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Dimension cachée et inaccessible, la profondeur de la mer figura un univers particulier auquel il fut apposé une nature mythique. Ainsi, le propre de la profondeur marine est de former un espace défini par sa position verticale : il s'agit d'un espace situé dans l'univers du « bas », bas par rapport à la surface et l'habitat humain. Étant donné cette caractéristique importante, il s'avère nécessaire de situer le rapport que l'être humain a pu entretenir avec la verticale. Des éléments culturels pourront ainsi nous aider par la suite à mieux appréhender l'approche des profondeurs marines par le savant.

1-1 – Le haut et le bas : une valorisation ascendante

« Non volere sapere le cose alte » (« Ne désire pas connaître les choses élevées ») 41

Bipède soumis à la gravité terrestre, l'être humain identifie naturellement la dimension spatiale de la verticale sur laquelle les notions de haut et de bas lui servent de repères opposés. Son extension étant limitée sur cette dimension, haut et bas présentent dès lors un statut particulier associé à un système de valeurs. Avant d'aborder le « bas » que constitue la profondeur marine, il est nécessaire de situer certains systèmes de représentation à l’œuvre,

jusqu'au XIXe siècle, sur la verticale, qu'elle soit géographique ou figurée.

41 Citation issue d'une traduction de la Bible au XVe siècle, citée par : GINZBURG Carlo, 2010, « Le haut et le bas. Le thème de la connaissance interdite aux XVIe et XVIIe siècles », in : GINZBURG Carlo, Mythes, emblèmes, traces ; morphologie et histoire, Verdier, Paris, p. 164.

1-1-1 – Le couple haut-bas

L'altitude et la profondeur constituent deux entités antagonistes qui sont cependant étroitement reliées car l'homme se représente le monde en terme de « couples contraires ». En ce sens, l'historien Carlo Ginzburg cite des catégories opposées : ce sont la lumière et l'obscurité, le chaud et le froid, le haut et le bas. Ainsi, « cette obsession de la polarité a de profondes racines biologiques » en lien avec une signification culturelle et symbolique. Pour l'historien, parmi ces catégories, aucune ne serait aussi universelle que l'opposition haut-bas : « il est significatif que nous disions que quelque chose est « élevé » ou « supérieur » – ou, inversement, « bas » ou « inférieur » – sans nous rendre compte de la raison pour laquelle ce à

quoi nous attribuons une plus grande valeur (...) doit être placé en haut » 42. Le « bas » se

retrouve de la sorte peu valorisé. En exposant les « deux pôles du sacré », l'écrivain et philosophe Roger Caillois appuyait la distinction entre « le pur et l'impur » : « l'un attire, l'autre repousse ; l'un est noble, l'autre ignoble ; l'un provoque le respect, l'amour, la

reconnaissance, l'autre le dégoût, l'horreur et l'effroi » 43.

Pour vérifier cette constatation, nous pouvons utiliser l'outil « synonymie » du site Internet du Centre national de ressources textuelles et lexicales mis en place par le Centre

national de la recherche scientifique 44. Pour le mot « haut », les vingt synonymes les plus

apparentés sont les suivants : grand, beau, supérieur, élevé, important, fort, gros, éminent, sommet, noble, profond, sublime, bon, superbe, relevé, extrême, fier, éclatant, retentissant,

remarquable. Le registre de valeur de ces mots est explicitement valorisant. A contrario, pour

le mot « bas », nous obtenons la liste suivante : vil, abject, ignoble, infâme, honteux, petit, impur, médiocre, indigne, insignifiant, obscène, sordide, vulgaire, dégoûtant, commun,

grossier, immoral, trivial, plat, ordinaire. Le registre est quant à lui opposé à celui de la

précédente liste soit nettement dévalorisant. Ces deux listes non exhaustives confortent une représentation mentale du monde où l'homme occidental actuel place un système de valorisation ascendante sur la verticale.

Cette valorisation est ainsi inscrite dans la verticalité : « toute valorisation n'est-elle

pas verticalisation ? » exprimait même le philosophe Gaston Bachelard 45. Suivant les

symboles ascensionnels, notamment spirituels, utilisant le « schème de l'élévation », l'anthropologue Gilbert Durand indique « [qu'] il est (...) naturel que ces schèmes

42 Ibid., p. 165-166.

43 CAILLOIS Roger, 1988, L'homme et le sacré, Gallimard, Paris, p. 54.

44 http://www.cnrtl.fr/synonymie/haut et http://www.cnrtl.fr/synonymie/bas, consultés le 28-08-2014.

