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Abjection, angoisse et fluides corporels

Pourquoi pouvons-nous dire que la représentation des fluides corporels dans les genres gore et pornographique participe à l’affect d’abjection tel que décrit par Julia Kristeva? L’anthropologue Jean-Louis Roux écrit :

Tout ce qui sort du corps trouble et effraie. D’abord parce que tout écoulement représente la perte de quelque chose qui appartient à l’être. Ensuite, du fait même qu’il n’explique pas et cause des perturbations physiques ou psychiques : les larmes s’accompagnent de tristesse ou d’émotion; le sperme, de plaisir; le pus, de douleurs ou d’infections; la sueur est consécutive à un effort corporel ou, parfois, moral : nous suons de peur. Mais de tous les écoulements celui du sang est le plus terrifiant.203

Pour Julia Kristeva, les fluides corporels participent de l’abject précisément parce qu’ils sont à la fois nous et Autre, familier et étranger. Que suis-je? Quelle est ma limite? Mon corps? Ma peau? Pourquoi l’écoulement de mes fluides provoque-t-il du dégoût, de la douleur, la jouissance, de la fascination? La fluidité des limites permet la participation à l’abject, au monde. Il n’y a plus de frontière entre le dedans et le dehors, l’intérieur et l’extérieur, le subjectif et l’objectif, la matière et l’esprit. «Un extérieur à l’image de l’intérieur, fait de plaisir et de douleur. Innommable serait donc l’indistinctivité du dedans et de dehors, une limite franchissable dans les deux sens par le plaisir et par la douleur.»204 Par conséquent, les fluides instaurent une indétermination par rapport à nos propres limites. Les fluides, une fois rejetés du corps, deviennent ainsi, par extension, un prolongement de soi dans le monde et agissent en quelque sorte comme double corporel de par leur caractère à la fois interne (dans le corps) et externe (à l’extérieur du corps). Les fluides, le «re-jeté» du corps, posent une difficulté de définition du sujet : «…le jeté

202Julia KRISTEVA, op. cit., p. 9.

203 Jean-Paul ROUX, Le sang. Mythes, symboles et réalités, Paris, Librairie Arthème Fayard, 1998, p. 57. 204 Julia KRISTEVA, op. cit., p. 76.

n’arrête pas de délimiter son univers dans les confins fluides – parce que constitué par un non-objet, l’abject – remettent constamment en cause sa solidité et le poussent à recommencer.»205 Ils demeurent liés au corps parce qu’ils proviennent de lui et parce que leur éjection, comme le précise Jean-Louis Roux, est généralement accompagnée d’une sensation ou d’une émotion qui perdure après l’éjection. C’est pourquoi ils sont également simultanément fascinant et dégoûtant.

Mais outre ces considérations générales, qu’est-ce que les fluides corporels? Les fluides corporels – le sperme, les sécrétions, le liquide amiotique, le sang, les menstrues, les larmes, la bave, les larmes, l’urine, etc. – sont essentiellement les déchets du corps. Conséquemment, nous traitons généralement ceux-ci comme tel et les cachons au regard. De nombreux rituels et de nombreuses pratiques ont été développés afin de disposer de ceux-ci. D’ailleurs, une partie de la théorie freudienne repose sur notre rapport au monde conditionné par notre rapport à nos propres déchets corporels. Freud explique que très tôt une bonne éducation consiste entre autre à défendre à l’enfant de :

se débarrasser de ses excrétions quand et comment il veut; on le force à se conformer aux indications d’autres personnes. Pour obtenir sa renonciation à ces sources de jouissances, on lui inculque la conviction que tout ce qui se rapporte à ces fonctions est indécent, doit rester caché. Il est obligé de renoncer au plaisir au nom de la dignité sociale. Il n’éprouve au début aucun dégoût devant ses excréments qu’il considère comme faisant partie de son corps. 206

Le philosophe Peter Sloterdijk résume que «la relation que les hommes doivent avoir avec leurs excréments (et on la leur inculque à force de coups) fournit le modèle de leurs rapports avec tous les déchets de leur vie.»207

