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Le sens du collectif mais une écriture très personnelle:

Comme le soulignent les articles des Postcolonial Studies, le roman postcolonial serait, selon le sens étymologique, « all-égorie » dans laquelle le destin d'un individu (sphère privée) exprime celui de toute la société (sphère publique) à laquelle il se rattache118. Patrick Sultan affirme que ce « rapport à la nation, ou plus largement à la collectivité (au peuple ou quelque nom qu'on lui donne) susceptible de former une nation, apparaît comme une constante, un trait fondamental des œuvres postcoloniales. »119 Il faut donc, quand le lecteur occidental lit ces auteurs, qu'il accepte de se détacher de sa propre culture. « Là résiderait [l']erreur de lecture et la source d'un malentendu culturel car le roman postcolonial particulièrement […] se construit comme la parole conjuguée, indissociable, du « je » de l'artiste et du « nous » national avec lequel il fait corps. Par sa voix, ou mieux, dans sa voix, c'est la nation tout entière qu'on entend ; quand il écrit, la nation se dit. »120, déclare Patrick Sultan, qui met en garde le lecteur occidental contre toute erreur d'interprétation. Là où ce dernier voudrait retrouver la trace d'une « subjectivité unique », d'une « monade créatrice », il ne pourra que constater la présence d'une voix plurielle. Il est donc impossible d'étudier les œuvres postcoloniales, sans rappeler l'intrication du particulier et du collectif, du privé et du public, comme le constate Jean-Marc Moura : « il s'agit d'un « moi pluriel, formé par le dialogue permanent entre l' « individu ethnique » (ethnic self) et la culture dominante. »121. Autrement dit, le « je » de l'auteur peut être assimilé au « nous » ou au « vous », car les frontières entre les personnes semblent disparaître : « la frontière entre expression personnelle et expression collective perd de son intérêt pour beaucoup d'écrivains « émergents » contemporains122 », affirme Sylvie André.

Le « je » de l'auteur n'est pas isolé : il le relie au monde. C'est ce que déclare également Jean-Marc Moura, lorsqu'il affirme que l’œuvre littéraire postcoloniale est encore plus qu'une autre reliée au monde, et fortement ancrée dans l'histoire :

L'auteur postcolonial a, de façon presque obligée, une conception forte de la littérature dans l'histoire, de ce qu'elle peut pour et dans la culture, de ce dont elle est capable pour les relations interculturelles. C'est pourquoi l'on peut parler de conscience culturelle. 123

118 I. SZEMAN, cité par Patrick Sultan, « Who's Afraid of National Allegory ? Jameson, literary crticism, globalization », The South Atlantic Quarterly, 100, Eté 2001, p. 69.

119 Patrick SULTAN, La Scène littéraire postcoloniale, L'Esprit des Lettres, éditions Le Manuscrit, 2011, p.83. 120 Ibid., p.82.

121 Jean-Marc MOURA, Littératures francophones et théorie postcoloniale, PUF 1999, p. 166. 122 Sylvie ANDRÉ, Le Roman autochtone dans le Pacifique Sud. Penser la continuité, op. cit., p. 280. 123 Op. cit., p. 55.

Pour Édouard Glissant, il s'agit d'une « poétique de la Relation » : le « je » de l'écrivain est en relation avec ce qui l'entoure ; il s'ouvre aux autres, dans une écriture qui met en valeur les contacts entre les cultures. Ainsi, Glissant affirme : « [l]e 'Je est un autre » de Rimbaud est historiquement littéral. Une sorte de 'conscience de la conscience' nous ouvre malgré nous et fait de chacun l'acteur troublé de la poétique de la Relation 124». Il s'appuie sur sa région, la Caraïbe, pour montrer que ce lieu représente un espace de rencontres, de partages, et de passages. Il oppose cette mer avec la mer Méditerranée, qui est une mer intérieure, fermée, entourée de terres. Les notions de créolisation, de métissage sont donc primordiales pour comprendre l'importance des rencontres, de la Relation dans ces littératures postcoloniales. Michel Le Bris et Jean Rouaud entre autres s'inspireront beaucoup de Glissant, auteur du

Traité du Tout-Monde, pour proclamer la naissance d'une « littérature-monde », avec

quarante-deux autres auteurs.