45 Cité par : DURAND Gilbert, 1992, Les structures anthropologiques de l'imaginaire, 11ème éd., Dunod, Paris, p. 138.

axiomatiques de la verticalisation sensibilisent et valorisent positivement toutes les représentations de la verticalité, de l'ascension à l’élévation ». De son côté, Caillois opposait, sur la verticale, « énergies vivifiantes et forces de mort », respectivement teintées par « la clarté et la sécheresse du jour » et « les ténèbres et l'humidité de la nuit ». Le sacré se vérifiait ainsi par « (…) le ciel qui passe pour la demeure des dieux où la mort n'entre pas, et le monde

souterrain qu'on tient pour les demeures obscures où son empire est absolu » 46. En ce sens,

Durand ajoute que « cette symbolisation verticalisante » est « avant tout dressée contre le temps et la mort » : « le schème de l'ascension s'oppose point par point, en ses développements symboliques, à celui de la chute, de même aux symboles ténébreux

s'opposent ceux de la lumière et spécialement le symbole solaire » 47. La gravité terrestre et la

lumière seraient donc des facteurs influençant notre valorisation de l'espace vertical. Le haut lumineux hébergerait la vie, tandis que le bas obscur, la mort.

1-1-2 – Les causes de la valorisation du haut

Pour Ginzburg, cette opposition « haut-bas » est attachée à « une forte valeur culturelle », cela « dans chaque société ». L'auteur poursuit son questionnement en se demandant d'où provient cette perception : elle serait liée à « l'enfance prolongée de l'homme » et à « l'exceptionnelle lenteur de son développement physique et intellectuel » qui impliqueraient « l'identification immédiate de ce qui est « haut » à la force, la bonté et ainsi de suite ». Pour l'enfant dépendant, l'adulte incarnerait donc toutes les valeurs. Selon l'auteur, son

hypothèse constitue une « pure conjecture » 48. Curieusement, peu de recherches

approfondissent cette représentation régissant pourtant la perception occidentale du monde 49.

Étant donné l'état de la chose, en terme de conjectures, nous pouvons nous aussi nous demander si, au-delà de cette perception liée à l'enfance, d'autres influences ne proviendraient pas tout simplement du milieu dans lequel l'homme évolue par l'intermédiaire de la gravité terrestre, tel que l'évoque Durand. De la sorte, soulignons que la lumière fait le jour indispensable pour la vision humaine. L'homme en est donc dépendant pour sa survie par l'utilisation de son sens indispensable de la vue. Or cette lumière provient du soleil, c'est à dire du ciel, soit du haut par rapport à la disposition du corps humain dans l'espace. En d'autres termes, nous sommes debout suivant le sens de la gravité terrestre : bipèdes, nous sommes

46 CAILLOIS Roger, 1988, op. cit., p. 55. 47 DURAND Gilbert, 1992, op. cit., p. 138-163. 48 GINZBURG Carlo, 2010, op. cit., p. 166.

49 Notre société, économique avant tout, est ainsi basée sur le sacro-saint objectif de « croissance », croissance d'une utopique et ascensionnelle richesse, dogmatiquement mythifiée à son paroxysme.

donc « verticaux », pour lesquels le « haut » constitue la « porte d'entrée » – la source – de la lumière selon notre référentiel corporel.

En ce sens, l'homme serait donc une créature « éotrope » 50, c'est à dire un être attiré

par la lumière et se détournant de l'obscurité. Ne représenta t-il pas son propre créateur usant de la formule capitale « que la lumière soit ! » ? Cette dépendance à la lumière venant du « haut » – un « haut céleste » – touche au plus proche l'humain dans son référentiel terrestre. Il ne serait donc pas étonnant que la valorisation du « haut » provienne en premier lieu de celle-ci. En outre, son système de réception – les yeux – de son sens premier – la vue – se situe en haut de son corps, ce qui ne fait que renforcer un accès à la survie par le haut de celui-ci, indispensable à la fois pour, par exemple, chasser, cueillir et se déplacer mais aussi fuir des prédateurs. Ceci expliquerait le lien avec les symboles ténébreux exprimés par Durand.

