne de Smith, « car la valeur ne dépend pas de l’abondance, mais bien de la difficulté ou de la facilité de production. » (Ricardo, 2002 [1817], p. 27) Ricardo se contentera, finalement, d’assimiler valeur et « frais de production » (idem, p. 34) et éloignera définitivement les travaux ultérieurs du concept de valeur, en énonçant une fonction restrictive telle que « Le prix sert de mesure à la valeur des choses, et leur valeur sert à mesurer leur utilité. » (ibid., p. 35) Fonction, mesure, outil, tout se mélange ici, résumé par une phrase de Destutt de Tracy que Ricardo prend à son compte « mesurer une chose, c’est la

67 Jorion (2007) note la relation directe entre Marx et Aristote sur la double valeur d’un objet, valeur d’usage (sa

finalité première) et valeur d’échange ; cependant, note Jorion, Aristote différencie deux usages, alors que Marx évolue vers deux valeurs.

comparer avec une quantité donnée de cette autre chose qui nous sert de terme de comparaison, d’étalon, d’unité. Mesurer déterminer une longueur, une valeur, un poids, c’est donc rechercher combien ils contiennent de mètres, de francs, de grammes, en un mot d’unités d’une même nature. » (ibid., p. 36) En fait, montre Lapidus, Ricardo n’est pas souvent précis dans sa terminologie, confondant prix et valeur, et sa recherche portera sur l’idée d’un « invariant », ou « mesure invariable des valeurs » (Lapidus, 1986, p. 79), soit numéraire soit réelle (idem, p. 84), mais sans jamais y arriver, puisque ni l’or ni l’argent ne restent fixes ; il proposera comme mesure invariante le travail incorporé, mais sans insister réellement (ibid., p. 90).

Après Ricardo, Marx s’attacha à résoudre le problème dit de « transformation », c’est-à-dire le passage des valeurs-travail en prix de production. Ce fut un échec, et cette tentative est restée « lettre morte » (ibid., p. 99), et tous les travaux marxiens qui allaient se succéder paraissent bien vains : « valeurs et prix de production occupent deux champs théoriques distincts, régis par des normes elles aussi distinctes. » (ibid., p. 130) Marx verra donc dans le travail la cause de la valeur d’échange, alors que d’autres n’y verront que la mesure (Fries, 1978).

Cela étant, pour éviter de remettre en question la qualité des travaux d’Adam Smith, il est nécessaire de rappeler que le but de Smith était de comprendre les causes de la richesse des nations, et surtout de mesurer l’impact quantitatif sur les coûts de production de la division du travail (Fries, 1978). Il est cependant possible de noter le choix idéologique de Smith, dans le sens où il définit une notion simplifiée du concept de valeur et en fit le centre de sa réflexion.