En Océanie, Déwé Görödé et Chantal Spitz semblent puiser leur inspiration dans les souffrances endurées par leur peuple. Dans de nombreux livres de nos deux auteures océaniennes, par exemple dans le dernier roman de Déwé Görödé, la vie de chacun est liée au groupe, notamment aux liens de parenté, si complexes à comprendre pour un Occidental. Le roman Tâdo, Tâdo, wéé ! Ou « no more baby » l'illustre dans le choix de nombreux personnages ayant tous un lien de parenté, et dont certains sont éponymes (dépinè en langue

paicî) : il existe trois Tâdo, la tante, la nièce, et la petite nièce. C'est une volonté de la part de

l'auteure qui d'ailleurs affirme : « il est toujours hasardeux de vouloir développer une part d'individualité dans la microsociété insulaire où l'on n'existe qu'en termes de rapport parental avec l'autre. »125 Ainsi, l'individu n'existe que dans un groupe, où chacun connaît par cœur son arbre généalogique dès le plus jeune âge.

Parallèlement à cela, et même s'il n'existe dans leurs œuvres aucun pacte autobiographique au sens de Philippe Lejeune, de nombreux écrits sont fortement imprégnés de la personnalité et du vécu de ces auteures.

Ces deux femmes s'appuient donc sur la réalité sociale et politique de leurs îles respectives : Chantal Spitz choisit comme cadre de son premier roman une île haute polynésienne, « Ruahine », qui fait penser à Huahine, l'île où elle habite ; de même Déwé Görödé évoque la Nouvelle-Calédonie dans ses nouvelles comme L'Agenda, ou dans son dernier livre. De plus, Chantal Spitz dédicace son premier roman « à Emily-Emere, [sa] mère », et remercie à la fin

124 Édouard GLISSANT, Poétique de la Relation, éd. Gallimard, 1990, p. 39.

du livre « chaque personnage d'avoir existé126 ». De même, Déwé Görödé dédicace son roman

L'Épave à « Éva, Maria, Lila, Léna et tant d'autres » et à « Tom et Léna », qui sont les

prénoms des personnages du livre. Tout cela nous mène sur la piste de l'écriture autobiographique. De même, on remarque la présence de la première personne dans leurs écrits. Dans son dernier roman, Elles, Terre d'enfance, roman à deux encres, Chantal Spitz commence par déclarer ceci : « Longtemps mes mémoires sont restées vierges 127» ; tandis que Déwé Görödé semble tenir un journal intime lorsqu'elle écrit son roman Graines de Pin

colonnaire (« Un peu plus tard je m'endors sur un petit cri de margouillat dans la

maison. »128). De même, cette dernière affirme : « C'est moi qui dit L'Épave »129. L'utilisation du pronom « je » permet à l'auteure d'évoquer l'intimité des personnages féminins, en évitant la distance introduite implicitement par le pronom « elle », ainsi que Dominique Jouve l'a suggéré dans son article « Corps meurtris, femmes blessées » :

Graines de pin colonnaire, roman publié en 2009, met en scène plusieurs voix féminines dont le

centre est aussi une femme, la narratrice. Plusieurs « je » tournent ainsi dans le livre, comme si l'auteure refusait de dire « elle » avec toute la distance que suppose le pronom personnel de troisième personne. 130

Chantal Spitz, comme d'autres auteurs, refuse toutefois que l'on voie ses romans comme des écrits autobiographiques : « Ce n'est pas une auto-biographie »131, déclare-t-elle à propos de son roman, L'Île des Rêves écrasés. De même, Déwé Görödé refuse qu'on considère son œuvre comme une autobiographie : « Il y a beaucoup de gens qui, parce que j'utilise le 'je' dans certaines nouvelles, croient que je parle de moi. Beaucoup confondent et ne perçoivent pas la distanciation »132. Nous rejoignons alors la réflexion de Philippe Forrest, qui cite Kierkegaard : « Personne, personne n'ose dire je ! Mais lorsque la première condition absolue de la vérité est la personnalité, comment la vérité peut-elle trouver son compte à cette ventriloquerie ! »133 Ce critique insiste sur le fait que toute littérature, dans sa recherche du vrai, de la vérité, amène inévitablement la présence d'une première personne, sans laquelle rien ne s'écrirait : cette « exigence (…) impose que, d'une manière ou d'une autre, ce soit à la première personne du singulier que tout texte s'écrive. »134 Ainsi, le « je » de l'auteur, « donne

126 Chantal SPITZ, L'Île des rêves écrasés, éd. Au Vent des îles, 2007, p. 203.

127 Chantal SPITZ, Elles, Terre d'enfance, roman à deux encres, éd. Au Vent des Iles, 2011, p. 11. 128 Déwé GÖRÖDÉ, Graines de Pin colonnaire, éd. Madrépores, 2009, p. 23.