Dès lors, peut-être couplée avec la perception de l'adulte par l'enfant, la gravité terrestre constituerait donc une des raisons primordiales à cette valorisation. Cette affirmation forme notre hypothèse. En effet, la gravité terrestre n'est pas non plus étrangère à la biologie humaine qui fonctionne quotidiennement, et depuis des millions d'années – depuis l'apparition

de la bipédie–, d'une part, par l'attrait indispensable pour les nutriments qui sont ingérés par

notre organisme par ce que l'on considère le « haut » (la bouche) et, d'autre part, par le dégoût et la répulsion de ce que notre organisme rejette par le « bas » (selles) après digestion. La gravité terrestre étant le chef d'orchestre du processus. En outre, tout être mort, tombé, se retrouve soumis à cette force constante et universelle sur Terre : dès lors, la vie se symboliserait par le mouvement qui s'y opposerait, par exemple par la tenue debout pour le bipède.

C'est ainsi que notre condition d'être soumis à la gravité terrestre modèlerait, au moins triplement, notre perception du couple haut-bas et donc la différence de valorisation de ces entités antagonistes. Cette idée rejoindrait l'affirmation de l'écrivain Umberto Eco : « (…) j'en suis arrivé à la certitude qu'il y a des notions communes à toutes les cultures, et que toutes se réfèrent à la position de notre corps dans l'espace ». Le corps humain propose ainsi une « station verticale » qui implique « une notion commune du haut et du bas » avec un haut

privilégié par rapport au second 51. Sans plus développer, Eco expose avant tout l'impossibilité

de vivre la tête en bas, ce qui rejoint notre idée de l'importance de la gravité terrestre vis-à-vis

50 Tel que l'énonce l'historien Alain Ballabriga : BALLABRIGA Alain, 1986, Le soleil et le Tartare : l'image mythique du monde en Grèce archaïque, Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, Paris, p. 61.

de notre station debout qui modèle notre perception, sujette à valorisation, de notre environnement. Une espèce humaine vivant en apesanteur, au-delà des effets biologiques et psychologiques que cela implique, ne percevrait probablement pas une valorisation aussi forte sur une verticale, dans le cas où cette espèce puisse concevoir une verticalité dans un espace qui serait vraisemblablement dénué de repères pour cela. Par conséquent, l'homme n'y serait plus bipède : dès lors serait-il toujours homme ? Par la bipédie, critère de distinction des hominidés, la verticalité participe à la construction de l'identité humaine, une construction mentale elle-même humaine : l'homme s'est construit debout.

Ces conjectures se basent sur des réflexions basiques au sujet de l'homme dans son environnement. Il n'est pas à douter que des processus plus complexes ont eu cours tout au long de l'histoire modifiant cette vision primaire des choses. Toujours est-il que la religion occidentale, comme beaucoup d'autres, se serait imprégnée de ce cadre de valorisation en le renforçant.

1-1-3 – Le bas infernal

Espace dévalorisé, le domaine du bas hébergeait naturellement le monde souterrain repoussant de l'Enfer. Le cours de l'histoire occidentale est ainsi marqué par la permanence de

la représentation d'un domaine bas infernal.Nous ne pouvons pas traiter de façon exhaustive

les variations de cette représentation au sein des différentes civilisations. Pourtant, en remontant à la source de l'écriture, nous pouvons tout de même en évoquer certains états marquants.

Aux origines de l'écriture, les premiers textes recensés, en langue cunéiforme, nous

proviennent de Mésopotamie. À partir du deuxième millénaire avant notre ère, la Descente

d'Ištar aux Enfers, d'origine sumérienne, y constituait l'un des écrits les plus populaires. Sans

entrer dans les détails, cette histoire, qui se déclinait en plusieurs versions, révélait l'existence d'un monde souterrain, un enfer, qui n'était autre que le monde des morts, obscur et redouté des vivants. De celle-ci, il se dégageait une « (…) philosophie pessimiste de la description des Enfers : l'existence après la mort ne connaît aucune joie, et le plaisir et l'affection en sont bannis » 52. Royaume sombre et redouté, le bas infernal existait donc au moins dès les premières encoches de l'écriture. La civilisation « avec écriture », dans ses premières apparitions, portait déjà en son sein l'enfer et la dévalorisation du bas. Jamais elle ne s'en défit.

