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Au cours des années 70 et 80, le sociologue A. Sayad réalise plusieurs séries d’enquêtes de terrain, s’entretenant le plus souvent avec des immigrés algériens venus travailler en France dix ou vingt ans plus tôt (Sayad, 2000). Partant de l’étude de ces récits individuels, sa méthode consiste à avancer par croisements et rapprochements successifs : croise- ments de sujets interviewés, rapprochements d’époques, confrontation entre générations. . . Il amène ainsi les personnes, avec qui il s’entretient, à restituer au présent des récits d’immigrations passées, révélant par là-même certains regrets face aux illusions initiales de l’émigré, voire une forme de souffrance a posteriori chez l’immigrant. Il met égale- ment en avant les déterminations individuelles et collectives liées à la mémoire récente de la Guerre d’Algérie et de la colonisation française, montrant, de fait, l’existence de décalages générationnels structurant

les représentations et les pratiques des personnes rencontrées.

Une distance nait ainsi au cœur de la figure de l’émigré/immigré : une distance physique, sentimentale, familiale et spirituelle vis-à-vis de son pays d’origine d’une part, et une distance culturelle, linguistique, religieuse voire sociale et politique vis-à-vis du pays d’accueil d’autre part. Le migrant est alors vu comme un déraciné, pris dans un tiraille- ment continu entre présence et absence :

« L’émigration, pour ne pas être pure “absence”, appelle une manière d’ubiquité impossible, une manière d’être qui affecte les modalités de l’absence qu’elle entraîne (de même qu’elle affecte les modalités de la présence par laquelle se matérialise l’immigration) : continuer à “être présent en dépit de l’absence”, à être “présent même absent et même là où on est absent” – ce qui revient à “n’être que partiellement absent là où on est absent” – c’est le sort ou le paradoxe de l’émigré – et, corrélativement, à “ne pas être totalement présent là où on est présent, ce qui revient à être absent en dépit de la présence”, à être “absent (partiellement) même présent et même là où on est présent” – c’est la condition ou le paradoxe de l’immigré. Le risque pour l’émigré et pour l’immigré qu’il est aussi est que ces formes incomplètes d’absence et de présence finissent, tôt ou tard, par s’accomplir intégralement : la présence “physique” et seulement physique de l’immigré finira par devenir une présence “morale” aussi (par le corps et par l’esprit ; par l’actuel et par le futur ; par le travail et par l’engendrement, c’est-à-dire le sang ; par le fait et par le droit) ; corrélativement, l’absence matérielle et seulement matérielle de l’émigré finira par devenir une absence “morale” (et “spirituelle”), une absence consommée, une rupture accomplie avec la communauté. » — (Sayad, 2000, p.225-226)

Pourtant, les derniers travaux de Sayad, à la fin des années 80, révèlent déjà les prémisses d’un changement à venir. De nouvelles formes de pré- sences à distance, qu’il détecte dans l’« usage inattendu de l’enregistrement sur magnétophone » (Sayad, 1985), permettent d’entretenir un lien discon- tinu entre deux personnes. Ainsi, décryptant l’envoi de messages sur cassettes magnétiques entre une mère et son jeune fils émigré, Sayad note cette phrase prononcée par la mère :

« Ah ! Celle-là [la mallette contenant le magnétophone], c’est ma consolation ! Elle me cautérise (les plaies). Depuis qu’on a inventé ces cassettes, si je pouvais je ne m’en séparerais jamais. Je leur parle comme je te parle, comme je vous parle à tous, comme s’il était là devant moi. » — (Sayad, 1985, p.12)

La technique commence alors à rendre possible l’ubiquité recherchée par le migrant. En effet, dans les années 90, le perfectionnement et la démocratisation des Technologies de l’Information et de la Communi- cation (TIC) révolutionnent notre rapport à l’espace, au temps et aux frontières. Les téléphones portables, les systèmes de messagerie électro- niques et le Web naissant deviennent rapidement, dans les mains des personnes migrantes, des outils de communication et d’organisation individuelle ou collective.

D’un point de vue épistémologique, l’usage des TIC s’installe comme un nouvel angle d’analyse possible des migrations, voire comme une composante essentielle de la figure moderne du migrant connecté. Pro-

longeant la réflexion de Sayad, D. Diminescu propose, à travers un manifeste (Diminescu, 2008), une rupture dans la manière de penser l’image du déraciné :

« un autre principe organisateur émerge : mobilité et connectivité forment désormais un ensemble de base dans la définition du migrant du XXI siècle. Ensemble ils agissent comme un vecteur qui assure et conduit les lignes de continuité dans la vie des migrants et dans les rapports que ceux-ci entretiennent avec leur environnement d’origine, d’accueil ou parcouru. Hier : immigrer et couper les racines ; aujourd’hui : circuler et garder le contact. Cette évolu- tion semble marquer un nouvel âge dans l’histoire des migrations : l’âge du migrant connecté » — (Diminescu, 2008, p.3)

Le migrant s’inscrit désormais dans une culture de liens qu’il construit lui même et qu’il entretient dans sa mobilité (géographique, sociale, sur les réseaux. . .). Il se déplace, noue des alliances à l’extérieur de sa communauté mais sans pour autant se détacher de cette dernière, la somme des liens virtuels permettant d’être toujours présent à distance, ici ou là-bas. Réactivables, ces liens s’inscrivent dans une dynamique faite de ruptures et de moments de continuité qu’il nous faut apprendre à analyser.

Ainsi, ces nouvelles formes de présence à distance font rapidement l’objet de recherches dédiées (Diminescu, 2002). Les traces qu’elles gé- nèrent, de par les systèmes techniques sur lesquels elles s’appuient ou via les modalités de stockage qu’elles induisent, engendrent une hybri- dation scientifique. Des projets pionniers et interdisciplinaires sont alors mis en place dans les années 2000, alliant de fait, méthodes d’analyses sociologiques et techniques d’exploration informatiques. Ces travaux s’incarnent aujourd’hui dans le champ dit des digital migration studies39

, 39. Études numériques des migrations domaine de recherche internationalement reconnu (Leurs et Ponzanesi,

2018) et pouvant conjuguer anthropologie (Zijlstra et Liempt, 2017), psychologie (Chen, 2010), sociologie (Damian et Van Ingen, 2014). . .