129 Déwé GÖRÖDÉ : « Une esthétique militante ou l'art de cultiver des identités plurielles », propos recueillis par Veronica Ntoumos, in Dialogues francophones, Editura Universitâtii de Vest, Timiçoara, 2011, p. 216.

130 Dominique JOUVE, « Corps meurtris, femmes blessées », in Sexe, genre, identité : approches pluridisciplinaires :

Occident, Océanie, océan Indien, monde arabe ; éd. L'Harmattan, 2013, p. 110.

131 Chantal SPITZ, Pensées insolentes et inutiles, éd. Te Ite, 2006, p.18.

132 Déwé GÖRÖDÉ, entretiens, in Œuvres et trajectoires d'écrivains de Nouvelle-Calédonie, Hamid Mokaddem, éditions expression, 2007, p. 46.

133 Philippe FORREST, « Je et Moi : avant-propos », La NRF, 2012, p. 7. 134 Ibid., p. 8.

accès au monde et rend possible son exploration dans ses dimensions multiples : personnelles et psychologiques, bien sûr, mais également collectives, historiques, sociales et politiques. « Je » devient alors un « outil de véridiction » », affirme-t-il encore135.

La subjectivité est un concept très complexe dans les cultures des peuples du Pacifique, auxquelles ces deux auteures appartiennent. Il faut savoir que la notion de personne et donc d'écrivain dans la culture kanak par exemple, est bien plus difficile à définir qu'en Occident136. Dans les écrits de Déwé Görödé et de Chantal Spitz, la parole individuelle, le « je » de l'écrivain se mêle à la parole collective, au « nous » du peuple, sans qu'on puisse les distinguer. L'écrivain se rattache toujours à une collectivité : « l’œuvre met en mots ce qui vient de soi et se propose aux autres, rendant obsolètes les frontières du vrai et du faux, de la subjectivité et de la communauté »137.

L'inadéquation avec la France : une large problématique historico-culturelle.

L'écrivain postcolonial est certes un écrivain anticolonial, mais il est également celui qui s'oppose à l' « État-nation », comme l'affirme Patrick Sultan :

Leur inadéquation (ou leur difficile adéquation) avec la forme de la nation moderne ̶ forme pourtant fédératrice qui rassemble, identifie, réunit ̶ n'est pas le seul résultat d'une décision individuelle. Elle prend sa source dans un fait politico-culturel qui affecte la plupart des pays colonisés et pèse sur leur devenir... 138

Autrement dit, les auteurs postcoloniaux ont en commun de ne pas vouloir correspondre avec leur nation, en l'occurrence pour nos auteures avec la nation française. Ce terme d'« État-nation », employé par Patrick Sultan, renvoie aux états qui ont colonisé d'autres pays, les états européens en ce qui concerne cette étude. « L'état-nation est une importation européenne et la greffe ne s'est pas accomplie sans susciter quelque rejet. »139 Le terme « greffe » employé dans

135 Philippe FORREST, « Je et Moi : avant-propos », La NRF, 2012, p. 16.

136 Selon l'anthropologue Patrice Godin, qui fait référence à Maurice Leenhardt, la personne est conçue dans la société kanak comme fractale, dividuelle, constituée de morceaux, et non comme une entité comme nous l'entendons d'ordinaire. Dès la conception, la personne est enracinée dans un système très complexe de relations sociales, mais également dans une cosmologie, car les esprits jouent aussi un rôle primordial. Ce système, proche du

néo-platonisme de Plotin, même si ce rapprochement est paradoxal, montre que la notion d'individu n'existe pas comme nous l'entendons dans nos sociétés occidentales. Ainsi, dans la culture kanak, les animaux, la terre ou même les esprits peuvent être décrits comme des personnes. De même, pour Plotin, toute force active, dans la nature, a une âme. Émile Bréhier parle d'un « vitalisme intempérant », qui permet à Plotin de faire rentrer chaque être dans le grand courant de la vie universelle. Car pour Plotin, « tout se passe dans l'univers comme en un animal où l'on peut, grâce à l'unité de son principe, connaître une partie d'après une autre ». Plotin déclare que, dans la mesure où la vie de l'âme s'élève jusqu'à l'unité de son principe, « il se produit une pénétration de plus en plus intime des termes les uns avec les autres. » En effet, dans le néo-platonisme, on retrouve le problème de l'articulation de l'Un au multiple. 137 Sylvie ANDRÉ, op. cit.