52 JOANNÈS Francis, 2001, « Descente d'Ištar aux Enfers », in : JOANNÈS Francis (dir.), Dictionnaire de la civilisation mésopotamienne, Robert Laffont, Paris, p. 232.

Plus tard, en Grèce archaïque, le monde était globalement représenté par trois niveaux qui formaient trois étages superposés : il y avait ainsi le Ciel (ou l'Olympe), la Terre et le

Tartare. Ce monde était limité par le fleuve Océan qui le bordait 53.Dans cette représentation,

le bas était figuré par le « Tartare » (« Τάρταρος »), c'est à dire un espace ténébreux, qui formait une prison où les Titans y avaient été enfermés par les Dieux. Il pouvait aussi être définit comme un espace tempétueux au sein duquel des vents puissants régnaient et où tous

les repères se perdaient 54. À partir d'Homère (VIIIe siècle av. J.C.), il s'y trouverait le palais

d'Hadès, le maître des Enfers, « un lieu impalpable où règne une obscurité brumeuse ». Dans ce « royaume ombreux des défunts », « (…) se confondent les simulacres ombreux de ceux qui ont vécu. Une foule anonyme de semblances sans conscience (…) y est noyée dans la ténèbre : inconscience, inconsistance et réclusion définitive sont le lot des âmes amnésiques des défunts, justes et injustes confondus. Le grec n'en sait pas davantage car rien ne saurait

écorcher (…) l'impalpable » 55. Le Tartare, représenté telle une jarre avec un fond situé à

l'opposé des cieux, avait pour univers contraire les Champs Élysées, îles des bienheureux dans lesquelles régnaient lumière et bonheur pour les morts appréciés. Une valorisation verticale structurait donc la représentation du monde grec. Le bas y demeurait l'Enfer.

Texte fondateur en Occident, la Bible – Ancien et Nouveau Testaments – bâtit un univers souterrain des plus redoutés. En effet, dans la tradition chrétienne, l'Enfer était – et le demeure – « (…) un lieu de peine pour l'âme des pécheurs, qui consiste en la privation de la vision de Dieu (…) et en un tourment moral et physique » conditionné par les « peines physiques » du feu, du froid et des ténèbres. À partir du IXe siècle, les représentations iconographiques de cet univers souterrain suprêmement infernal apparurent et le renforcèrent. Des corps torturés s'entassaient alors souvent les uns sur les autres : « invitation à la confession, l'enfer est à l'origine de l'une des iconographies les plus riches que le Moyen Âge

ait connues » 56. L'être humain, éotrope, façonna ainsi une obscurité qui dominait l'Enfer. La

culture occidentale comprenait donc cette représentation très vigoureuse d'un monde souterrain obscur et antagoniste à la vie.

En définitive, l'univers infernal du bas fut mythifié au point de constituer un espace sacré...

53 BALLABRIGA Alain, 1986, op. cit., p. 9. 54 Ibid., p. 258 et 269.

55 SOREL Reynal, 2005, « Hadès », in : LECLANT Jean (dir.), Dictionnaire de l'Antiquité, Presses universitaires de France, Paris, p. 1019.

56 CHAVE-MAHIR Florence, 2002, « Enfer », in : GAUVARD Claude, DE LIBERA Alain et ZINK Michel, Dictionnaire du Moyen-Age, Presses universitaires de France, Paris, p. 478.

1-1-4 – Des espaces sacrés

« C'est un fait (…) que chaque civilisation a placé la source du pouvoir cosmique

– Dieu – dans les cieux. » 57 : souvent facilement perçue comme étant la cause, la religion est

avant tout le plus fort exemple du renforcement et de la pérennité de cette valorisation ascendante. Avant même la naissance de l’écriture, le ciel était du ressort des dieux tels que le démontraient de nombreux monuments. En conséquence, l'espace céleste formait le paradis, hébergeant les dieux pour lesquels s'érigeait « le symbolisme de la montagne sacrée, ou tout au moins du tertre sacré ou du bétyle » suivant le « schème de l'élévation » associé aux

« symboles ascensionnels » à caractère spirituel exposés par Durand 58. La soumission au haut

s'affirmait dans le culte de celui-ci.