La haine du corps vient du fait que cette relation à nos déchets corporels en est une de honte et de dégoût instaurée dès l’enfance. Toutefois, ces productions sont inséparables de notre corporalité. Les fluides corporels sont à la fois objets de dégoût et de fascination précisément parce qu’ils sont nous et extérieurs à nous, détachés. Ils réfèrent à ce moment où nous n’étions que fluides (le conception et la gestation implique

205 Ibid, p. 16.

206 Sigmund FREUD, op. cit., p. 380.

le sperme, le sang, les menstrues, etc.) et celui où nous ne serons plus que fluides (la putréfaction retransforme le corps en une masse indifférenciée de chair et de liquides). Comme le souligne Jacques Bril lors d’une recension des différents fantasmes associés au corps, «la digestion et les contraintes d’excrétion qui lui sont liées ont ainsi imposé à l’imaginaire leurs pesantes images de souillure et de déchet. Mais la digestion n’est cependant pas sans parenté fantasmatique avec l’économie de la gestation, de la structuration, de la morphogenèse.»208 Il n’est donc pas étonnant que les fluides soient un lieu de fixation de fantasmes de l’homme. À la base, nous ne sommes que cela : fluides. À la mort, nous retournons à cela. Du néant à l’existence, de l’existence au néant : le trajet mène du point A au point A. En amont, le chaos; en aval, le chaos. Dans le concret, une masse de fluides faisant chair et défaisant chair. Les fluides son doublement abjects, car en plus de brouiller les repères de la délimitation du soi, ils nous renvoient à deux conditions de non-être : la naissance et la mort. Le sexe permet l’échange des fluides et la procréation. La mort permet la restitution des fluides à la nature et le retour au néant. Le sexe et la mort sont inextricablement liés aux fluides et à notre condition humaine. Comme le notre Jörg Buttgereit lors d’un entretien avec Marc Toullec : «J’aimerais croire que l’esprit continue à exister [après la mort], mais les corps pourris que je montre dans mes films me poussent à penser le contraire.»209

Il y a donc un lien très fort entre le sexe, sujet principal de la pornographie, et la mort, sujet principal du gore, à travers l’exposition des fluides. Avant les premiers effets

gore et la pornographie, les fluides étaient généralement relégués dans le hors-champ

cinématographique; le meurtre ou l’acte sexuel étaient pudiquement remplacés par des ponctuations filmiques (un fondu au noir, etc.), des procédés métaphoriques (un train entrant dans un tunnel, etc.) ou métonymiques (une ombre sur un mur, une main qui se crispe, un panoramique sur un objet présent dans la pièce, etc.). La pornographie et le

gore insistent plutôt sur l’acte, les corps et les fluides qui en sortent. Ils traquent ces

hors-champs (ce qui est refusé au regard) selon une économie de la monstration.

208 Jacques BRIL, Petite fantasmagorie du corps : Osiris revisité, Paris, Éditions Payot & Rivages, 1994, p.

201.

Nous avons proposé précédemment l’idée que la fonction haptique du regard était convoquée lors de la vision d’un film gore ou pornographique.210 C’est d’ailleurs cette propriété du regard qui permet l’identification aux corps et aux sensations projetés à l’écran. Nous avions cité l’historien des arts Jonathan Crary qui nommait ce phénomène «the carnal density of modern vision». L’insistance sur les fluides à l’aide de gros plans sonores et visuels convoque directement le toucher du spectateur de par la texture même desdits fluides : mi-liquide, mi-solide, gluant, salissant. Que les fluides soient glorifiés dans l’acte sexuel (la pornographie) ou dégoûtant et effrayant dans l’horreur de la mort ou de la métamorphose (le gore), la fonction et le résultat sont les mêmes; les fluides corporels, et l’insistance sur ceux-ci, sont la preuve que les corps déchirés ou pénétrés sont bien humains puisqu’ils agissent en tant que «référents» à l’univers du spectateur. Ils appellent donc à son corps, à sa propre expérience corporelle.