138 Patrick SULTAN, La Scène littéraire postcoloniale, L'Esprit des Lettres, éditions Le Manuscrit, 2011, p.78. 139 Ibid.

cette phrase montre bien la violence de cette opération « chirurgicale » : il s'agit d'opérer une greffe sur un homme, donc de transférer sur un individu une partie extérieure à lui-même. La greffe suppose que le contact avec l'Occident apporte une amélioration. Or ici, la greffe se passe mal, puisque l'homme rejette cette dernière. L'écrivain postcolonial est celui qui rejette la nation qui l'a colonisé. L'auteur souligne bien que ce rejet ou cette inadéquation avec l'état-nation n'est pas le fruit d'une décision individuelle, mais elle est collective, et trouve sa source dans le passé colonial, un fait historique.

De fait, le lien de la littérature à l'histoire, ou de la fiction à l'histoire, est clairement identifié dans de nombreux livres de littérature postcoloniale. Comme l'a écrit Stéphanie Vigier, il faut d'abord préciser ce que l'on entend par « histoire » :

il s'agit aussi bien de l'histoire de périodes éloignées et étendues dans le temps que d'une histoire « du temps présent » à la manière de Balzac. Ce qui définit l 'histoire ici, c'est moins la situation du cadre et des événements dans le passé que la signification collective, sociale et politique qui leur est attribuée.140

L'histoire peut concerner l 'époque contemporaine ou plus ancienne, mais il ne faudra pas s'attendre à ce que les épisodes historiques soient tous explicitement évoqués, à l'aide de dates précises. Ce qui compte, c'est l'impact de cette histoire sur les personnages et le sens qu'ils lui attribuent. Paul Ricœur, sur lequel s'appuie Stéphanie Vigier, souligne dans La Mémoire,

l'histoire, l'oubli, l'importance de la problématique de la trace, c'est-à-dire de l'empreinte

laissée par le passé sur une personne141. La problématique de la trace renvoie à l'irréductibilité de la persistance du passé en même temps qu'à la complexité de sa manifestation142. Ainsi, le cadre ne sera pas forcément réaliste, mais on pourra retrouver des traces du passé reconstruit chez les personnages décrits, non seulement dans les nouvelles et romans, mais également dans les œuvres poétiques. Ce passé peut donc se manifester implicitement, et ce sera au lecteur de retrouver les références à l'histoire. Cette notion de « trace » est explorée également par Patrick Chamoiseau dans son livre Guyane : Trace-mémoire du bagne. Ce dernier s'inspire d'Édouard Glissant, qui affirmait dans Discours antillais : « Notre paysage est son propre monument : la trace qu'il signifie est repérable par en dessous. C'est tout histoire. »143

Comme l'affirme Patrick Sultan : « L'Histoire a, dans les littératures postcoloniales, la figure du malheur »144. Certains épisodes historiques sont donc explicitement évoqués chez Déwé Görödé, alors que d'autres ne sont que faiblement contextualisés et se rapportent implicitement

140 Stéphanie VIGIER, La Fiction face au passé, Histoire, mémoire et espace-temps dans la fiction littéraire

océanienne contemporaine, collection Francophonies, Pulim, p. 38.

141 Paul RICOEUR, « L'effet de réel », Littérature et Réalité, Seuil, Paris, 1982, p.81-90. 142 Ibid., p. 16-18.

143 Édouard GLISSANT, Le Discours antillais, éd. Du Seuil, 1981, cité par Patrick CHAMOISEAU, Jean BARNABÉ et Raphaël CONFIANT dans leur ouvrage collectif Éloge de la Créolité, éd. Gallimard, 1993, p. 63.