En outre, l'homme se retrouvait également soumis à une menace : encontre-point, il y

avait l’enfer qui se situait donc en bas, dans les entrailles de la terre : ce fut l’abîme, ce furent les ténèbres. Le châtiment éternel y menaçait dès lors le mortel. Dans la culture chrétienne, sous l'influence de la Bible, ce bas figuré représentait alors le mal absolu, érigeant une position verticale mythifiée à son extrême. L'imprégnation mentale de l'Enfer participait à alimenter les bas niveaux de l'échelle verticale géographique.

Néanmoins, le symbolisme de la hauteur n'était pas réservé exclusivement au domaine religieux. Il le fut – et l'est toujours – également pour le pouvoir politique où l'autorité suprême se plaçait elle-aussi tout en haut pour figurer sa domination sur le commun. En ce sens, cette supériorité exprimée par la hauteur s'est déclinée dans de nombreuses strates et sur de nombreux pans de la société humaine. Les espaces du haut et du bas se retrouvaient ainsi liés avec la représentation mentale d'éléments structuraux de la société occidentale.

Par conséquent, les réalités religieuse, cosmique et politique étaient, aux XVIe et

XVIIe siècles, pour Ginzburg, des « secrets » interdits « renforcés par l'analogie » : « la

réapparition des paroles de Saint-Paul, « Noli altum sapere » dans les contextes différents

reflète une hypothèse unitaire implicite : l'existence d'un domaine séparé cosmique, religieux

et politique – définissable comme « élevé » et interdit à la connaissance humaine » 59. La

création de ces interdits aurait eu pour objectif de « (…) conserver la hiérarchie sociale et politique existante, en condamnant les penseurs politiques subversifs qui tentaient de pénétrer les mystères de l'État ». Ce même processus apparaissait aussi pour conforter l'Église afin que les dogmes religieux ne soient pas remis en cause par les hérétiques ou les théologiens. Il y

57 GINZBURG Carlo, 2010, op. cit., p. 166-167. 58 DURAND Gilbert, 1992, op. cit., p. 138-163. 59 GINZBURG Carlo, 2010, op. cit., p. 167.

aurait donc une « insistance sur les limites de la raison » 60, limites figurées par le couple

haut-bas. La devise « Noli altum sapere » (« ne t'intéresse pas aux choses élevées »), symbolisée

par la chute d'Icare, concernait en fait la position inconfortable des théologiens trop curieux.

Aux XVIe et XVIIe siècles, de nombreux recueils et proverbes, accompagnés d'images et

destinés à un public cultivé, comportent le thème de l'interdiction de connaître les « choses

élevées » 61. Dès l'Antiquité, ce code sociétal apparaissait déjà : dans Les nuées,le dramaturge

Aristophane (v. 445-v. 380 av. J.C.) caricaturait Socrate comme un savant fou car il était dangereux de toucher au ciel parce que cela équivalait à saper les cadres moraux de la société. Le ciel formait de ce fait un objet sacré.

Par transfert sémantique, nous pouvons admettre que des paysages géographiques, tels que l'altitude et la profondeur aquatique, se retrouvaient de la sorte interdits. L'homme avait ainsi placé ces croyances dans des mondes figurés par ses propres limites biologiques hautes et basses : l'abîme marin était un enfer de la même façon que la montagne, qui s'érigeait un peu trop vers l'espace céleste sacré, restait en dehors du monde civilisé. Mythes et légendes définissaient un milieu satanique qui éloignait le croyant des hautes-altitudes. Par des interactions réciproques, la sphère mentale se reflétait sur l'espace géographique et y imprimait ses contrastes de valorisation. Nous pouvons ainsi avancer que ce furent les limites

de la distribution spatiale humaine – située grosso modo au niveau de l'océan pour le bas et

jusqu'à une certaine limite, indéterminée, en altitude – qui contribuèrent à ériger un paradis « haut » et un enfer « bas ». L'inconnu de ce qui était impossible, inaccessible, hébergeait ainsi les espaces sacrés. L'intangible, pour le toucher, se retrouvait sacralisé.

Cependant, ces entités perdirent de leur caractère intouchable... 1-2 – La verticale renouvelée

Si les activités savantes questionnèrent la verticale dès l'Antiquité, le XVIe siècle marquait un renouvellement intense de la perception de celle-ci. Par conséquent, le système

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