à l'histoire. L'histoire coloniale peut apparaître de manière explicite comme dans ce poème intitulé « À la Tribu », rédigé dans les années 1970-72, bien avant que l'Accord de Nouméa ne reconnaisse en 1998 les zones d'ombre de la colonisation. L'écrivaine décrit dans ce texte les visites des soldats français et d'autres représentants de l'ordre dans sa tribu, à Ponérihouen. Aucune date n'est évoquée, mais le registre est polémique : elle dénonce explicitement le comportement de ces hommes qui « traversent la tribu nous montrent un film/couchent avec filles et femmes/ Ces jours-là la tribu est envahie 145». On observe précisément ici le rejet de l'institution qui symbolise l'État-nation. D'ailleurs, le poème commence par ce premier vers : « À la tribu je suis chez moi » et se termine par le même vers, suivi de la conjonction de coordination « MAIS » mise en majuscules et suivie de points de suspension. Car d'autres «hôtes » indésirables suivent les soldats dans cette visite de la tribu: « le gouverneur entouré de gendarmes », puis « le gouverneur et sa suite » pour finir par « les forces de l'ordre ». Déwé Görödé décrit avec ironie le fait qu'on demande aux habitants de crier à pleins poumons « Vive la France » et d'agiter « des petits drapeaux tricolores ». Mais la population reste docile, et accepte même de préparer les « bougnas », de « faire la coutume », et de danser « le

pilu des ancêtres » : la culture kanak semble ici folklorisée. L'auteure montre une population

soumise à l'impérialisme français, qui se plie sans broncher aux demandes des visiteurs (« se taire quand [le gouverneur] parle/ applaudir quand il a parlé »). La dernière strophe rappelle au lecteur que, selon Déwé Görödé, la Nouvelle-Calédonie est encore sous le joug du colonialisme français :

« Quand les forces de l'ordre sont à la tribu nous ne leur disons pas

« Vous êtes chez nous » ce sont elles qui nous hurlent « Nous sommes chez nous » « Ici c'est la France » »146.

Le poème se situe dans la deuxième partie du recueil appelée « Réserves océaniennes », qui fait une référence directe aux Kanak, parqués dans des « réserves ». Ce poème est donc largement polémique, et la critique explicite.

Mais ces références à la colonisation peuvent être également implicites, car la présence de l'histoire peut aussi correspondre au sentiment plus ou moins diffus de l'inadéquation ou du malaise de l'auteure vis à vis de la nation française. Ainsi, dans la poésie de Déwé Görödé, le traitement du vers est généralement très court. Il porte la marque d'une parole mutilée, au sens où la parole ne réussit qu'à affirmer peu de mots dans le silence des pays. De même, ses récits contiennent la trace de l'histoire coloniale,comme l'a montré Stéphanie Vigier. Elle analyse

145 Déwé GÖRÖDÉ, « À la Tribu », Sous les Cendres des conques, édition Edipop, p. 33. 146 Ibid.

une nouvelle de Déwé Görödé intitulée « La Saison des pommes kanakes », tirée du recueil de nouvelles Utê Mûrûnû. Dans cette nouvelle, « la référence à l'histoire est oblique. L'histoire coloniale n'en est absente qu'en apparence : elle est représentée à travers ses effets sur le monde kanak et dans des marques qui jalonnent son espace »147. L'allusion à l'histoire coloniale de la Nouvelle-Calédonie n'apparaît pas explicitement au lecteur : à lui de reconnaître ces « marques » ou ces traces. Ainsi, dans cette nouvelle, le narrateur et sa famille se dirigent vers des cases de la tribu, pour faire une demande en mariage. On peut alors lire ceci :

Peu de temps après avoir quitté la grand-mère, nous délaissâmes la plage pour bifurquer vers un étroit sentier longeant les fils barbelés clôturant une immense cocoteraie de colon où paissaient tranquillement quelques vaches bien grasses en compagnie d'un taureau qui me donna la chair de poule.148

Dans cette phrase, la marque ou la trace de l'histoire coloniale apparaît derrière l'allusion aux barbelés : ils rappellent ici la situation coloniale. On trouve également cette image dans l'incipit d'Utê Mûrûnû, où le personnage Dui Nâtêî fixe des barbelés sur la propriété privée de « popwaalé », c'est-à-dire celle d'un « Blanc » (comme l'indiquent les notes de traduction à la fin du livre). Les barbelés sont symboliques : ils renvoient au travail forcé des Kanak et au